JULIEN

II

Chapitre 74

Ténèbres

 

Cette chose était vivante ! Malgré l'urgence désespérée de sa situation, Julien ne pouvait s'empêcher de regarder fixement ces organes sanguinolents étalés, il le voyait maintenant, comme pour une dissection, afin de déterminer quelle était la créature qu'on avait ainsi... Il n'y avait pas de mot pour désigner cette horreur.

Debout sur la pierre poisseuse des fluides répandus des êtres sacrifiés durant la nuit maintenant finissante, aucun lien ne l'entravait, mais il ne fut pas surpris que ses tentatives pour sauter immédiatement loin de cet endroit maudit ne produisent aucun résultat. Celui qui l'avait amené ici avait le pouvoir de l'empêcher d'utiliser son Don de Passeur et la ténèbre là, devant lui, en était sans doute responsable.

En bonne logique, il aurait dû être paralysé par la terreur, mais la fréquentation des Neh kyongs et le partage, par deux fois, d'un instant de leur existence, l'avaient quelque peu immunisé contre les effets de la quasi-présence numineuse de ce genre d'entités. Cela ne signifiait cependant pas qu'il n'avait pas peur. Il était au contraire bien trop désagréablement lucide pour ne pas voir clairement le sort qui l'attendait et il devait littéralement faire un effort conscient pour garder fermés ses sphincters. Il s'était parfois interrogé sur ce qu'il aurait fait, soumis à la torture et il était à chaque fois parvenu à la même conclusion : il aurait parlé. La seule pensée de ce que rapportaient les récits édulcorés qu'il avait pu glaner ici où là suffisait à le dissuader de se prendre pour un héros potentiel. Et l'état de ce qu'il fallait bien reconnaître comme un vril - un VRIL, grands dieux ! - semblait repousser la notion-même de souffrance au-delà de l'imaginable. Pour ajouter à sa détresse, il se souvint que, si rapide qu'il soit, son nagtri ne lui serait d'aucune utilité pour obtenir une mort rapide : jamais la lame noire ne consentirait à blesser son maître.

Un coup brutal entre les omoplates le projeta face contre terre et une voix puissante résonna au‑dessus de lui en une série de vocables qu'une mémoire qu'il n'avait jusqu'ici jamais sollicitée identifia aussitôt comme une des langues interdites des adeptes des Arts Ténébreux :

- Prosterne-toi devant Celui qui sert Celui-là-qui-murmure !

Malgré la douleur, Julien gardait l'esprit clair, alors que s'ordonnaient des connaissances depuis toujours enfouies dans son esprit, des connaissances héritées directement de Yulmir et qui resurgissaient maintenant, envahissant son mental tel le flot d'une source noire tout au fond d'un étang.

Ce n'était pas la première fois que l'Empereur visitait ce lieu. Il y avait même péri par deux fois, très, très longtemps auparavant, complètement drogué et incapable de toute pensée cohérente, ses réflexes de défense totalement inhibés. Et chaque fois, il s'était agi de le tuer le plus lentement, le plus douloureusement possible. D'autres fois, il était venu anéantir les infâmes conciles des sorciers malfaisants lorsqu'ils s'étaient avisés de célébrer à nouveau leur culte de ténèbres.

Jamais, cependant, il ne s'était trouvé directement en présence à la fois de deux des entités qu'ils invoquaient. Le commerce avec un seul Dre tchenn était déjà, en soi, une affaire périlleuse à l'extrême. En réunir deux dans un même cercle d'invocation était totalement suicidaire.

Et s'il fallait en juger par ce qui venait d'être dit, on n'avait pas choisi les Dre tchenn plus insignifiants ! ''Celui-qui-murmure-dans-les-ténèbres'' était le surnom d'une entité dont le nom ne pouvait être prononcé. Une légende courait sur plusieurs mondes, dont la Terre, au sujet d'un livre qui le mentionnait et dont la seule lecture suffirait à provoquer la démence. Quant à Celui qui le servait, il ne pouvait s'agir que de cette indescriptible monstruosité à laquelle certains textes faisaient allusion en le désignant comme ''Le Chaos rampant''.

Si ces deux-là étaient de la partie, il n'existait pas d'espoir d'échapper à un sort épouvantable. La seule et minuscule consolation venait de la certitude qu'il était impossible que ses bourreaux eux‑mêmes ne soient pas broyés en même temps que lui.

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Mais la douleur, l'horrible, l'insupportable douleur, ne venait pas. Du moins, s'il avait mal du coup qu'il avait reçu, les secondes s'écoulaient dans le silence revenu sans qu'on commence à lui broyer les membres. C'était incompréhensible et, même si l'adolescent en lui en était pathétiquement soulagé, la part croissante de lui-même qui se souvenait d'avoir été Yulmir s'interrogeait froidement et, paradoxalement, s'en inquiétait bien davantage encore que de la répétition des tortures vicieuses auxquelles il s'attendait.

On le remit brutalement sur ses pieds. Deux acolytes s'étaient joints à l'officiant et le tenaient fermement chacun par un bras. Ils le dépouillèrent de son laï, de ses sandales, et tranchèrent le lacet auquel étaient attachés le klirk-cible d'Aïn et celui de Wenn Hyaï. Ils tranchèrent aussi la fine ceinture qui portait son nagtri et il se tint enfin vêtu, ainsi qu'il se devait, des seules Marques blanches de l'Empereur. L'officiant, qui le dépassait largement en stature, se planta devant lui :

- Tu ne vas pas mourir, cette fois, Protecteur des Neuf Mondes. (il avait prononcé le titre en tünnkeh en y mettant un tel mépris que Julien faillit bien se sentir insulté) Tu vas vivre. Longtemps. Aussi longtemps qu'il le faudra. Et le Serviteur de Celui-là-qui-murmure va prendre soin de toi.

Le tambour demmbal se remit à battre lentement, en sourdine et le grincement de la flûte yabbhaï, à peine plus fort que le cri d'une chauve-souris, recommença d'offenser les tympans à la limite de l'audible. Le sorcier tendit la main et saisit le sexe de Julien avec une étonnante délicatesse, le soupesant et le manipulant doucement alors que son propre vit, luisant des sucs qu'il laissait dégoutter en abondance depuis le début d'une nuit où pas un instant il n'avait perdu sa raideur, palpitait à l'unisson du tambour. Les doigts calleux du mage, oints de la sève aphrodisiaque du sandar, tièdes dans la nuit glaciale du désert, caressaient avec une expertise à laquelle le corps du garçon répondait malgré lui, malgré la peur, malgré le dégoût, malgré la certitude de la souffrance. Il s'attendait à ce que, d'un instant à l'autre, l'homme referme violemment sa main sur ses testicules, pour les broyer dans une explosion de douleur. Cependant, il ne pouvait empêcher sa verge de se tendre et des vagues de sensations de plus en plus intenses de courir dans tous ses nerfs. Sa raison, sa volonté, lui criaient qu'il n'éprouvait pas le moindre désir. Son corps, lui, n'aspirait qu'à s'abandonner à la jouissance.

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Chapitre 75

Débat

 

La consternation régnait au Palais. On n'avait même pas pu s'emparer d'un des assaillants ! Xarax les avait tout juste entraperçus avant qu'ils ne disparaissent, transportés sans doute vers leur base de repli. On n'était sûr de rien. Il n'y avait aucun moyen de savoir s'ils avaient capturé Julien ou bien si celui-ci avait fait un saut pour se mettre en sûreté. On ne pouvait qu'attendre qu'il se manifeste de lui-même.

Convoqué en hâte, Wenn Hyaï se projeta dans l'En-dehors mais ne put percevoir la moindre trace du klirk lui appartenant que Julien portait toujours en médaillon autour de son cou.

Pour Tannder et Dennkar, qui se considéraient comme directement responsables de tout ce qui concernait la sécurité de Julien, la situation avait un affreux goût de déjà-vu. Cependant, ils avaient cette fois quelque difficulté à en accuser les Dalannis. En effet, si l'on pouvait supposer qu'un groupe d'irréductibles subsistait quelque part sur Nüngen ou ailleurs dans le R'hinz, il était plus difficile de croire qu'ils disposaient d'un moyen de faire disparaître des klirks dont, de surcroît, ils n'avaient pas la moindre idée qu'ils étaient autre chose que de simples médaillons ornant le cou de l'Empereur et, encore moins, qu'ils étaient susceptibles de permettre de le retrouver.

Aldegard et Tahlil, dès qu'il eurent appris la nouvelle, décidèrent de réunir un conseil où, en sus de Subadar, Wenn Hyaï, Tannder et Dennkar, on convia aussi Niil. C'est ce dernier qui suggéra, lorsqu'il se fut un peu remis du choc, de convoquer aussi Ambar et Yülien.

- Je comprends, déclara un Aldegard passablement contrarié, que nous devrons leur dire que Sa Seigneurie a disparu, mais leur présence à ce conseil ne me semble pas indispensable. Pour l'instant, nous avons autre chose à faire que consoler des...

- Avec votre permission, Sire, le coupa Niil au mépris de toutes les règles du protocole, leur présence me semble d'autant plus indispensable qu'ils sont les seuls à avoir plus ou moins subi le même genre de chose.

- Ils n'ont pas été enlevés par des assassins, que je sache !

- Non, effectivement, mais le klirk que portait Ambar a disparu, exactement comme celui de Julien.

Le silence qui suivit fut plus éloquent qu'un discours. Finalement, après avoir pris le temps de ravaler son irritation, Aldegard reprit :

- Niil des Ksantiris, je reconnais que vous marquez un point.

- Mon Oncle (Niil, désireux de dissiper toute trace d'antagonisme, employait à dessin le terme de respectueuse soumission familiale), vos soucis de Miroir de l'Empereur vous laissent moins qu'à moi le loisir de voir ces petites choses.

Malgré la gravité de la situation, Aldegard ne put s'empêcher d'avoir un petit rire :

- On caresse le tak dans le sens du poil ? Je vois que les leçons de Sire Tahlil portent leurs fruit, c'est bien. Nous allons faire appeler notre Nyingtchik de génie.

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Les débats furent animés. Ambar et Yülien, dès qu'ils apprirent ce qui s'était passé, voulurent se lancer immédiatement à la recherche de Julien et, s'ils avaient décidé de braver l'autorité d'un Aldegard profondément sceptique, ou les craintes d'un Subadar très inquiet à l'idée de risquer le tandem le plus prometteur qu'il ait jamais vu dans une aventure aussi dangereuse, nul n'aurait eu le pouvoir de les en empêcher. Tannder et Dennkar, s'ils admettaient que les deux amis étaient sans doute les mieux à même de découvrir quelque chose, doutaient cependant de leur capacité à faire face à des adversaires certainement capables de les anéantir sans effort. Mais Wenn Hyaï, dont l'affection pour ses élèves se doublait d'un authentique respect pour leurs accomplissements, finit par mettre tout le monde d'accord en suggérant qu'il pourrait se joindre à eux pour mener les recherches.

Malgré tout, il fallut encore convaincre Tannder que, bien que son aide puisse être infiniment précieuse, la présence d'un non-passeur dans une telle expédition risquait de constituer un obstacle majeur. Et Tannder était trop honnête pour objecter qu'Ambar n'était pas un Passeur.

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