JULIEN

II

Chapitre 72

Recherches

 

Julien avait longuement hésité, mais maintenant, il était bien décidé à retourner interroger Yangdehar de Dahldreng, le personnage synthétique du Sang Khang. Il avait pensé un moment s'y rendre seul pour éviter à Xarax d'être de nouveau assailli par des émotions difficiles à maîtriser, mais il avait fini par y renoncer. En effet, quoi qu'il finisse par apprendre, il ne voulait rien cacher au haptir. De plus, il n'était pas sûr que se rendre dans un tel lieu ne l'amène pas à rencontrer des choses auxquelles il aurait peut-être du mal à faire face sans le solide appui de son compagnon.

La petite pièce n'avait pas changé et le jeu de territoires semblait toujours attendre qu'on engage une partie. Quelques fleurs venaient d'éclore dans le jardin encore emperlé de rosée, éclairé par un soleil matinal. Julien se demanda un instant s'il s'agissait d'une illusion ou s'il c'était un vrai jardin et, dans ce cas, qui s'occupait de son entretien. Puis il se dit qu'il préférait n'en rien savoir et profiter simplement du calme de l'endroit. Il s'assit dans l'un des sièges bas et demeura quelques instants à goûter la caresse de l'air frais et parfumé avant d'invoquer mentalement la présence de ''Yang''.

- Je vois, Sire, que Maître Xarax vous accompagne de nouveau.

- Oui. J'espère que vous n'y voyez pas d'inconvénient ?

- Je pourrais émettre quelques objections, mais je crains qu'elles ne demeurent sans effet.

- Vous avez raison. J'ai décidé que Xarax m'accompagnerait dans toutes mes recherches.

- Et sur quoi portent aujourd'hui vos recherches ?

- Je voudrais bien comprendre ce qui se passe exactement.

- C'est un vaste programme...

- Écoutez, tout le monde me dit que je suis Yulmir, mais je suis incapable de m'en souvenir. En plus, je n'ai pas l'impression que c'était quelqu'un de très sympathique. En fait, je ne crois pas que j'aurais aimé le rencontrer.

- Votre jugement est peut-être un peu hâtif.

- Et pour couronner le tout, on me demande d'apprendre à faire son travail. Un travail qu'il avait fini par détester au point de souhaiter mourir une bonne fois pour toutes, rien que pour s'en débarrasser. Du moins, c'est ce que vous m'avez laissé entendre.

- C'est sans doute une façon quelque peu schématique de présenter les choses, mais on ne saurait nier que c'est assez proche de la réalité.

- Qu'est-ce qui se passerait si je décidais que Yulmir a raison et que je me suicide ? Après tout, maintenant, personne ne m'en empêche.

- Je doute que votre haptir soit de cet avis.

- Je n'aimerais certainement pas te voir mourir, Julien, mais je ne te forcerais pas à rester en vie.

- Vous avez entendu ?

- Oui. Malgré tout, je crains que cela ne constitue pas une solution définitive.

- Les Corps dormants sont tous morts.

- D'autres sont en préparation.

- Mais si je décidais d'en finir tout-de-suite ? Ils ne sont sûrement pas encore prêts ?

- Sans aucun doute, mais il y a de fortes probabilité pour que se produite un phénomène semblable à celui qui vous a envoyé sur la Terre. Vous renaîtriez vraisemblablement sur ce monde.

- Oui, mais là, il n'y aurait personne pour me renvoyer dans les Neuf Mondes.

- N'en soyez pas si sûr. Et même si vous parveniez à interdire à vos amis de partir à votre recherche, ce ne serait que repousser l'échéance. Au terme de votre nouvelle existence, les Corps dormants seraient de nouveau opérationnels.

- Oui, mais je ne serais pas ici !

- Cela n'a aucune importance. La distance spatiale ne compte pas.

- Il doit bien y avoir un moyen de sortir de ce piège !

- C'est ce que pensait Yulmir. Apparemment, il n'a pas réussi à le trouver.

- Qu'est-ce que vous en savez ? Peut-être qu'il est vraiment mort et qu'il m'a tout simplement refilé la corvée. Qui vous dit que je suis vraiment Yulmir ? Pas moi en tous cas !

- Oh ! Ça ne fait pas le moindre doute ! Pour tous ceux qui sont aptes à vous voir tel que vous êtes, il est impossible que vous ne soyez pas l'Empereur.

- J'ai l'impression que ça arrange tout le monde. Sauf moi, bien-entendu... Et pendant qu'on y est, il y a un petit détail qui me chiffonne encore.

- Je ferai tout mon possible pour vous aider à clarifier ce qui vous tracasse.

- Vous venez de me dire que, pour ce qui est des Corps dormants, la distance n'avait pas d'importance.

- C'est exact.

- Mais quand Yulmir s'est fait éjecter jusque sur la Terre, les Corps dormants n'étaient pas morts. Xarax m'a dit qu'il était allé vérifier lui-même. Il m'a dit aussi, si je me souviens bien, que les indicateurs biométriques ne savaient pas mentir. Alors pourquoi est-ce que Yulmir ne s'est pas manifesté dans un de ses corps de rechange ?

- Parce que Maître Xarax a été trompé. Lorsqu'il a vérifié les Corps dormants après la disparition de Yulmir, ils étaient déjà morts. En fait, Yulmir avait trouvé le moyen de faire mentir les indicateurs biométriques. Ce qui n'était pas très difficile, s'agissant de machines sans intelligence et qui n'étaient pas vraiment protégées contre une intrusion théoriquement impensable, puisqu'elle ne pouvait venir que de l'Empereur lui-même. C'est aussi Yulmir qui a arrêté les générateurs de stase anentropique pendant l'infime fraction d'instant suffisant pour interrompre le processus vital des Corps dormants. D'autres points demeurent-ils obscurs ?

- Certainement, mais je crois qu'on va s'en tenir là pour l'instant. A moins que...

- Oui ?

- Vous ne sauriez pas où se cache le chef des Dalannis, par hasard ?

- Non.

- Alors ce sera tout pour l'instant. Je vous remercie.

- C'est toujours un plaisir de m'entretenir avec vous.

oo0oo

- Xarax, je suis désolé, même si j'ai l'impression que je n'y suis pour rien.

- Tu n'as pas à te sentir coupable. De toute façon, Yulmir ne pouvait pas faire autrement que de me cacher ce qu'il faisait.

- Quand même... J'espère qu'on en a fini avec tous ces mensonges.

- Entre nous, certainement, il n'est plus nécessaire d'entretenir tous ces noirs secrets. Mais avec le reste de nos amis... Je ne crois pas qu'il serait prudent de raconter tout ça à Maître Subadar, par exemple. Et moi, je sais que je vais tenir Dillik soigneusement en-dehors de cette affaire.

- C'est vrai. Tu as peut-être raison. Mais je vais quand même y réfléchir. Ça ne me plaît vraiment pas du tout de penser que je vais devoir me cacher en permanence des gens que j'aime le plus. D'une manière ou d'une autre, il faut que ça finisse.

- Je te comprends, mais je dois aussi te dire que je ne connais pas d'exemple d'un dirigeant, ou d'un roi, ou d'un empereur quel qu'il soit qui ait pu s'offrir le luxe de dire toujours la vérité ou qui ait pu garder les mains entièrement propres. L'exercice du pouvoir est salissant. Toujours. Quel que soit le pouvoir.

- C'est bien pour ça que je n'en veux pas !

- Malheureusement, tu n'as pas le choix.

- Mais tu vas quand même m'aider à trouver un moyen de nous en sortir, non ?

- Je t'aiderai autant que je le pourrai. Même si cette situation me pèse moins qu'à toi.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Être à ton service me plaît. Tu ne t'en rends sûrement pas compte, mais je t'aime, moi aussi.

- Tu ne préférerais pas avoir une vie à toi ? Être libre de faire ce que tu veux ?

- J'ai une vie à moi, comme tu dis. Et je suis libre de faire ce que je veux. Il se trouve que ce que je veux, c'est te servir. Je suis très heureux comme je suis.

- Et Dillik ?

- Pour l'instant, Dillik rêve de devenir capitaine de trankenn.

- Justement, comment est-ce que tu feras pour être en même temps avec lui et avec moi ? Comme dit l'autre, on ne peut pas servir deux maîtres à la fois.

- Dillik n'est pas mon maître.

- C'est vrai. D'ailleurs, moi non plus.

- Tu ne devrais pas essayer de te mentir à toi-même. C'est encore plus dangereux que de mentir aux autres.

- D'accord. Je suis ton maître. Mais c'est uniquement parce que tu veux que ce soit comme ça.

- Exactement. Et Dillik le sait. Et cela lui convient parfaitement. Quand je suis à ton service, il te sert aussi. Il en est fier.

- Hein ?!

- Tu devrais essayer de comprendre. On peut être heureux de servir, quand on le fait par choix. Demande à ton cuisinier. Je sais qu'il a pleuré de bonheur le jour où tu as demandé à le voir pour le féliciter. Et il est suffisamment riche pour n'avoir pas besoin d'occuper un emploi. Sa famille est l'une des plus puissantes de Nüngen. Il te servait parce que c'était sa façon d'accomplir son plus noble devoir. Maintenant, en plus, il te sert parce qu'il t'aime.

- Décidément, tout le monde m'aime. J'ai bien de la chance !

- Tu peux en rire, mais il est heureux qu'il soit si facile de t'aimer. Il y a suffisamment de gens qui cherchent à te nuire.

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Chapitre 73

Déjà vu

 

La matinée était fraîche, ce qui changeait agréablement de la canicule qui avait régné pendant les trois jours précédents. Mieux, le jardin était couvert de rosée et Julien décida d'en profiter pour y faire un petit tour avant de s'attaquer aux inévitables tâches plus ou moins ennuyeuses qui encombraient une part de son emploi du temps beaucoup trop importante à son goût. Les rayons d'un soleil encore assez bas sur l'horizon filtraient agréablement au travers d'une végétation ressemblant à des bambous ornementaux et invitaient à parcourir les allées couvertes d'un sable bleu pâle soigneusement ratissées par des jardiniers si discrets que Julien n'avait, jusqu'ici, pas encore réussi à en apercevoir un seul.

Il disposait d'environ une heure de tranquillité bien à lui qu'il comptait passer à se promener en observant les nombreuses bestioles qui peuplaient cette nature apprivoisée. À cette heure, il verrait surtout des sortes de gros scarabées, chatoyant de couleurs incroyables, pour la plupart totalement inoffensifs et qu'il avait appris à reconnaître suffisamment pour chasser d'un revers de main les très rares individus susceptibles de le trouver à leur goût. Pour les autres, il lui arrivait souvent de rester un moment immobile dans l'espoir que l'un d'entre eux choisirait de de poser sur son bras tendu et se laisserait examiner à loisir. On n'était pas sur Tandil, où n'importe quoi pouvait soudain décider de vous occire ou de vous infliger d'horribles brûlures !

Il y avait aussi de curieux petits mammifères, gros comme de petits lapins et agiles comme des écureuils qui lançaient des trilles vraiment mélodieux et n'hésitaient pas à agripper le bas du vêtement des promeneurs éventuels pour quémander les friandises que personne ne manquait d'emporter dans ses poches. Ils ne poussaient cependant pas la familiarité jusqu'à se laisser caresser malgré la tentation que représentait leur pelage ras, soyeux et d'un blond empli de reflets irisés.

Les fleurs étaient à la fois étranges et familières. Certaines avaient des formes aussi délirantes que des orchidées terrestres, d'autres, plus discrètes répandaient à cette heure des parfums surprenants et poivrés qui, plus que tout autre chose, provoquaient chez Julien un puissant sentiment d'être ''ailleurs''.

C'est alors qu'il s'apprêtait à traverser un des petits ponts qui enjambaient le ruisseau serpentant parmi les arbres qu'il aperçut les assaillants. Il n'avait pas besoin de réfléchir. Tous ses amis étaient absents ou vaquaient à leurs occupations du moment et personne d'autre n'avait un accès licite au jardin. Dès qu'il aperçut la forme qui commençait à bouger à quelques pas de lui, il se plongea instantanément en stase de combat. L'entraînement portait ses fruits ; il ne se laisserait plus entraîner à réagir aveuglément. Dans l'enceinte du Palais, il disposait d'une puissance impressionnante que Xarax avait déjà mobilisée pour lui quand ils s'étaient enfin retrouvés, lors de l'attentat de la Rotonde Océane. Il avait depuis longtemps mémorisé le schéma mental et les paroles qui déclenchaient ce feu dévastateur et c'était, sans le moindre doute, le moment de s'en servir.

- Han Khalimaï ! To Ganniwey !

L'air sembla se coaguler autour de lui, mais le trait de feu espéré ne jaillit pas, alors que trois Yrcadiens se précipitaient vers lui. Confusément, il entendait des cris et des alarmes qui se déclenchaient dans tout le voisinage, mais les secours, si rapides qu'ils fussent, arriveraient trop tard. Il portait en permanence son nagtri, mais il n'avait pas la présomption de penser qu'il avait la moindre chance face à trois - non ! - quatre adversaires parfaitement entraînés et dont la mort violente était l'unique spécialité. Il sauta...

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Et le piège se referma.

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Au lieu du calme paysage de la Table d'orientation, Julien surgit dans un décor qu'il reconnut immédiatement pour l'avoir une fois aperçu lors de sa première tentative de créer un environnement dans la Chambre-ailleurs. Ce décor sinistre était celui-là même qui était apparu spontanément à la stupéfaction horrifiée de Maître Subadar : l'autel de sacrifice d'un cercle de sorciers ténébreux.

Mais cette fois, il n'était plus dans la Chambre-ailleurs, et Subadar n'était pas là pour le rassurer par sa simple présence. Il était seul, sans Xarax, entouré de personnages nus, ithyphalliques, peints de symboles dont la seule vision était une souillure et, pire encore, face à une ombre palpitante d'où rayonnait une absolue malveillance.

Un tambour battait frénétiquement, sans aucun rythme décelable, sans parvenir à couvrir par son vacarme les grincements horripilants d'une flûte dont le son semblait percer la pierre et s'insinuer dans les os pour en geler la moelle.

D'un coup, le silence se fit. Dans la lueur rougeâtre de cassolettes où brûlait un mélange pestilentiel, le seul son encore perceptible était un gémissement dont Julien réalisa avec horreur qu'il provenait de ce qu'il avait pris, tout d'abord, pour un amas de déchets de viande jeté là, à quelques pas de lui.

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