JULIEN


 


 

Chapitre 78


 

Cadeau !


 

Julien était aussi épuisé que d'habitude, mais il avait au moins la satisfaction d'avoir enfin à peu près maîtrisé la technique qui permettait d'accéder à l'Inter-monde et de s'y maintenir dans un environnement cohérent. Aujourd'hui, Xarax n'avait pas eu à intervenir et Maître Subadar l'avait déclaré aussi prêt qu'il le serait jamais. Deux ou trois jours de récupération s'imposaient, bien sûr, puis on pourrait procéder à l'opération elle-même. Sur la terrasse, au sommet de la Tour des Bakhtars, il contemplait Aleth que la lumière de la fin d'après-midi poudrait d'or. Les travaux destinés à réparer les conséquences du transport catastrophique auquel il avait participé malgré lui étaient presque achevés et l'on mettait la dernière main au polissage des dalles d'agate bleue d'Inndonn. Il en était venu à considérer cette cité comme le lieu où il se sentait chez lui. Un lieu où il faisait bon vivre malgré le poids des soucis et des responsabilités. Un lieu où ses parents commençaient à s'adapter et à faire des projets pour une nouvelle vie qui ne dépendrait plus directement de la générosité des Bakhtars ou, chose plus néfaste encore, de leur fils.

Xarax, lové près de son coude sur la rambarde de bronze, accusait aussi la fatigue. Ses belles couleurs avaient perdu beaucoup de leur éclat et le moment était venu de lui apporter l'énergie indispensable. Malgré le désir qu'il avait de veiller au bien être du haptir, Julien devait reconnaître que cette perspective n'avait rien d'agréable et il devait faire appel à tout son courage pour ne pas se sentir terrorisé à la pensée de ce qui l'attendait. Le pire était sans doute qu'à chaque fois il avait dû longuement insister pour que le haptir, qui savait parfaitement ce qu'il lui faisait endurer, accepte d'accomplir ce rite barbare. Mais il ne pouvait éprouver la moindre aversion pour cet étrange ami, surtout que sa fréquentation quasi-symbiotique de Dillik avait provoqué de subtils changements dans son caractère. Non seulement il ne lui arrivait plus que très rarement de parler de lui-même à la troisième personne, mais était devenu adepte d'un humour à froid vraiment déconcertant ; il pouvait aussi manifester une sorte d'étrange tendresse virile qu'il parvenait à exprimer, sans qu'on sache trop comment, par la simple façon dont il bondissait sur vos genoux ou votre épaule, un peu comme si un sympathique matou se dissimulait sous son cuir bariolé. En un mot, il semblait que le Haptir de Kretzlal fût devenu en grande partie humain.

Julien descendit vers l'étage de la tour qui abritait maintenant presque exclusivement les Services Impériaux et sa famille. Il croisait parfois un Gardien ou un Messager et n'omettait jamais de répondre avec un sourire à leur salut discret. Xarax, à son habitude, se fondait dans le décor et le précédait partout, s'assurant que rien de fâcheux ne l'attendait en embuscade. Mais lorsqu'il ouvrit la porte familière de son clos, il eut la surprise d'être accueilli par un Niil qui semblait, lui aussi, sortir de plusieurs jours pénibles. Son premier mouvement aurait été de se précipiter pour le serrer dans ses bras, mais il se contint et se contenta de sourire en haussant les sourcils.

“ Je suis venu pour qu'on s'explique, déclara Niil, en réponse à la question muette. Karik et Dillik sont venus me voir et je me suis rendu compte que ça ne pouvait pas durer. Ils sont à côté, avec Ambar, mais j'aimerais mieux qu'on parle tous les deux.

Julien s'assit : il était vraiment fatigué.

“ Excuse-moi, je suis crevé. Je suis content que tu sois ici. Je crois qu'on a un peu dépassé la mesure, l'autre jour.

Niil lui servit un gobelet de raal et s'assit à son tour.

“ Je t'en veux toujours, tu sais. Je n'arrive pas à comprendre que tu m'aies fait ça. Sans même m'en parler avant.

“ Si ça peut te consoler, moi non plus je ne comprends pas. Simplement, sur le coup, c'était parfaitement évident. Tu étais le plus digne de succéder à ton père. La question ne se posait absolument pas. Je le pense toujours, d'ailleurs. Mais un instant avant, je n'y pensais même pas. J'en avais discuté avec Aldegard, Tahlil, et même Tannder, et ils avaient fini par se mettre d'accord pour attendre encore un peu avant que je décide officiellement qui serai le nouveau Premier Sire. Pour moi, ça ne posait pas de problème. Mais à la fin de l'assemblée, quand je me suis levé pour réciter le jugement que j'avais appris par cœur, j'ai su qu'il fallait que ce soit toi et personne d'autre. C'était... évident ! Et je l'ai fait. Pardonne-moi si tu peux. Aldegard, lui, a eu du mal à se retenir de m'engueuler quand je l'ai revu, un peu après qu'on se soit quittés. J'ai l'impression qu'il n'a pas apprécié que je me passe de son avis. Tahlil, par contre, il avait l'air plutôt satisfait.

“ Et moi ? Tu n'as pas pensé que je pourrais ne pas être d'accord ?

“ Franchement, non. Je sais que ça paraît... Même moi, maintenant, je me demande encore comment j'ai pu ne pas imaginer une seconde que ça te rendrait malheureux. Mais ça c'est vraiment passé comme ça.

“ Vraiment je ne comprends pas. Je croyais que tu étais mon ami. Ça n'est pas une façon de faire.

“ Niil. Je suis ton ami. Je n'hésiterais pas une seconde à donner ma vie pour sauver la tienne. J'ai beaucoup réfléchi depuis l'autre jour. Hier, j'ai fini par en parler avec Tannder.

“ Et alors ?

“ Alors il pense que j'ai réagi exactement comme l'Empereur l'aurait fait. Il croit que, de la même façon que je peux faire certaines choses, comme utiliser un klirk, sans jamais avoir appris, je dois avoir hérité de certaines capacités. Et Yulmir était connu pour prendre des décisions immédiates, parfois contre l'avis de ses conseillers et, pour ce qu'il en sait, c'étaient les bonnes décisions pour les Neuf Mondes.

“ C'est facile ! Tu fais ce qui te passe par la tête, et personne n'a rien à dire.

“ Non, ça n'est pas facile. Il ne s'agit pas de choisir le parfum d'une portion de douceneige. Moi aussi, il faut que je supporte les conséquences de mes décisions. La preuve : je t'ai rendu malheureux et j'ai peut-être perdu mon meilleur ami.

“ Tiens ? Je croyais que c'était Ambar, ton meilleur ami ?

“ Avec Ambar, ça n'est pas du tout pareil. Je ne sais pas vraiment ce que c'est. Je n'ai pas de mot pour ça. Toi, tu es mon meilleur ami. Sans doute le seul que j'aie vraiment. Et personne ne te fait de concurrence. Pas même Ambar ou Xarax.

“ Je ne suis pas jaloux.

“ Vraiment ? Moi je crois que tout le monde est capable d'être jaloux. À ta place, si j'avais vu mon petit frère tout neuf faire les yeux doux à un type venu de nulle part, je suis sûr que je n'aurais pas tellement apprécié ; surtout si le type finit par être reconnu comme l'Empereur. Mais on n'est pas en concurrence. Ambar t'aime, je peux le jurer. Simplement, il t'aime vraiment comme son frère. Tu ne vas pas le lui reprocher, non ?

La gêne évidente qui transparaissait sur le visage de Niil valait une confession.

“ Mon père m'a répété depuis que j'étais tout petit que ce qui était grave, ce n'était pas d'être jaloux, c'était de le rester. Il me disait que quand on se laisse vraiment empoisonner par la jalousie, ou l'envie, on ne voit plus que des choses laides. Il me disait que c'était pareil que quand je me mettais à bouder dans mon coin et que je continuais alors que je ne savais même plus pourquoi, mais en pire. On refuse de voir ce qui pourrait arranger les choses et, quelque part, on a comme envie que ça continue d'aller mal. Je pense que c'est une partie de ce qui est arrivé à Nandak et Nekal, en plus de leur stupidité.

“ Bon, ça va. N'en rajoute pas. Mais tu m'as quand même fait une belle vacherie. Tu ne sais pas ce que c'est, d'être Premier Sire ! Je suis un vrai prisonnier. Tout le monde a des trucs à faire signer ou des avis à donner. On n'arrête pas de m'enquiquiner avec des affaires sans le moindre intérêt. En plus, les trois quarts des gens que je rencontre attendent que je me casse la gueule. Je n'ai pas encore vraiment commis d'erreur, mais ça finira bien par arriver. Et là...

“ Niil, si tu veux bien qu'on essaie de se reparler comme des amis, je te promets que je trouverai un moyen d'arranger ça. Là, tout-de-suite, je suis vraiment trop lessivé pour en discuter, mais j'ai déjà quelques idées et j'ai pris l'avis de gens vraiment capables. Tu veux bien essayer ?

“ ...

“ Je ne te demande pas de sauter dans mon lit. Enfin... pas tout-de-suite. Je te propose juste qu'on arrête un peu de se faire du mal et de compliquer la vie des autres.

“ Je meurs de faim. À quelle heure est-ce qu'on mange, ici ?


 

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Ambar s'abstint de sauter au cou de Julien. Conscient de la fragilité de la trêve qui régnait, il se contenta de présenter une joue fraîche et douce au chaste baiser d'un Julien tout aussi circonspect. Mais l'ambiance un peu contrainte se détendit rapidement au cours du repas où Julien s'empressa d'annoncer :

“ On a deux jours de vacances. Ordre de Subadar. Peut-être même trois. Xarax et moi, on a bien travaillé, mais il faut qu'on se repose un peu.

“ Oui, remarqua Dillik, Xarax a l'air complètement déteint.

“ Tout ce travail, demanda Niil, je suppose que c'est les préparatifs pour l'opération sur Djannak dont m'a parlé Tannder ?

“ Heu... oui. Mais on ne devrait pas parler travail à table. Karik et Dillik seront dispensés de cours et, si Niil veut bien, Ambar aussi. En fait, maintenant que tu es ici, Niil, je pense que tu pourrais aussi te donner un petit congé. Il ne faut pas laisser tes conseillers te traiter comme un esclave.

“ Tahlil ne va pas apprécier d'être coincé loin du chantier.

“ Son fils – Tengtehal, je crois - pourra le remplacer un jour ou deux. Si tu es d'accord, je vais demander à Aïn d'arranger ça. Mais si tu préfères retourner tout-de suite au labeur...”

“ Non. Je crois que je préfère encore supporter ta compagnie.”

“ C'est déjà un progrès. Je propose qu'on traîne au lit demain matin.”

“ Tu appelles ça se reposer !”

Les rires qui accueillirent la saillie de Karik dissipèrent les quelques tensions qui pouvaient subsister. Il faut dire que, par le passé, une partie considérable des grasses-matinées communes avait été consacrée à le soumettre à des expériences érotiques parfois passionnantes, mais qui le laissaient immanquablement vidé, à tous les sens du terme.

“ C'est ça ou le cours de grammaire. Choisis.

“ Le cours de grammaire !

“ Bon. Demain matin, on laisse dormir ce couard de Karik et on prend le petit déjeuner quand on veut.


 

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C'était bon, de retrouver près de soi la douceur d'Ambar, mais quel que fût son désir de prolonger cet instant, Julien ne put résister plus de quelques minutes au sommeil. Il se réveilla cependant comme il l'avait prévu, avant le petit matin et se leva silencieusement pour aller jusqu'au lit où Dillik semblait couver Xarax au creux de son ventre. Le haptir ouvrit les yeux avant même qu'il ne le touche et tous deux se glissèrent jusqu'à la salle de bain où ils avaient décidé de procéder à l'opération redoutée, mais nécessaire, de remise en état des réserves de Xarax. Il n'était pas indispensable que Dillik soit témoin de cet aspect embarrassant de la vie de son haptir bien-aimé.

Une fois les préparatifs terminés et que cessa le tourbillon lumineux du Yel se précipitant dans son corps, Julien se raidit dans l'attente de la douleur fulgurante de la morsure sur sa veine jugulaire. Mais, s'il senti bien la morsure des dents pointues, la vague insupportable de souffrance ne vint pas. Au contraire, les piqûres d'épingle elles-même disparurent pour laisser place à un engourdissement pas vraiment désagréable. Seule subsistait la sensation vaguement nauséeuse d'être au bord de la syncope que remplaça, lorsqu'il eut laissé tomber l'éponge qu'il tenait à bout de bras, l'excitation qui raidit instantanément son sexe.

“ Ça a fonctionné ! Xarax pensait bien que le Neh kyong ne mentait pas. Mais je ne voulais rien te dire avant d'être absolument certain !

Julien mit un moment à sortir de son trouble et à réaliser ce que Xarax venait de lui dire.

“ Le Neh kyong ? Qu'est-ce que Tchenn Ril vient faire ici ?

“ C'est son cadeau ! Il m'a demandé si je désirais quelque chose, moi aussi. Je lui ai répondu qu'il n'y avait rien dans tout cet endroit que je désirais. Mais il a insisté. Ça paraissait important pour lui. Il m'a demandé si je n'avais pas un souhait, même si je ne pensais pas qu'il pourrait me l'accorder. Alors Xarax a dit qu'il souhaitait ne plus te faire souffrir en se nourrissant. Et il m'a dit que si c'était vraiment ce que je voulais, il pouvait le faire. Et il l'a fait.

“ Mais, comment est-ce que c'est possible ?

“ Xarax n'a plus de venin !

“ Mais... Tu savais ce qu'il allait faire ?

“ Bien sûr. Xarax savait. Tout cadeau a un prix. Mais le venin n'est pas important.

“ Mais, ça te laisse désarmé !

“ Xarax a encore ses serres. Et puis, la plupart des gens sont tellement terrorisés qu'ils ne pensent qu'à s'enfuir. Toi, tu sais que je n'ai plus de venin, mais pas les ennemis !

“ Xarax, je ne sais pas quoi dire. Je te remercie. Bien que je pense que tu n'aurais pas dû faire ça.

“ Xarax ne supportait plus de devoir te faire du mal. Et maintenant, je vais retourner dormir près de Dillik. Il aime bien que je sois là quand il se réveille.


 

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Chapitre 79


 

Tchiwa Ri Kor


 

L'irruption de Tannder au milieu du petit déjeuner n'augurait certainement rien de bon, et ce qu'il avait à dire confirma cette impression :

“ Sire, on prévoit l'arrivé de forts vents d'ici deux jours au plus sur l'île de Djannak. Cela risque de rendre toute sortie en volebulle impossible pour un temps indéterminé. De plus,comme il soufflera du sud-est, le vent risque d'emporter le gaz toxique de l'entrepôt vers des régions habitées. Peut-être même vers Ksantir.

Julien soupira. Tous ses projets de détente entre amis s'écroulaient.”

“ J'ai compris, Tannder. Je suis à vous dans deux minutes, le temps de dire au revoir à mes amis.”

“ Si tu retournes sur Dvârinn, je viens avec toi, dit Niil. Ambar peut rester ici, il n'y a pas de raison de lui gâcher ses petites vacances. Au moins, ils sera avec des amis.”

“ Mais, je peux venir avec toi !”

“ Non. J'accompagne Julien. C'est le moins que je puisse faire et c'est mon rôle en tant que Premier Ksantiri, et je ne veux surtout pas que tu t'approches de l'endroit où on va.”

Ambar avait cette qualité rare de ne jamais insister lorsqu'on lui présentait des arguments valables. Il demeura silencieux et fit de son mieux pour dissimuler sa déception et ses craintes durant des adieux d'une bonne humeur un peu factice. Car s'il n'était pas vraiment au fait de ce que Julien se proposait d'accomplir, il était certain que l'entreprise n'était pas sans danger.


 

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Ils ne demeurèrent à la Maison Première de Ksantir que le temps de s'équiper de tenues isolantes bleues spécialement ajustées à leur taille et embarquèrent aussitôt dans un volebulle d'un gris terne fort différent des engins multicolores que Julien avait admirés sur Nüngen. Cependant, bien que relativement peu attrayant, l'appareil était malgré tout beaucoup plus rapide que la plupart des engins volants. Il disposait aussi d'une nacelle entièrement fermée et apparemment étanche. Tannder les informa aussi que son enveloppe, d'un prix absolument faramineux, était faite du même tissu que les hatiks et donc à peu près impossible à percer. Ce qui ne manqua pas de rassurer les garçons qui gardaient encore un vif souvenir de leur dernière expédition aérienne et du naufrage final.

C'était le début de l'après-midi sur l'île de Djannak et le ciel sans un nuage laissait parfaitement voir le paysage qui défilait sous le volebulle. Julien reconnut les collines où il était parti à la rencontre d'Ugo, puis ils survolèrent bientôt un ensemble plus escarpé. L'appareil s'engagea alors dans un défilé entre deux parois presque verticales de roche rougeâtre qui les mena, après une série de virages serrés, dans une sorte de vaste cirque entièrement cerné de falaises apparemment impraticables. L'eau d'un petit lac, immobile comme un bloc de verre d'un vert presque noir, refléta un instant l'énorme silhouette du volebulle qui se posa doucement sur la rive où s'attardait encore la lumière du soleil.

“ L'entrepôt est camouflé, Sire, expliqua Maître Subadar. C'est en fait cet énorme éboulis au pied de la falaise. Mais il est inutile d'y pénétrer. Le mieux est d'invoquer le Neh kyong depuis l'endroit où nous sommes. Vous sentez-vous prêt ?”

“ Je ne pense pas qu'on puisse jamais se sentir prêt pour ce genre de chose, Subadar. Mais, oui, je suis décidé à y aller.

“ Surtout, n'enlevez votre masque sous aucun prétexte. Vous finiriez comme N... ” par égard pour Niil, il retint juste à temps le nom de Nandak, et poursuivit : “ comme d'autres imprudents.”

“ Vous m'avez déjà répété tout ça je ne sais combien de fois. N'ayez pas peur, je ferai attention.”

Niil s'apprêtait à dire quelque chose, mais il se retint au dernier moment, incertain de sa voix, et se contenta de serrer l'épaule de Julien avant de le laisser pénétrer dans le sas de sortie.

Lorsqu'il eut descendu les quelques échelons qui le menaient au sol et se fut éloigné d'une dizaine de pas, Julien se retourna et regarda le volebulle s'élever doucement, presque sans bruit pour aller rejoindre son poste d'observation à une centaine de mètres d'altitude ou il demeura stationnaire, énorme forme oblongue, sombre et comme vaguement menaçante dans l'air immobile. Il adressa un dernier salut de la main à ceux qui l'observaient là-haut puis il entreprit de se plonger dans l'état de quasi-transe qui lui ouvrirait la porte de l'Inter-monde.

Il avait réalisé l'opération plusieurs dizaines de fois au cours des derniers jours, d'abord dans le cocon protecteur de la Chambre-ailleurs, puis dans un coin retiré des jardins de la Tour des Bakhtars. Il était donc relativement familier avec l'environnement bizarre de l'Inter-monde. Contrairement au chaos hurlant de l'En-Dehors, l'Inter-monde était perçu plus ou moins comme une sorte de limbes calmes où le temps n'avait pas vraiment d'importance. Il n'y avait pas non plus de paysage à proprement parler car toutes choses, bien qu'ayant une existence physique, semblaient dépourvues de véritable ''définition'' et les formes s'étendaient sur des dimensions impossibles à appréhender directement, tant par les sens que par l'esprit humain. Une colline était une colline, mais, dans un système où le haut et le bas, la gauche et la droite, le proche et le lointain ne suffisaient pas à décrire l'espace, une colline était encore bien autre chose, et ce ''supplément de réalité'' venait à la fois brouiller et préciser la perception qu'on en avait d'une manière si déconcertante qu'on pouvait se laisser aisément aller à une contemplation fascinée et fatale. De même, les couleurs perceptibles dépassaient largement le spectre habituellement visible mais, faute d'un ancrage sensoriel et conceptuel correspondant, elles se manifestaient par des débordements aléatoires sur l'odorat ou l'ouïe, ou même par des sortes d'éclairs d'aperception holistique, créant l'impression d'être soudain submergé par une compréhension fusionnelle et totale de l'univers dans son entier. Il avait fallu à Julien des heures d'un entraînement épuisant avant de pouvoir formuler une pensée cohérente dans un tel environnement. Il lui avait ensuite fallu faire l'effort d'apprendre à maîtriser l'art de créer dans son esprit la figure complexe qui produirait, dans l'hyperespace de l'Inter-monde, l'équivalent d'un appel ou d'un signal suffisamment puissant pour attirer l'attention des Neh kyongs. Il s'aidait pour cela d'une sorte de danse complexe qui suivait un air dont le rythme à vingt-trois pulsations favorisait la coordination précise des mouvement du corps et des images mentales qu'il répéterait tant qu'un contact n'aurait pas été établi. Il ne manquait à sa silhouette bleue gesticulante qu'un tambour circulaire de peau de renne pour ressembler de façon frappante à un chaman des steppes de la Terre.

Il ne s'écoula que quelques minutes de temps objectif avant que son appel n'attire des curieux. Il perçut leur présence autour de lui comme si de grandes créatures s'approchaient pour le flairer. La plupart, il le savait, n'avaient guère plus d'intelligence qu'un bovin, cependant il discernait parmi ces entités la signature caractéristique d'un Neh kyong et il cessa son rituel d'appel.

“ Humain-Julien Berthier-Empereur du R'hinz ka aun li Nügen-Seigneur des Neuf Mondes-Gardien unique des Pouvoirs et des Dons. Qui appelles-tu ?”

La voix qui résonnait dans sa tête, bien que possédant un timbre et des caractéristiques propres, était pareille à celle de Tchenn Ril. C'était sans erreur possible la voix d'un Neh kyong et ce Neh kyong se tenait là, devant lui, impossible à cerner vraiment et rayonnant un sentiment de vive curiosité. En fait, Julien en avait été averti par Maître Subadar, le Neh kyong savait déjà tout du but de sa visite ; il avait un accès total à l'esprit du garçon. Il était possible d'élever une barrière mentale pour se préserver une certaine intimité en présence d'un Neh kyong. Cela demandait un long entraînement et, pour la mission présente, c'était totalement inutile.

“ J'appelle un Neh kyong afin qu'il prenne possession d'une part du Monde de Dvârinn qui lui appartiendra à jamais.”

“ Ce lieu est riche. Il déborde d'énergie précieuse. Que devra payer le Neh kyong qui s'y établira pour s'en repaître et faire de ce lieu sa résidence à jamais ? Tout don a un prix et celui-ci est un don de grande valeur.”

“ Il devra veiller à ce qu'aucune créature de cet univers ne franchisse les limites de son domaine ou, y ayant pénétré par ruse ou par force, ne puisse en ressortir, ni vivant, ni mort. Il devra aussi faire en sorte qu'aucune substance nocive ne s'en échappe pour se répandre alentour.”

“ As-tu le pouvoir de conclure un tel accord ?”

“ J'ai ce pouvoir.”

“ Sais-tu que, si tu n'as pas effectivement ce pouvoir, te tuera ?”

“ Je le sais.”

“ Alors je déclare que ce lieu, qu'on appelle Tchiwa Ri Kor devient à partir de ce moment mon Domaine exclusif et que, lorsque tu l'auras quitté ainsi que ceux qui t'accompagnent, nul ne pourra plus y pénétrer sans perdre la vie ou, y ayant pénétré par force ou par ruse, en sortir, ni vivant, ni mort. Le Chaos est notre témoin et j'échange une Goutte de ton sang contre un Instant de ma vie.”

Et pendant un instant sans durée, mais qui resterait à jamais gravé dans son souvenir, Julien fut le Neh kyong Tchiwa Ri Kor. Il vit clairement la façon dont, contournant sans la rompre la barrière dérisoire de sa combinaison, le Neh kyong préleva dans son cœur même une goutte de sang et fut, pour un instant, totalement et sans la moindre réserve, Julien. Il tenterait, plus tard, de décrire ce qu'il avait vécu en tant que Tchiwa Ri Kor, mais la tâche était au-delà des possibilités de tout langage humain. Il ne parviendrait à se souvenir clairement que de la vision de cet endroit sinistre transfiguré par la perception du Neh kyong en un véritable paradis rayonnant d'énergie vitale et de pur plaisir. Et il comprit aussi le sens de l'avertissement qui précédait l'Échange lorsqu'il vécut la bouleversante union du Gardien avec son Lieu, qui dépassait en intensité tout ce qu'un esprit humain aurait dû pouvoir supporter et qui, il le savait, ne le tua pas uniquement du fait qu'il possédait effectivement le pouvoir de conclure un tel pacte.


 

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Le retour se fit sans histoire. Julien fut récupéré lorsqu'il signala la conclusion de l'accord et tout le monde se débarrassa des combinaisons encombrantes et maintenant inutiles dès qu'ils furent à bonne distance de la montagne. Puis Julien, fort d'une connaissance directe puisée dans l'esprit du Neh kyong, s'employa à tracer sur une carte de navigation les limites exactes du domaine de Tchiwa Ri Kor, le Cercle des Monts de la Mort, afin qu'on puisse en barrer tous les accès et y placer des plaques de titane qui avertiraient les éventuels curieux du sort qui les attendait s'ils poursuivaient leur exploration.

De retour à la Maison Première de Ksantir, Niil entraîna Julien vers un cabinet particulier :

“ Merci.”

Julien eut l'air sincèrement étonné.

“ De quoi ?”

“ Eh bien, d'avoir débarrassé l'île de ce danger.”

“ Tu sais, je n'ai pas l'impression d'avoir fait grand chose.”

“ Tu as quand même invoqué un Neh kyong.”

“ Ça n'est pas très difficile, une fois qu'on sait comment s'y prendre.”

“ À moi, ils me donnent la chair de poule.””

“ En principe, ils ne sont pas hostiles tant qu'on ne cherche pas à s'approprier leur territoire. Et là, je venais pour en offrir un de premier choix. Je n'avais rien à craindre.”

“ Quand même, merci.”

“ D'accord. Mais ne crois pas que j'ai fait ça gratuitement. Je veux une récompense.”

Ce fut au tour de Niil d'avoir l'air étonné.

“ Heu... bien sûr. Qu'est-ce que tu veux ?”

“ Je veux que tu prennes trois jours de congé et que tu viennes les passer avec nous.”

“ Si je fais ça, Tahlil ne va pas être content.”

“ Je me charge de Tahlil. Il sera ravi de me faire une faveur. De toute façon, il faut qu'il reste quelques jours ici pour surveiller le blocage des accès à Tchiwa Ri Kor. Mais je ne voudrais pas te forcer à accepter trois jours de rêve au bord d'un lac paradisiaque...”

- D'accord ! D'accord ! Évidemment, je vais devoir repousser une visite passionnante à la mine de charbon de Tang'aleen, mais je crois que je pourrai surmonter ma déception.”


 

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Chapitre 80


 

Rüpel Gyamtso


 

Le lac de Rüpel Gyamtso, était à trois bonnes heures de volebulle d'Aleth. Trois heures délicieuses passées à glisser dans l'air frais du matin, confortablement installés autour d'un excellent petit déjeuner dans la nacelle ouverte d'un volebulle impérial spécialement sorti des réserves du Palais et soigneusement révisé pour l'occasion. Tannder était aux commandes et Ugo avait accepté avec joie de se laisser entraîner dans l'expédition. À une altitude de trois ou quatre cents mètres, la vue était parfaite et, dans l'air lavé par la rosée, tous les détails du paysage se découpaient dans la lumière oblique avec une incroyable netteté.

Après avoir laissé derrière eux les célèbres tours d'Aleth et les collines parsemées de grandes propriétés, il survolèrent une succession de grandes ondulations où les champs cultivés alternaient avec des bois manifestement entretenus. De petits villages témoignaient d'une population modérément dense et les routes n'étaient parcourues que de véhicules à traction animale où dominaient les chariots tirés par des lang gos, semblables à ceux qu'ils avaient employés sur Dvârinn, et Niil confirma à Julien que ces animaux éminemment utiles avaient été acclimatés sur tous les mondes où se trouvaient des humains.

Bientôt, alors que l'atmosphère se réchauffait, la nacelle fut visitée par quantité d'insectes multicolores qui se posaient un instant avant de repartir vaquer à leur occupations. On était, selon Ambar, en pleine saison des dzebous, les ''jolis insectes'', terme générique pour désigner une incroyable variété de ces choses volantes aux reflets métalliques, semblables à des bijoux et presque toutes absolument inoffensives. Quelques-unes avaient bien développé un goût importun pour le sang des mammifères mais, toujours d'après Ambar, elles préféraient en général s'attaquer aux paisibles lang gos qui demeuraient assez indifférents à leurs morsures. Julien se dit que c'était heureux car certains de ces espèces de scarabées atteignaient une taille impressionnante. De temps à autre, Ugo faisait claquer ses mâchoires sur une de ces créatures qui, assurait-il, étaient bien plus savoureuses que les hannetons ou les guêpes qu'il attrapait sur la Terre.

Le lac s'apparentait presque à une petite mer intérieure et, si quelques villages de pêcheurs ponctuaient ses rives, ils étaient suffisamment éloignés pour laisser de vastes espaces sauvages et d'innombrables criques désertes où jouer les Robinson. Ils longèrent un moment la rive tout en perdant progressivement de l'altitude et finirent par se poser sur une plage de sable blanc, semblable à d'autres qu'ils avaient survolées, où ils débarquèrent alors que trois Gardes Impériaux sortaient de la lisière du bois tout proche et montaient à bord pour prendre possession de l'appareil qui décolla aussitôt.

Ils suivirent Tannder sous le couvert des arbres et, après une centaine de mètres sur un petit chemin couvert de gravier, ils débouchèrent dans une zone où les arbres plus clairsemés laissaient apercevoir dans une clairière un grand pavillon de bois gris argenté entouré d'une sorte de véranda. Un intendant, qui n'était plus de la première jeunesse et portait les Marques impériales les accueillit avec une déférence formelle qui prétendait décourager d'emblée toute tentative de familiarité. Mais Julien, maintenant bien au fait des mœurs de la Cour, n'entendait pas se laisser dicter sa conduite et gâcher ses loisirs par le snobisme d'un personnel trop imbu de son importance et de son rang. Aussi, après s'être enquis de son nom, il lui adressa quelques recommandations polies, mais fermes :

“ Honorable Kenndar, mes amis et moi-même sommes ici pour nous détendre. Veuillez avoir la bonté d'informer tout le personnel que j'interdis l'usage du Haut-parler en ma présence ou celle de mes hôtes pour toute la durée de notre séjour. Informez-les que sourire, ou même rire, n'est pas interdit. C'est même vivement recommandé. Ceux qui tiennent absolument à faire une tête de funérailles sont invités à prendre immédiatement un congé aux frais de la Cassette Impériale. Au besoin, nous sommes parfaitement capables de cuisiner et de faire nos lits. J'espère, ajouta-t-il avec son sourire le plus lumineux, que vous ne m'en voudrez pas trop de bouleverser vos habitudes ?”

L'homme prit quelques secondes pour digérer sa surprise et décider qu'il ne serait pas choqué par un tel manque de formalisme, puis :

“ Votre S... Non, Sire. Je vais transmettre immédiatement vos consignes. Et je suis certain que tous les membres du personnel n'auront aucun mal à sourire à vous et à vos hôtes.”

Il accompagna même sa déclaration d'un sourire qui, faute d'habitude, avait plutôt l'air d'une grimace, mais témoignait de sa bonne volonté.


 

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Lorsqu'ils se furent installés dans les deux vastes chambres manifestement préparées à leur intention, ils décidèrent d'un commun accord qu'une baignade s'imposait avant le repas. Tannder les mena à l'extrémité de la plage jusqu'à une petite jetée de bois où étaient amarrées quelques embarcations légères. Certaines étaient pourvues de voiles, d'autres pas, mais Tannder les dédaigna et, se postant à l'extrémité du ponton, il siffla dans ses doigts. Julien se souvenait du grand animal aquatique qui était venu à l'appel d'Izkya lors de son premier jour sur Nüngen, aussi ne fut-il pas trop surpris lorsqu'une vague en forme de bosse s'approcha à grande vitesse pour laisser paraître les yeux immenses et le sommet de la tête d'une créature qu'on devinait d'une taille considérable.

“ C'est un Lou Tchenn, expliqua Tannder. Lui et quelques-uns de ses congénères ont élu domicile à proximité et se considèrent comme au service de la maison. Depuis bien des générations, ils se succèdent et rendent les services qu'on peut attendre de leur espèce. Ils gardent jalousement l'accès de la baie contre les espèces dangereuses et tirent les bateaux à l'occasion. N'hésitez pas à le leur demander, ils adorent cela et, en plus, ils ont droit à une gratification supplémentaire. Je pense qu'Ambar et Karik doivent connaître leur vocabulaire de base.”

Lorsqu'il eut reçu confirmation de ce fait, il déclara :

“ Je vais retourner au pavillon. Avec un Lou Tchenn à proximité, vous ne risquez rien.”

En fait, Tannder se contenta d'aller s'asseoir un peu en retrait de la lisière du bois en un endroit d'où il pourrait continuer de surveiller la plage sans pour autant gâcher l'impression d'absolue liberté des garçons.

Le Lou Tchenn se révéla être bien plus, et bien mieux, qu'un tireur de pousse-pousse aquatique. De la taille, à peu près, d'une orque, il en avait certainement l'intelligence et, une fois habitué à ses nouveaux compagnons, l'esprit joueur. Nager nu dans une eau à température idéale est un plaisir rare que Julien n'avait jamais pu goûter sur la Terre, où la pudibonderie ambiante s'obstinait à obliger les baigneurs de plus de quatre ans à porter au moins un caleçon de bain. Mais nager nu en compagnie d'un monstre sympathique, toujours prêt à vous propulser à des vitesses extravagantes ou à vous faire jaillir hors de l'eau pour des bonds vertigineux, dépassait de loin tout ce qu'on pouvait rêver. Et le bonheur se transforma en une sorte de délire bénin quand deux collègues du Lou Tchenn vinrent se joindre à la fête. Ugo n'était pas un labrador, mais il avait toujours aimé l'eau, quelle que fût sa température, et il ne se priva pas de prendre une part très active au chahut, oubliant délibérément toute dignité pour se précipiter à la recherche des pierres ou des morceaux de bois flotté que les non-terriens, un peu étonnés tout d'abord, finirent par lancer pour lui à l'exemple de Julien. Ils découvrirent aussi que ce respectable Passeur adorait tournoyer, fermement suspendu par la gueule à un solide bâton qu'il serrait en grognant.

Et lorsque le temps de songer au repas fut venu, Tannder apparut avec son habituel à propos, porteur d'un grand panier rempli de gros beignets dorés qui étaient paraît-il la friandise préférée des gardiens de la baie. Lancer cette manne dans les gueules dentues qui s'ouvraient largement autour d'eux avait quelque chose de curieusement satisfaisant.


 

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La chaleur torride du début de l'après-midi n'incitait guère à quitter la fraîcheur de la maison. Par contre, l'étendue neigeuse des draps était en soi une tentation suffisante. Ambar était bien décidé à profiter pleinement d'un Julien pour une fois à son entière disposition, mais les exercices épuisants du matin les contraignirent à sombrer dans un sommeil immédiat et profond dont ils n'émergèrent, quelque peu hébétés, qu'alors que le soleil avait très largement dépassé le zénith.

Alors qu'ils s'ébrouaient et avalaient force jus de fruits glacés dans ce qui tenait lieu de salon, l'Honorable Kenndar, qui s'efforçait sans beaucoup de succès de maintenir son regard au-dessus leurs têtes, les informa que, s'ils en avaient le désir, l'heure était idéale pour une sortie à la voile, le vent soufflant d'ordinaire une heure ou deux à ce moment de la journée. Puis son sens du devoir le poussa à ajouter, avec comme un soupçon de regret, qu'il serait sans doute prudent de porter au moins un laï pour naviguer, l'effet combiné du soleil direct et de la réverbération sur l'eau pouvant causer des désagréments même aux épidermes les moins sensibles. Julien, qui savait d'expérience de quoi parlait le majordome, le remercia et donna aussitôt l'exemple en enfilant, non pas un laï, mais un abba léger pourvu de l'indispensable capuche qui le préserverait d'une insolation ou d'un coup de soleil sur le nez. Ambar, qui n'avait pas son teint de lait, se contenta bien sûr d'un laï scandaleusement diaphane qui réussissait l'exploit de paraître révéler plus que lorsqu'il ne portait rien !

Les petits voiliers étaient visiblement construits pour la vitesse et munis de deux flotteurs effilés qui en faisaient des trimarans outrageusement surtoilés et prompts à échapper au contrôle d'un barreur inattentif pour des embardées qui eussent été dévastatrices sur des bateaux plus grands et qui demeuraient suffisantes pour jeter à l'eau leur équipage en des chavirages spectaculaires. Le poids et la sollicitude attentive des Lou Tchenns s'avéraient alors précieux pour redresser les embarcations. Ugo avait rapidement compris qu'il était inutile d'espérer pouvoir se maintenir sur ces bêtes de course et, après son deuxième chavirage en compagnie de Julien et d'Ambar, il était parti s'installer à l'orée du bois, à l'ombre douce des arbres, pour somnoler en écoutant les cris et les rires des garçons.

Ils n'étaient certainement pas les seuls à naviguer sur le lac, mais celui-ci était si vaste qu'ils n'apercevaient qu'une voile de temps en temps et ce, trop loin pour établir un contact quelconque. Lorsque le soir tomba enfin, ils regagnèrent la maison où un repas les attendait puis s'en furent s'écrouler dans leurs lits où le sommeil les prit de nouveau sans la moindre possibilité de résistance.


 

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Ils s'étaient couché très tôt et Julien ne fut pas surpris d'être réveillé ,alors qu'il faisait encore nuit noire, par la visite prévisible de Dillik qui s'insinuait entre lui et Ambar qui dormait étalé sur le ventre et qui, dans des contrées moins généreuses en matière d'espace de couchage, aurait occupé sans vergogne un lit à lui tout seul.

“ Tu m'emmènes faire pipi ?”

Julien soupira. On savait ce que cachait cette innocente demande. Xarax était sans aucun doute prêt à sacrifier et ses ailes, et sa vie pour son ami, mais la meilleure volonté du monde ne suffit pas à transformer l'épiderme coriace d'un haptir en source de plaisir. Et si ses serres puissantes étaient tout-à-fait aptes à la manipulation d'un appendice particulièrement délicat, il était difficile d'imaginer qu'elles puissent aller jusqu'à susciter un quelconque plaisir. En fait, Dillik avait même fini, après moult hésitations, par imaginer la chose, tant il était avide de tout partager avec son merveilleux compagnon, mais il est des réactions qu'on ne commande pas et cette idée laissait totalement flasque la part de son joli corps dont la participation active était la plus indispensable. Alors que la pensée de s'abandonner aux caresses de Julien... ou d'Ambar, ou Karik, ou encore Niil le faisait, pour peu qu'elle lui traverse l'esprit en dehors d'un moment de totale satiété, quasiment trembler d'impatience.

C'était, en gros, ce qu'il avait confié à Julien qu'il considérait, allez savoir pourquoi, comme l'autorité suprême en la matière. Et Julien se trouvait donc tacitement investi du devoir d'apporter, à un Dillik d'autant plus intéressé par la chose qu'il ne pouvait la tenir pour allant de soi, le soulagement et les occasions de découverte que Xarax s'avérait impuissant à lui fournir. D'où ces sollicitations nocturnes qui semblaient en passe de devenir un complément régulier aux cabrioles occasionnelles qu'il partageait avec l'un ou l'autre de ses camarades. Mais Julien, pour l'instant, n'avait guère envie de se livrer à ces jeux. Par contre, il n'était pas ennemi d'un peu de tendresse partagée.

“ Viens plutôt faire un câlin.

Dillik n'eut pas l'ombre d'une hésitation. Après avoir été gratifié d'un baiser sur le bout du nez, il vint se blottir contre Julien, enfermé dans l'étreinte douce de ses bras, son postérieur confortablement pressé contre un sexe au repos, jouissant du bonheur simple et profond d'une intimité sans réserve. Certes, ils n'échangeaient ni leurs pensées, ni leurs rêves. Ce qui passait entre eux n'avait ni nom ni forme, mais c'était tout aussi perceptible que la tiédeur mêlée de leurs corps. Et c'était infiniment doux. Et il y avait un plaisir sans mélange à s'abîmer dans cette douceur.


 

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Lorsqu'ils quittèrent la résidence, au soir du troisième jour, ils reçurent les adieux émus du personnel assemblé dont les membres s'enhardirent, chose peu courante, jusqu'à souhaiter les revoir bientôt. Puis, après une ultime distribution de friandises aux Lou Tchenns, ils embarquèrent dans la nacelle du volebulle qui les attendait, ombre immense et vaguement inquiétante dans l'obscurité croissante du crépuscule. La lune ne se lèverait pas avant deux ou trois heures et le ciel passa progressivement du pourpre profond à un noir absolu semé d'étoiles d'une incroyable netteté. Instinctivement, Julien leva les yeux vers le nord pour chercher les ourses familières et, comme d'habitude, il ressentit cette impression de total dépaysement en constatant que rien, dans ce ciel si beau, ne lui rappelait les constellations de la terre où il était né. Le ruban vague et familier de la Voie lactée avait aussi disparu et il se demanda pour la énième fois s'il était toujours dans sa galaxie familière ou bien si les klirks l'avaient transporté jusqu'aux confins de l'univers.


 


 

Fin du premier tome


 

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Note de l'auteur : nous voici arrivés à peu près au milieu de l'histoire. L'action reprend dans le second volume très peu de temps après la fin du chapitre 80. Cependant, mon ami David Clarke me suggère de lui accorder un (vraiment) bref délai dans la parution afin de mettre la dernière main à la version anglaise dont la publication pourra ainsi demeurer synchrone avec le texte français.

Il a la bonne grâce de présenter des excuses. Elles sont bien sûr absolument inutiles !

Qu'il ait eu la patience et le courage d'entreprendre, pour l'amour de l'art, une tâche aussi ingrate que cette traduction pardonne d'avance n'importe quel contretemps et ne mérite de ma part qu'une reconnaissance inconditionnelle.

Engor