JULIEN

II

Chapitre 80

Persuasion

 

Subadar n'avait que peu d'options pour choisir un Passeur. En fait, il n'avait même pas le choix. Ce devait être Wenn Hyaï, qui seul était au fait des derniers événements. Et naturellement, il était impossible de le cantonner à un rôle relativement peu exposé de simple moyen de transport. Si les choses tournaient vraiment mal, et il y avait de fortes probabilités pour que tel soit le cas, le Nyingtchik le plus prometteur depuis très longtemps allait se voir privé de son instructeur.

D'un autre côté, si les choses tournaient mal, on allait avoir bien d'autres soucis que de fournir à Yülien et Ambar un Maître Passeur à la hauteur de leurs potentialités. D'ailleurs, empêcher ces deux-là de se précipiter au plus épais du danger ne serait pas non plus une mince affaire. Ils avaient une fâcheuse propension à négliger le fait qu'il n'étaient, après tout, qu'une paire de gamins.

Xarax viendrait. Dès qu'il aurait vent de ce qui se tramait, aucune force dans l'univers connu ne pourrait le retenir. Il pourrait d'ailleurs s'avérer un atout précieux dont la capacité à faire face à l'imprévu n'était plus à démontrer.

Aldegard et Tahlil ne seraient d'aucune utilité ; non plus que Niil, qu'il allait falloir convaincre, ou même, au besoin, contraindre à rester loin de tout ça.

Quant à Tannder et Dennkar, ils étaient suffisamment sages pour qu'on n'ait pas besoin de leur expliquer que leur présence ne servirait qu'à compliquer la tâche du Passeur.

Il était temps, maintenant, d'informer les intéressés de ce qui allait se passer.

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- Vous avez perdu l'esprit, Subadar !

Sire Aldegard s'était levé brutalement de son siège et arpentait maintenant la salle du Conseil Privé.

- Est-ce que je vous ai bien entendu ? poursuivit-il en proie à une colère qu'il ne cherchait même pas à dissimuler. Vous voulez pratiquer les Arts Ténébreux ?!!! Vous ! Le Grand Maître du Cercle Supérieur des Arts Majeurs ?! Et vous voulez aller sur Tandil, en plus, pour faire ça ?!

- Je vous en prie, Sire, retrouvez votre sang-froid.

- Je retrouverai mon sang-froid lorsque vous aurez retrouvé votre bon sens et que vous vous souviendrez de vos serments !

- Je crains que le bon sens n'ait plus grand chose à faire ici. Quant à mes serments... Je ne les ai pas oubliés et je ne crois pas que ce que je m'apprête à faire leur soit en contradiction.

- Vous avez juré de n'avoir rien à faire avec les Arts Ténébreux !

- Je sais ce que j'ai juré. Je sais aussi que j'ai promis de me consacrer à la défense du R'hinz et juré, comme vous, de protéger mon Empereur au prix de ma propre vie. Le moment est venu de tenir mon serment. Si les moyens que je compte employer vous déplaisent, vous pouvez quitter ce conseil avant d'en apprendre plus.

Il s'écoula près d'une minute d'un silence épais avant que sire Aldegard, Miroir de l'Empereur, ne retrouve sont calme et vienne reprendre sa place.

- Pardonnez-moi, Subadar. Je n'aurais jamais dû mettre en doute votre fidélité à vos serments.

- Sire, nous sommes tous un peu troublés et nos paroles ne sont pas toujours aussi dociles à notre pensée qu'en des temps meilleurs. Je suis certain que nul, ici, n'a le souvenir d'une offense. Comme je le disais, donc, il est très possible que le klirk de Wenn Hyaï ai disparu non parce qu'on l'aurait détruit, ce qui est pratiquement irréalisable dans le très court laps de temps entre l'attaque et le moment où Wenn Hyaï s'est mis à sa recherche, mais parce qu'il serait dissimulé par une entité telle qu'un Neh kyong ou, plus vraisemblablement, un Dre tchenn. L'histoire secrète du R'hinz nous apprend que l'Empereur a régulièrement eu à combattre des communautés de proscrits qui s'adonnaient à l'adoration des Vieux dieux. Et Tandil est l'un des seuls endroits des Neuf Mondes où de telles communautés peuvent encore se reconstituer périodiquement. Je peux bien-sûr me tromper, auquel cas, il vous incombera de poursuivre les recherches dans une autre direction, mais pour l'instant, je n'ai aucune idée de ce qu'elle pourrait être.

Ambar leva une main hésitante :

- Maître Subadar, est-ce que je peux dire quelque chose ?

- Ceci est un conseil. Tu y as été convié. Tu peux parler.

- Je sais que vous ne voudrez pas qu'on vienne avec vous. Mais je crois que Yülien et moi, on pourrait quand même vous servir à quelque chose.

- Je suis sûr que cette offre vient du fond de votre cœur, mais...

- Non ! Écoutez-moi, s'il vous plaît. Je sais bien qu'on n'est pas grand chose. On n'est pas des Grands Maîtres. On n'est même pas des Maîtres Passeurs. Mais quand même, on peut faire des choses que personne d'autre ne peut faire. Demandez à Maître Wenn Hyaï. On peut aller là où personne n'a jamais été. Je ne dis pas que ça servira à quelque chose, mais on ne sait jamais. Et puis...

- Oui ?

- Ce que vous allez faire, c'est certainement très dangereux. Si il vous arrivait quelque chose, à vous et à Maître Wenn Hyaï, on pourrait toujours servir de Passeur de secours, non ?

- Évidemment, mais...

- S'il vous plaît ! On vous jure qu'on se tiendra tranquilles. On sera là juste au cas où vous auriez besoin de nous.

Soudain Xarax qui, à son habitude, observait la scène avec la plus totale discrétion, bondit sur les épaules d'Ambar dont le ton commençait à rappeler dangereusement celui d'un enfant sollicitant une faveur de ses parents.

- Et puis Xarax dit, poursuivit-il avec beaucoup plus d'assurance, qu'il nous prend sous sa responsabilité et qu'il restera avec nous. Il dit aussi que c'est lui qui décidera si on doit faire quelque chose et qu'il nous dira exactement quoi.

- Qui suis-je, pour m'opposer à Maître Xarax? Vous avez ma permission. Mais je dois vous rappeler, à toi et à ton chenn-da, que vous risquez votre précieuse peau dans cette histoire. Et pour être parfaitement honnête avec vous, je ne suis même pas certain que vous ne risquez pas plus encore. Vous avez un demi-tchouktsö pour décider si vous venez quand-même. Après quoi, nous partirons.

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Chapitre 81

Hors du temps

 

Le temps n'avait plus de sens. Littéralement. Le temps coulait dans tous les sens. C'était infiniment pire que dans l'En-dehors. Dans l'En‑dehors, la durée vous jouait des tours. On finissait par s'y faire. Mais là, il y avait quelque chose de pervers dans la nature du temps lui-même. On ne savait plus si l'on était avant ou après, et maintenant avait un air de contrefaçon.

Julien avait mal. Et il avait froid. Il avait l'impression qu'on lui avait arraché la fesse. Et il n'y voyait pas grand chose. Pourtant, il lui avait semblé, un moment, que le jour était près de se lever. Mais quand ?

Il avait bien cru qu'il allait se faire violer. La haine de ce type... Il n'avait jamais rien rencontré de semblable.

On n'entendait plus le tambour. La flûte non plus, d'ailleurs.

Bon Dieu ! Qu'est-ce qu'il faisait froid.

Et ça sentait la mer. Ou plutôt l'eau croupie des vasières où pourrissent lentement les bateaux à l'abandon. Les vasières où croissent les larves aveugles, pâles, énormes, à la bouche en étoile armée de petites dents aiguës et qui rongent...

Il y avait des gens, quelque part. Quand ? Des gens qui sentaient le poisson et qui mangeaient des choses. Beaucoup de gens. Des choses infâmes qu'ils arrachaient avec leurs mains griffues.

Des choses infâmes qu'ils arrachaient de créatures vagissantes et débiles qui ressemblaient à de petits, tout petits enfants.

Des poupées de chair bleuie. Sans yeux. Avec, en lieu de nez, deux trous nus au-dessus d'une bouche sans dents, grande ouverte.

Des poupées qui, telle la corde aiguë du violon qu'on tend et qui se rompt, criaient un peu, et puis mouraient sans doute.

Et l'eau du marécage clapotait, épaisse comme une sanie, et fumait doucement dans le froid, générant une brume où se cachait...

La lumière était morte à jamais. Ne subsistait que la pénombre.

Et une obscurité, quelque part, qui s'enflait.

Quelque chose le touchait.

Le TOUCHAIT !!!

Il n'était/serait plus lié au roc puant. Il avait été/serait/était encore ? debout sur les planches à-demi décomposées d'un ponton échoué.

Et le ressac, loin, très loin, invisible dans les vapeurs qui roulaient lentement, le ressac chuchotait.

Il murmurait, si bas qu'on devait tendre l'oreille, les secrets blasphématoires qu'un nécromant, un jour, avait trahis, consignés dans les pages d'un livre que nul ne pourrait lire et garder sa raison.

QUELQUE CHOSE le touchait.

Le TOUCHAIT !!!

Touchait sa cheville. Mais il n'y avait rien. Rien qu'un peu de brouillard qui montait de la vase.

Le touchait. Mais ce contact n'avait plus rien à voir avec les répugnants effleurements d'un sorcier dévoyé.

Plus que son corps, on le touchait LUI.

Un regard méprisant s'insinuait partout, remuait ses souvenirs pour les distordre en de hideuses caricatures. Sa mère nue, surprise par mégarde au sortir de la douche et se couvrant de ses mains avec un petit cri, qui soudain se changeait en une goule terrifiante et lubrique, brûlant d'un désir noir pour son enfant. Le chien Ugo faisant fête à son père, tout-à-coup haletant et bavant, obscène, s'enfonçait violemment dans son maître en un rut infernal.

Quelque chose le touchait, et faisait que son sexe réagissait à ces visions absurdes et à d'autres encore. Gallier, le doux, le timide, le gentil Gallier, son voisin de pupitre en cours de Français, plié grotesquement, nu, sur le bureau de la salle d'étude, rejetant toute réserve, ouvrait à deux mains son derrière et offrait à qui en voudrait bien un œil clignotant de cyclope. Ambar, fardé comme une hétaïre, avalait lentement un vit énorme qui n'était autre que celui de Jacques Berthier, le père de son ami.

Quelque chose s'insinuait au plus profond de lui et il découvrait des désirs et des soifs inconnus, terribles, fascinants. Plonger ses mains dans les viscères tièdes et jouir du désespoir de la victime bien trop jeune pour comprendre quelle faim elle assouvissait. Le mal n'existait pas, ni le bien. Mais le besoin, l'impérieuse nécessité d'être. La douleur même était jouissance.

Quelque chose rampait le long de sa jambe. Une scolopendre d'au moins trente centimètres, marbrée de rouge avec, à chaque extrémité, un fouillis d'appendices vaguement luminescents et à l'évidence venimeux. Paralysé par le dégoût, il ne pouvait que la regarder progresser, ses pattes crochues, trop nombreuses, se soulevant successivement en ondulations nauséeuses. Il savait qu'à la moindre tentative pour s'en débarrasser, cette monstruosité lâcherait son poison.

Et le ressac, là-bas, murmurait toujours

Une goutte de ton sang pour un instant de mon éternité ?

NON !!!

S'il était une chose qu'il rejetait par-dessus tout, c'était bien de partager quoi que ce soit avec Celui‑là, justement, qui chuchotait dans la brume.

La DOULEUR !

De l'anus au sommet de sa tête un pal de fer glacé, pointu comme une aiguille.

Et le FEU. Le feu du bûcher qui gagne le soufre de la longue chemise et ronge la chair qui se boursou...

Et la paix, dans l'instant, la douce obscurité. La merveilleuse absence de toute souffrance.

- Julien.

Sa propre voix, dans sa tête avec, cependant, un accent qu'il ne connaît pas.

- Julien, je suis Yulmir.

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