JULIEN

II

Chapitre 70

Un vent mauvais

 

Sur Tandil, toute la surface de la planète n'était bien-sûr pas uniformément occupée par des forêts impénétrables. Cependant, même à où l'on pouvait estimer qu'une présence humaine aurait pu s'implanter et se développer, la faune et la flore demeuraient si dangereuses qu'il n'était pas question de s'y installer. Hors quelques très rares observatoires scientifiques ainsi qu'une une enclave officielle chargée de maintenir un contact courtois, mais assez distant, avec l'espèce la plus intelligente qu'étaient les oiseaux Vril, seule la base ultra-secrète qu'avaient fréquentée Julien et ses amis était à même d'offrir un asile à des visiteurs hors-monde.

Il existait cependant, outre deux calottes polaires de superficie relativement réduite, quelques zones continentales désertiques qui abritaient depuis des millénaires les activités de groupes proscrits, régulièrement anéantis, mais qui finissaient toujours par resurgir, quoi qu'on fasse, après des périodes plus ou moins longues, sous des appellations et des formes diverses. Essentiellement, ces communautés s'adonnaient à ces Arts Ténébreux dont les principes-mêmes s'opposaient absolument à la démarche qui constituait la base de toute les cultures licites du R'hinz.

Ce fait était bien connu de l'Empereur et de ses conseillers et Yulmir s'était périodiquement chargé de purger les Neuf mondes des manifestations les plus malfaisantes de cette activité. La chose n'était d'ailleurs pas sans risques et le Protecteur des Neuf Mondes y avait plusieurs fois rencontré une mort des plus désagréables.

Le problème venait essentiellement du fait que les Arts Ténébreux s'appuyaient sur une relation avec des Dre tchenn, entités assez proches des Neh kyongs, mais qui semblaient avoir, entre autres traits caractéristiques, une prédilection pour la terreur et la souffrance sous toutes leurs formes. Il était impossible à un être humain, ou même à quelque créature intelligente partageant ce qu'il était convenu d'appeler l'univers réel ordinaire, de concevoir les motivations et le mode d'existence des Dre tchenn, mais il était possible d'avoir avec certains d'entre eux des rapports d'intérêt où les services de ces derniers étaient rétribués, justement, par la souffrances de sujets expressément offerts en sacrifice. Et pour des individus suffisamment avides de pouvoir, l'alliance avec un Dre tchenn pouvait sembler présenter des avantages suffisants pour justifier le prix élevé de ses services. D'autant plus que ce prix était en général payé par la souffrance de quelqu'un d'autre.

C'était précisément le cas de la très secrète confrérie des Sorciers d'Eng'Hornath. Elle n'était pas unique en son genre. Elle n'était certes pas la plus nombreuse, bien qu'aucune de ces organisations n'ait jamais compté, au mieux, plus de trois ou quatre mille adeptes. Elle se réduisait à quelque deux cents membres, mais elle avait réussi à subsister depuis plus de six millénaires durant lesquels elle avait prêté son concours à presque tout ce qui avait compté parmi les ennemis, déclarés ou non, de l'ordre impérial. En fait, les Sorciers d'Eng'Hornath étaient les lointains héritiers de ceux qui, à l'aube des temps, avaient peu à peu appris à communiquer avec ceux qui vivaient dans ce qu'on avait alors appelé l'Entre-monde.

Contrairement aux Neh kyongs, les Dre tchenn ne semblaient pas être soumis aux règles rigides qui limitaient leurs rapports avec d'autres espèces. En particulier, ils pouvaient, pour peu qu'on leur offrît une rétribution suffisante, faire office de passeurs sans se montrer aussi regardants que les ridiculement vertueux Passeurs de Yiaï Ho. Bien-sûr, le prix à payer pour ce genre de service était à la fois d'une nature différente et beaucoup plus élevé. Mais que ne ferait-on pas pour transporter une vingtaine de ghorrs, par exemple ! D'ailleurs, les membres de la confrérie n'avaient pas d'autre moyen pour se transporter sur Tandil.

Ils étaient aussi fermement décidés à en finir une fois pour toutes avec Yulmir et tout ce qu'il représentait. Ce n'était pas une nouveauté, mais cette fois, si les informations concernant l'état de faiblesse et de confusion de la dernière manifestation de Yulmir étaient exactes, ils avaient bon espoir d'y parvenir.

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Layaï n'avait pas l'autorisation de sortir du territoire de l'Aire Yeneï. Mais le courant l'avait entraîné sans qu'il s'en aperçoive, et beaucoup plus vite qu'il ne l'avait imaginé. Il était rarissime qu'un grand courant intercontinental descende aussi bas. Personne le pouvait lutter contre la force d'une veine d'air qui faisait le tour de la planète à une vitesse plusieurs fois supérieure à ce que pouvait atteindre n'importe quelle créature volante. Et un jeune vril encore loin de la maturité ne comptait certainement pas parmi les créatures les plus rapides. Pour rentrer, il allait devoir s'approcher du sol bien en-dessous de la limite de sécurité ; probablement à moins de huit mille kenks. Il allait devoir faire particulièrement attention aux innombrables prédateurs, dont beaucoup étaient plus petits que lui, mais qui n'en restaient pas moins dangereux si on se laissait surprendre.

Heureusement, la nuit était encore loin et il pourrait éviter un survol prolongé de la forêt au prix d'un détour par-delà la crête de la Barrière. Cela rallongerait de près d'un tiers la distance totale de son parcours, mais mieux valait survoler un désert que s'approcher trop longtemps de la cime des grands arbres où guettaient en permanence les rapaces en tous genres. Naturellement, il allait devoir affronter la colère de R'rang Naïk et serait certainement puni, mais il arriverait beaucoup trop en retard pour avoir la moindre chance de pouvoir dissimuler son imprudence.

Réduisant sa portance, il piqua vers le sol tout en obliquant sur sa gauche, vers les plissements chaotiques des montagnes de la Barrière. C'est avec soulagement qu'il sentit, alors qu'il dominait les roches noires et rouges d'au moins encore mille cinq cents kenks, qu'il quittait le courant et que sa vitesse par rapport au sol retrouvait une valeur normale. Il vira vers l'ouest, parallèlement à la Barrière, obscurcit sa cornée pour lutter contre l'éclat du soleil, et entreprit de se concentrer pour tirer le maximum d'efficacité des mouvement de ses grandes ailes vert émeraude.

Il ne vit rien venir. C'est à peine s'il sentit pendant une fraction de seconde, avant de perdre conscience, la piqûre du dard du rakhkan qui injectait dans sa nuque son venin paralysant, tétanisant ses muscles moteurs et transformant son corps rigide en planeur docile.

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Dans l'obscurité presque totale du réduit où il était enfermé, Layaï n'avait aucun moyen d'évaluer le temps, mais plusieurs dizaines de jours avaient certainement passé avant qu'on vienne l'extraire de sa geôle. Il était bien nourri, quoi qu'il finît par soupçonner que ses aliments contenaient des ingrédients destinés à apaiser sa peur. Sa nourriture lui était apportée par un humain, mais curieusement, il ne parvenait pas à s'en étonner bien que les humains fussent si rares sur Tandil que personne de sa connaissance n'avait eu l'occasion même d'en apercevoir un.

Depuis peu, cependant, quelque chose avait changé. Il commençait à ressentir une sourde angoisse et à réaliser, croyait-il, l'horreur de sa situation. Mais l'inquiétude qui le tenaillait de plus en plus fort à mesure que son organisme éliminait les substances tranquillisantes dont il était saturé n'était rien comparée à l'épouvante qui le saisit lorsqu'il revit enfin la lumière d'un jour finissant.

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Chapitre 71

Le Gardien du Seuil

 

Les dix-sept sorciers du Cercle d'Invocation d'Eng'Hornath avaient dû attendre la trop rare conjonction des trois lunes noires pour mettre en branle la séquence d'actions qui mènerait à leur victoire définitive. Le fait que cette conjonction se combinait à une éclipse totale d'Ach'r Ratath à son coucher (tel était le Vrai Nom, dans le langage des Vieux Dieux, de Nalden, le soleil de Tandil) faisait de ce moment un instant exceptionnel et augurait un succès aussi inéluctable que la course des astres.

Debout sur la Pierre Arrha, la Voix du Cercle murmura la première stance de l'Invocation Majeure au son grinçant de la flûte abbhaï et du tambour demmbal alors que l'astre occulté sombrait derrière la ligne brisée des montagnes de la Barrière d'Aktael. Il tenait dans sa main le marteau anghoï, le Broyeur d'os, qu'il s'apprêtait à abattre sur les élégantes membrures des ailes déployées du jeune vril, maintenant pleinement, horriblement conscient du sort qui l'attendait. Un jeune vril qui venait de réaliser que les épouvantables histoires de sorciers noirs qui le faisaient frissonner dans la sécurité des veillées de son clan n'étaient pas des légendes destinées à faire obéir les enfants. Un jeune vril qui allait aussi comprendre que même ces légendes étaient encore très au-dessous de ce qu'elles prétendaient rapporter.

Le premier hurlement de la victime jaillit avec une précision merveilleuse à l'instant-même où le limbe d'Ach'r Ratath, maintenant presque entièrement sous l'horizon, dévoilé enfin par Hyerr'lammath, l'incestueuse lune seconde à la fin de l'union avec son frère aîné, laissait fuser un ultime rayon juste derrière le pic de Dannath avant de laisser place aux ténèbres de la nuit glaciale.

On alluma les bassins emplis de naphte, de graisse animale et de soufre qui répandaient, outre la lueur malsaine qui soulignait la hideur des lieux, une puanteur censée, selon les plus simples et les plus superstitieux adeptes du culte, réjouir les Vieux Dieux.

Tapie sur la vaste Pierre Arrha, face à l'officiant qui dominait sa victime, se tenait une obscurité que nulle lumière n'avait le pouvoir de dissiper et qui était tout ce qu'on pourrait jamais voir de Celui qui rôdait au seuil de l'Entre-monde et qu'on entendait parfois chuchoter dans l'ombre.

Il était là, comme il était ailleurs, partout où l'on infligeait en son nom la souffrance.

Il était là, qui buvait la terreur, l'abjecte folie qui s'emparait de l'esprit de la créature impuissante qui, déjà, désirait plus que tout s'abîmer dans la mort et ne le pouvait pas. Une créature qui, par la vertu du jus de seng, ne sombrerait pas non plus dans une miséricordieuse inconscience.

Il était là, jouissant du miel délectable et amer du désespoir offert.

La Voix du Cercle, luttant pour ne pas succomber, lui aussi, à la peur qui tordait ses entrailles en la présence du Dre tchenn, poursuivit ses incantations au rythme qui s'accélérait peu à peu de la musique démente s'accordant aux râles de plus en plus aigus et de moins en moins forts qui s'échappaient du gosier du jeune vril martyrisé. Il s'efforçait de contrôler ses mouvement, afin que la lame zengthallath ne dévie pas, mettant un terme prématuré à la vie de la créature palpitante qui devait absolument durer jusqu'à la conclusion du rite.

Des milliers de soi-disant sorciers présomptueux étaient morts d'avoir cru qu'invoquer un Dre tchenn revenait à contraindre à l'obéissance une entité dont on pouvait alors utiliser la puissance. D'autres s'étaient crus protégés par les termes de l'accord passé au cours du rituel. Il n'en était rien ! Et il était préférable de s'être bien imprégné de cette réalité lorsqu'on s'engageait dans ce genre d'aventure. Le seul moyen de ne pas être irrémédiablement anéanti par celui qu'on appelait consistait à lui fournir immédiatement ce qu'il voulait, c'est-à-dire un accès à cette chose précieuse entre toute : la saveur inimitable d'un être en proie à la terreur la plus abjecte.

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Il y eut d'autres victimes. Beaucoup d'autres, alors que, lentement, la planète tournait sur son axe. Certaines d'entre elles avaient été capturées des mois auparavant. D'autres avaient été livrées par leurs proches ou les membres de leur communauté en échanges de faveurs ou de la promesse de la bienveillance des Vieux dieux. Mais aucune n'avait la valeur du jeune vril, comme aucun des hôtes conviés à ce festin de mort et d'horreur n'avait la dangereuse puissance de Celui-qui-murmure.

Celui-qu'accompagne-la-folie-discordante, était aussi présent, si tant est qu'un tel mot ait une quelconque signification pour de telles entités et c'était lui, en fait, qui allait prêter directement son concours aux adorateurs de son maître.

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