JULIEN

II

Chapitre 84

??????

 

… et le FEU. Le feu du bûcher qui gagne le soufre de la longue chemise et ronge la chair qui se boursoufle et fume en grésillant.

La douleur était là, mais lointaine, comme détachée. Le souvenir, plutôt, de la douleur quand elle s'achève.

A sa place la présence calme et rassurante de Yulmir l'emplissait tout entier.

Puis l'univers, d'un coup, sembla pris de folie. Il est des spectacles qu'aucun esprit humain n'est destiné à contempler, des perversions que nulle langue ne saurait nommer, des abysses d'iniquité que nulle morale ne saurait sonder. Le Dre tchenn s'y complaisait et, s'il ne pouvait tuer celui qui lui avait été confié, rien ne lui interdisait de détruire sa raison en lui faisant partager son savoir vénéneux. Que son prisonnier ait subi un brusque changement du fait du traitement auquel il avait déjà été soumis n'avait aucune importance. Il suffisait de préserver son corps, sur la pierre ronde, et une étincelle de conscience qui l'y maintiendrait attaché alors que la planète continuerait, cycle après cycle, sa course autour de son soleil.

Il est, dit-on, un livre dont la lecture a fait perdre l'esprit aux rares téméraires qui se sont aventurés à en déchiffrer quelques stances. Ce que le Dre tchenn faisait voir à Yulmir était la réalité tangible de ce que cet ouvrage est censé décrire imparfaitement dans son langage perdu.

Il n'était pas possible de fermer leur esprit à ce déluge d'horreurs. Mais ils pouvaient, d'une certaine façon, se replier l'un sur l'autre, tels des gémeaux dans la matrice, et tenter de s'absorber dans le partage de ce qu'ils avaient de meilleur, de plus noble, de plus opposé à une pestilence omniprésente et corruptrice. Graine infime de clarté dans un maelström de démence ténébreuse, ils ne pouvaient plus espérer qu'en eux-mêmes, l'Empereur trop ancien retrouvant l'innocence qu'il croyait à jamais abolie et l'enfant terrifié blotti sous l'égide du Protecteur de tous. Ils ne pouvaient qu'attendre et espérer que la folie ne les détruirait pas.

oo0oo

Subadar leva à deux mains la lourde pierre. Les yeux brouillés de larmes, il hésitait encore à l'abattre sur les reins de son chenn-da. Malgré son désir de voler au secours de Julien, malgré la détermination inébranlable de Yol, il ne pouvait se résoudre à massacrer lentement l'ami de toute sa vie, lui infligeant non seulement une mort imméritée, mais l'effroyable souffrance qui était le prix à payer pour entrer dans le cercle maudit.

- Maître Subadar !

Près de lui, à deux pas, se tenait le Nyingtchik. L'enfant et le jeune Passeur. Malgré l'irritation de voir ses consignes négligées, il ne put s'empêcher de ressentir de l'admiration : un saut d'une telle précision de la part d'un Passeur aussi jeune était un exploit. Il ne pouvait non plus nier qu'il éprouvait une sorte de lâche soulagement de voir son geste empêché, fût-ce pour quelques instants.

- Maître Subadar, écoutez-moi. Je sais ce que vous voulez faire. Mais il y a un autre moyen ! S'il vous plaît, je vous en supplie, écoutez-moi !

Subadar reposa lentement la pierre sur le sol.

- Je t'écoute Ambar.

Ce dernier resta muet quelques secondes, stupéfait. Il s'était attendu à se voir repoussé comme un importun par un homme en colère. Ce calme raisonnable le désarçonnait. Mais il se reprit bien vite :

- Je suis sûr qu'on peut vous emmener là où vous voulez aller.

- Aucun Passeur ne peut... Explique-moi. Mais fais vite. Chaque kétchik compte.

- Alors, on vous emmène dans l'En-dehors. Là-bas, le temps n'existe pas.

oo0oo

Les sorciers du Cercle d'Eng'Hornath n'eurent littéralement pas le temps de se rendre compte de ce qui les frappait. Ils moururent pratiquement tous au même instant, frappés par les projectiles totalement illégaux, mais supérieurement efficaces, d'armes de poing dont l'usage était strictement interdit dans les Neuf mondes.

Cinq secondes seulement furent nécessaires pour venir à bout des liens qui retenaient un Julien apparemment inconscient sur une pierre sanguinolente, et un temps à peine mesurable pour que toute l'opération prenne fin dans un saut magistral vers Nüngen.

Le choc en retour de l'invocation avortée produisit dans le désert un cratère d'une taille que n'aurait pas reniée une petite météorite, détruisant au passage quelques exemplaires particulièrement venimeux de la population locale de myriapodes.

oo0oo

 

 

Chapitre 85

??????

 

- Xarax ! Je suis content de te retrouver. Tu n'as pas envie de me trucider, j'espère ?

- Yulmir... Te voici donc. Qu'as-tu fait de Julien ?

- Rassure-toi, je ne l'ai pas mangé. Il est toujours là. Pour l'instant, il se cache. Je vois que nous sommes au Palais. Et c'est Ambar, si je ne me trompe, qui me tient compagnie. Il y a vraiment très, très longtemps que je n'ai pas partagé mon lit avec un garçon de cet âge ! Je crois qu'il vaut mieux le laisser dormir encore un peu. Depuis combien de temps est-ce que je suis ici ?

- Environ deux jours.

- Eh bien ! Il faut croire que je nous ai enfoncés plus profond que je ne croyais. Comment est-ce qu'on nous a délivrés ?

- Ça, il faudra que tu le demandes à Ambar. C'est lui qui t'a tiré de là. Subadar dit que sans son aide, il n'avait pas une chance de réussir.

- Julien ! Tu es réveillé !

- Je suis navré de devoir te décevoir, Ambar, mais en ce moment, tu parles à Yulmir.

Ambar, qui s'était déjà redressé dans l'intention évidente de serrer son ami dans ses bras et, probablement, d'échanger avec lui un long baiser de retrouvailles, se figea soudain avec une expression de stupeur vaguement horrifiée.

- Yul... Yulmir, l'Empereur ?! Julien, c'est toi, Yulmir !

- Tu as raison, mon garçon. Jusqu'à présent, Julien, c'était moi. Mais plus maintenant.

- Où est Julien ?!

- Il est ici, quelque part. Mais il n'est pas encore prêt à se montrer. Maintenant, je crois que je suis resté au lit suffisamment longtemps. Je vais me lever et si tu es d'accord, nous allons inviter Subadar à partager notre petit déjeuner. Sais-tu quelle heure il est ?

- On doit être en fin de matinée, mais...

- Je sais. Tu as des tas de questions, et aussi beaucoup de choses à raconter, mais j'ai très faim. Et aussi besoin d'un bain. Le reste peut attendre quelques instants. Tu veux bien partager mon bain ?

- Heu... Oui, bien-sûr.

- Pendant ce temps, Xarax va s'occuper de prévenir qui de droit et nous faire apporter un repas. Oh ! Mais voici... Yülien, je suppose, ton chenn-da.

Et, se tournant vers le Passeur, il émit une série de glapissements discordants auxquels Yülien, stupéfait, répondit aussitôt.

- Vous parlez le langage des Passeurs ?

- Je n'ai aucun mérite, tu sais. J'ai disposé de quelques millénaires pour me perfectionner. De toute façon, en ta présence, nous nous en tiendrons au tünnkeh. Je lui ai demandé s'il avait, lui aussi envie d'un bain. J'espère que ça ne te dérange pas.

- Oh, non!... Heu... Votre Seigneurie.

- Ne te fatigue pas. Je décrète que tu es dispensé du protocole. Après tout, si j'en crois Xarax, c'est toi et ce jeune Passeur qui m'avez tiré de l'enfer.

- On n'était pas tous seuls. Il y avait aussi...

- Plus tard. Tu me raconteras tout ça plus tard, en détail.

Ce n'est que lorsqu'ils se retrouvèrent, après la douche, dans le bassin parfumé qu'Ambar posa la question qui le taraudait :

- Et... Pour Julien, qu'est-ce qui lui arrive ?

Yulmir le regarda un long moment. On voyait sur son visage l'angoisse et le doute qui commençaient à s'installer à la pensée que, peut-être, on tentait de lui cacher une sinistre vérité.

- Je ne vais pas te parler comme on le fait pour rassurer un enfant. Julien a terriblement souffert. Je l'ai protégé du mieux que j'ai pu mais, sur la fin, je n'ai pas eu d'autre issue que d'éteindre presque complètement sa conscience. Il est toujours là, au fond de moi, mais je n'ai pas encore trouvé le moyen de le ramener. Je peux seulement t'assurer qu'il ne souffre pas. Il est aussi inconscient que s'il était profondément endormi. Il faut maintenant qu'il se réveille.

- Mais il se réveillera, n'est-ce pas ?

- Très franchement, je l'espère autant que toi, et je vais tout faire pour qu'il y parvienne. J'espère que Subadar et ses collègues pourront me suggérer quelques moyens d'accélérer les choses. Ne pleure pas. Julien n'est pas mort. Ça, je peux te le jurer.

oo0oo

Bien qu'il ait été très difficile de tenir à l'écart ceux qui avaient pris une part plus ou moins active dans la libération de l'Empereur, le petit déjeuner se déroula dans la plus stricte intimité et seul Subadar, accompagné d'Ugo, fut admis à y assister.

- Xarax me dit, Sire, que vous êtes de nouveau pleinement parmi nous. Je m'en réjouis et vous en félicite.

- Merci, Subadar. Mais cela nous pose un problème. Plusieurs problèmes, même. Sans compter la détresse d'Ambar et Yülien qui sont, si j'ai bien compris, les principaux artisans de ce sauvetage.

- En effet, Sire. Je crains que sans leur intervention, toute l'opération ne se fût soldée par un désastre.

- Tu pourrais peut-être me donner quelques détail.

- Je pense qu'Ambar pourrait commencer par nous donner son point de vue. C'est lui qui m'a interrompu alors que je m'apprêtais à commettre...

- Non, intervint Ambar, vous vous prépariez à faire ce que votre chenn-da et vous pensiez être le mieux pour briser le cercle des sorciers. Et se tournant vers Yulmir, il poursuivit : Ugo, qui est Yol le Sauveur de Yulmir, avait demandé à Maître Subadar de le sacrifier pour payer son entrée dans le cercle. Et Maître Subadar avait accepté parce que... Parce que lui aussi il faisait quelque chose de vraiment... plus que courageux. Il allait faire un rituel des Arts Ténébreux. Parce qu'il était sûr que c'était le seul moyen de vous sauver. J'y ai beaucoup pensé pendant ces deux jours. Je ne sais pas ce qu'il aurait eu à payer pour avoir renié son serment, mais je me suis dit que lui, il le savait certainement. Et malgré ça, il n'a pas hésité.

- C'est bon, viens-en aux faits, grommela Subadar.

- Mais quand on a vu qu'il commençait à faire des grands gestes. Il faut dire que Yülien et moi on observait depuis un gros rocher, un peu plus loin. Bon, quand on a vu qu'il se lançait dans son rituel, on s'est dit que ça ne coûtait rien d'aller voir depuis l'En-dehors. C'est vrai, si le Dre tchenn avait caché le cercle, ça avait certainement un rapport avec la topologie hyperspatiale. C'est logique, non ?

- Si tu l'affirmes...

- Alors, on est allés voir. Personne ne s'en est aperçu, pas même Xarax, du fait que sauter dans l'En‑dehors et en revenir sans en être sorti ça ne prend pas de temps du tout. C'est le théorème de Wak Yannan qui permet d'expliquer pourquoi.

- J'ai connu un Passeur du nom de Wak Yannan, jadis, mais je ne savais pas qu'il était l'auteur d'un traité de mathématiques.

- Ben si. C'est certainement lui. Mais pour en revenir à ce qu'on disait, avec Yülien on a donc sauté dans l'En‑dehors et là, on a bien vu la singularité, mais on a aussi vu que ça n'était pas possible de la pénétrer. Alors, on a été jusque dans l'Entre-deux. C'est comme ça qu'on a décidé d'appeler ce qu'il y a au-delà de l'En-dehors en attendant que le Conseil des Passeurs lui donne un nom. Et là, je vous passe les détails, mais on a vu qu'avec les dimensions supplémentaires c'était facile comme tout de rentrer dans la singularité puisque, vu de là, ça n'en était plus une, de singularité, juste un petit nœud hyperspatial tout simple. Enfin, normal, quoi. Alors on est revenus et on a fait signe à Xarax. On l'a averti pour qu'il ne s'inquiète pas et on a aussi prévenu Maître Wenn Hyaï. Après, on a sauté jusque Maître Subadar et on lui a montré ce qu'on avait découvert. Il nous a dit qu'il ne suivait pas très bien le raisonnement, mais que si on était sûrs de ce qu'on disait, il était prêt à essayer.

- Si vous le voulez bien, Sire, je vais continuer le récit à partir d'ici, proposa Subadar. En tant que maître Passeur il est inutile que j'insiste auprès de vous sur l'extrême rapidité à laquelle on peut parvenir avec quelques sauts judicieusement organisés. Quelques minutes plus tard, une équipe d'assaut était réunie et équipée ici-même. Elle ne comprenait que des membres parmi les plus proches de Julien et entraînés au maniement d'armes de poing particulièrement efficaces : Tannder, Dennkar, Niil des Ksantiris, Karik shel Tannder et moi, pour le cas où ma présence s'avérerait nécessaire. Wenn Hyaï prêta l'assistance de son Don au Nyingtchik pour le transport d'un tel nombre de personnes, mais nous dûmes nous en remettre entièrement au talent de ces jeunes gens pour nous mener à bon port. Il nous a fallu moins d'un demi-tchoutsö pour mettre l'expédition en route, mais nous savions que chaque instant était précieux.

- Tu n'imagines pas à quel point, mon ami.

- Quand nous sommes arrivés dans le cercle, ceux qui portaient des armes en ont fait immédiatement usage et je me suis précipité pour commencer à trancher les liens de Julien, puis Niil, qui n'avait déjà plus aucun adversaire à abattre, utilisa son nagtri alors que mon couteau s'avérait désespérément inefficace. Alors, nous sommes revenus ici. Toute l'opération n'avait pris qu'un instant.

- C'est tout ? Mon cher Subadar, j'aime ta façon inimitable de gâcher les plus belles occasions de te faire valoir. Mais je comblerai les vides. Et j'interrogerai aussi tes compagnons. Mais avant de les recevoir, il faut que nous ayons quelques mots en privé. Aldegard devra patienter un moment encore.

oo0oo

- Mon ami, je suis vraiment déterminé à en finir avec cette histoire de Protecteur des Neuf Mondes. Je n'ai absolument pas l'intention de continuer de jouer les guides providentiels pendant encore quelques millénaires. Et j'espère bien que tu vas m'aider.

- Dès avant votre disparition, je me doutais que quelque chose n'allait pas, Sire. Mais de là à soupçonner...

- Que je voulais prendre ma retraite ? Eh bien oui. Et ça date de bien longtemps avant ta naissance. Les prédécesseurs de Xarax m'ont plusieurs fois assassiné pour avoir seulement osé le penser.

- Hein ?!

- Rassure-toi, Xarax n'a pas l'intention de perpétuer la tradition. Je te raconterai un jour comment j'ai fini par parvenir presque au but. Mais je dois à Julien d'être enfin en mesure de réaliser mon souhait. Et à propos de ce garçon, je souhaite que tu recherches par quels moyens je pourrais favoriser son retour. Pour l'instant, il est enfoui en moi plus profondément encore que je ne l'étais en lui. Mais dans l'immédiat, je compte reprendre en main l'Empire. Pour la dernière fois, j'espère. Et je compte aussi faire admettre l'idée que les Neuf Mondes vont devoir survivre sans Yulmir. Je vais avoir besoin de ton appui et de ton esprit fertile. Tu me soutiendras ?

- Bien-sûr, Sire. Si c'est votre souhait.

- Alors, pour commencer, je veux qu'en privé tu cesses de me donner du ''Sire''. Appelle-moi Yulmir. C'est tout.

- Vous me rappelez quelqu'un, en ce moment. Lui non plus n'aime pas le protocole.

- Si c'est de Julien que tu parles, alors il m'est de plus en plus sympathique.

- Mais vous le connaissez mieux que moi.

- Détrompe-toi, ce que je connais de lui se résume à ce que j'ai pu glaner dans ses souvenirs depuis mon... appelons cela mon réveil, et avant que je ne sois contraint de le plonger dans l'inconscience.

- Alors, pendant toutes ces années...

- Pendant toutes ces années, j'étais inconscient, en sommeil. Il ne pouvait en être autrement. Je n'avais pas le droit de supplanter dans son corps un enfant pour usurper sa place, lui déniant ainsi toute possibilité d'éclore et d'exister par lui-même. On m'a souvent traité de tyran, mais il est des vilenies auxquelles je ne puis me livrer.

La pâleur soudaine de Subadar et le gémissement d'Ugo, assis à côté de lui le stoppa net dans sa tirade.

- Qu'y a-t-il ?

- C'est exactement ce que moi, j'ai fait ! S'écria Ugo. J'aurais dû mourir, je n'étais plus capable de transporter mon corps. J'ai volé la vie d'un jeune chien. Et je ne peux pas réparer ma faute !

- Yol, tu l'as fait uniquement parce que tu croyais me sauver. Pas un instant, tu n'as pensé à toi. Mieux, je te connais bien, et je sais que tu as accepté les conséquences de ta faute dans l'espoir que tu pourrais me renvoyer dans le R'hinz. Ça n'est pas du tout la même chose. Si moi, j'avais agi comme cela avec Julien, ç'aurait été uniquement dans le but de préserver mon existence. De plus, tu n'as pas tué ce jeune animal. Il est vraisemblablement toujours quelque part au fond de toi. Plus ou moins comme Julien est au fond de moi actuellement.

Les yeux de Yol parurent s'allumer d'un coup et ses oreilles se dressèrent d'une manière presque comique.

- Si c'est vrai, alors je le trouverai et je réparerai le tort que je lui ai fait.

- Subadar, cela te fait une raison supplémentaire de trouver une solution.

oo0oo