JULIEN

II

Chapitre 78

Impasse

 

Spécifiquement chargé de l'instruction de Yülien et Ambar pour tout ce qui concernait l'Art des Passeurs, Wenn Hyaï n'avait cependant pas encore abordé avec eux la délicate question de la navigation hors de l'univers lui-même. Il avait jusque-là préféré consolider leur aptitude à fonctionner ensemble et les obliger à développer les réflexes de sécurité indispensables. Il aurait de beaucoup préféré attendre la maturité sexuelle de Yülien plutôt que de se lancer dans des explorations qui risquaient de devenir terriblement dangereuses lorsque se produiraient les inévitables troubles de la puberté.

Malheureusement, l'urgence ne permettait plus de s'en tenir à ces prudentes résolutions. De plus, il avait fallu inclure dans l'équipe un Xarax qui n'envisageait même pas qu'on pût lui contester le droit de se précipiter au secours de son maître.

On n'avait pas le temps d'explorer minutieusement l'univers, aussi avait-on décidé de s'adresser à ''l'être soi-conscient non duel'', ainsi qu'il se nommait lui-même. Il n'était guère probable que Julien se fût projeté jusque-là, mais peut-être pourrait-on obtenir un indice. Ou mieux, de l'aide...

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Ainsi qu'il l'avait lui-même déclaré, ''l'être soi-conscient non duel'' n'était pas un dieu. Il n'était pas non plus tout-puissant. Il n'était même pas omniscient. Et il n'avait pas la moindre suggestion à offrir concernant l'endroit où pouvait se trouver Julien. De plus, il n'avait ni l'intention, ni la possibilité d'intervenir de quelque manière que ce fût en dehors de lui-même.

Par contre, il ne s'opposait pas à l'exploration de son ''continuum spatial'' par des ''entités reconnues non-hostiles''. Cela ouvrait, littéralement, un monde de possibilités, mais n'était pour l'instant d'aucune utilité.

Il allait falloir trouver autre chose.

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Subadar s'était attendu à l'échec, même s'il avait ardemment souhaité se tromper. Et il doutait que, malgré leur dévouement, les autres compagnons de Julien soient capables de le retrouver. Il commençait à se faire une idée assez complète de toute l'affaire et il était parvenu à une conclusion qui, si elle n'avait rien pour susciter l'espoir, avait par contre de fortes chances d'être assez proche de la réalité.

Si ses suppositions étaient un tant soit peu exactes, il était certainement le seul à pouvoir tenter quelque chose pour venir en aide au garçon qu'il avait fini, lui aussi, par aimer plus qu'il n'était raisonnable. Il y perdrait à coup sûr ce qui lui restait de vie et peut-être même aurait-il, si la mort n'était pas le néant auquel il aspirait, à faire face à d'imprévisibles conséquences. Mais il ne pouvait supporter de ne pas tenter d'arracher Julien à un sort certainement épouvantable.

Car il était trop lucide pour se leurrer et prétendre que c'était avant tout le souci du salut des Neuf Mondes qui le poussait à se lancer dans une quête aussi périlleuse. La préservation de l'Empire ne serait, s'il réussissait, qu'un bienfait accessoire.

- Subadar, je sais à quoi tu penses.

La voix d'Ugo le sortit de l'état de crispation où l'avait plongé, sans qu'il s'en aperçoive le cours de ses réflexions.

- Vraiment ?

- Ce n'est pas bien difficile à deviner.

- Bien. Et alors ?

- Alors, si tu t'apprêtes à faire ce que je crois, tu vas avoir besoin de moi. Et aussi d'un Passeur en état de fonctionner. Dommage que je ne puisse plus te rendre ce service.

- Et où crois-tu que je veux aller ?

- Sur Tandil, bien-sûr. Et tu as raison, si on a encore une chance de le retrouver, c'est certainement dans un endroit comme celui auquel tu penses.

- Yol, tu n'as pas besoin de venir.

- N'essaie pas de me mentir. Je suis le seul qui puisse t'éviter de te détruire. Et puis...

- Ne dis plus rien, je t'en prie. Je t'emmène.

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Chapitre 79

Remplacement

 

Ahrr'demmghath allait mourir, l'imbécile. Et il ne l'aurait pas volé. Perdre ainsi son contrôle en présence de DEUX des Vieux Dieux ! Autant boire un grand verre d'amthag, c'était une manière tout aussi efficace d'appeler la mort, et bien moins désagréable. Cet idiot avait intrigué pendant un cycle et demi pour obtenir le privilège d'être aujourd'hui la Voix du Cercle, et il ne trouvait rien de mieux que de céder à sa rage en plein rituel.

Dem'ghahirr se prépara à rentrer dans le Cercle d'invocation. Il n'allait pas tarder à devoir prendre la place de l'officiant.

En effet la Voix du Cercle, toujours tendu comme un arc, tétanisé, avait fini de répandre sa semence mais son sexe crachait maintenant un sang sombre et ses yeux ne voyaient plus l'outremer pâlissant du ciel où peu à peu disparaissaient les étoiles. Il s'écroula, et le choc de son crâne sur la pierre produisit un son mat qui résonna dans le silence soudain.

- Je suis la Voix du Cercle d'Eng'Hornath ! S'écria Dem'ghahirr en s'avançant jusqu'auprès de Julien lié sur le Ventre de Dr'Haïrr alors que les acolytes tiraient à l'écart le corps sans vie de son prédécesseur.

La flûte et le tambour reprirent leur dialogue dément.

Les seize autres membres du cercle, plongés dans leur transe, acquiescèrent d'un murmure et le nouvel officiant entama la Danse Enn'hghoto, suite complexe d'attitudes physiques et mentales qui, conjuguée à l'action des drogues absorbées depuis des semaines, lui permettrait, à l'exclusion de tout autre, d'entrer en communication avec les Dre tchenns.

Orbe pâle

non-lumière, couleur achrome

et toi

Ombre qui rampes

au seuil des mondes

Qu'il soit à vous

pour son tourment

aussi longtemps que subsiste l'ordre abhorré du R'hinz

Qu'il soit à vous

le Protecteur impuissant des Neuf Mondes

Qu'il soit par Toi gardé

Chaos qui rampe

en obéissance à ton Maître qui murmure la terreur

Qu'il soit gardé et que nul ne le trouve

Qu'il désespère et ne meure point

Je suis la Voix du Cercle d'Eng'Hornath

et par Vous j'ai pouvoir sur lui qu'aujourd'hui je vous donne

afin qu'il soit gardé et ne meure point

Qu'il soit gardé jusqu'à ce que s'épuise l'ordre abhorré du R'hinz

et vienne enfin le temps d'Ahrr'krazmelekh

J'ai le pouvoir et je scelle le pacte

avec une goutte de mon sang pour un instant de votre éternité

L'horizon s'éclairait à l'est, mais il semblait que la lumière mourait autour du cercle de sacrifice où régnait une pénombre de caveau que dissipaient seules les flammes fuligineuses des cassolettes. Et au sein de cette pénombre, une obscurité palpitante enflait peu à peu, perceptible seulement par les sens exacerbés des sorciers.

Car le Dre tchenn, s'il était bien présent, n'était pas vraiment ''là''. Et bientôt il en serait de même pour l'Empereur.

C'était toute la géniale beauté de la machination : l'Empereur allait demeurer prisonnier, hors du monde, tout en y demeurant encore, soumis absolument à l'emprise d'un Dre tchenn majeur. Il allait être absent mais non-mort et, de ce fait incapable de rejoindre un corps de rechange. Incapable aussi de remplir son office au sein du R'hinz. Prisonnier, tel l'insecte dans l'ambre, d'une stase où son corps ne changerait plus. Mais son esprit ! Ahhh !... Son esprit, lui, continuerait de veiller pour sombrer - plus lentement que ne croissent, dans les entrailles aveugles du roc lui‑même, les cristaux gigantesques que nul, jamais, ne verra - dans la démence sans retour où seule demeure, exquise, unique, insupportable, l'indicible souffrance qu'on s'inflige à soi-même.

Et Celui-là qui rampe au seuil des mondes allait s'en repaître ainsi que d'un nectar.

Et les sorciers du Cercle d'Eng'Hornath pourraient à loisir contempler la désintégration des institutions millénaires de l'Empire et faire enfin régner le chaos fécond, mettre en branle à nouveau la roue trop longtemps arrêtée du changement.

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