JULIEN

II

Chapitre 68

De justesse !

Le schème mental donné par leur hôte projeta immédiatement Ambar et Yülien dans l'En-dehors de ce qui était bien leur univers d'origine. C'était là une situation relativement familière à Yülien, à cette différence près que cette fois, que ce soit du fait de son séjour dans l'unité de communication, ou du fait du contact, si bref qu'il eût été, avec les horribles ''gardiens'', ou bien encore à cause d'une manipulation subtile de ''l'être soi-conscient non duel'', Ambar partageait pleinement sa perception du chaos.

L'effet fut dévastateur.

Lorsqu'il s'était trouvé exposé pour la première fois à l'agression de tous ses sens par ce milieu auquel sa conscience n'était pas censée avoir accès, Julien avait été protégé par l'intervention immédiate de Xarax, fermant instantanément tous ses centres de perception sensorielle.

Mais Yülien n'était pas Xarax. Il n'avait pas un accès direct aux mécanismes les plus subtils de l'esprit de son ami. Et si ç'avait été le cas, il eût été bien en peine d'en tirer parti.

La panique qui submergea Ambar fut immédiate et totale et, dans l'état de fusion où ils se trouvaient, elle submergea aussi le malheureux Yülien, l'empêchant d'accéder à la Table d'Orientation, ne laissant dans son esprit tétanisé qu'une seule et irrépressible pulsion : quitter l'En-dehors.

Yülien, s'il commençait à être assez à l'aise dans le réseau des klirks, n'avait aucun entraînement et, à plus forte raison, aucune maîtrise dans l'Art subtil de la navigation non balisée. Il est donc tout-à-fait remarquable qu'il n'ait pas émergé, avec son compagnon hurlant, dans le vide interstellaire qui compose, il faut bien en convenir, l'essentiel de la plupart des univers.

Il aurait pu tout aussi bien, quoi qu'avec une probabilité moindre, mais absolument pas négligeable, émerger au cœur d'une étoile car ce genre d'objet exerce, pour un Passeur qui n'y prend pas garde, l'équivalent d'une forte attraction magnétique pour une particule de fer.

La catastrophe fut évitée grâce à un réflexe implanté sans la moindre pitié par un Wenn Hyaï totalement insensible aux plaintes à vous briser le cœur d'un élève qui n'hésitait pas à l'accuser auprès de ses camarades de cruauté mentale, voire de s'adonner à l'habitude perverse d'infliger la souffrance pour son propre plaisir.

Il est vrai qu'il s'agissait-là d'effectuer un dressage impitoyable auquel, d'habitude, les Passeurs aptes à la navigation hors balises n'étaient soumis que plusieurs années plus tard. Mais Maître Wenn Hyaï, dans sa grande sagesse, avait décidé qu'on n'avait pas le choix et que la précocité du Tsenn kenn de Julien imposait qu'il fît taire sa tendance naturelle à une compassion qui eût été ici non seulement déplacée, mais potentiellement dangereuse.

Aussi Yülien avait-il dû répéter jusqu'à l’écœurement l'exercice consistant à se projeter sans même réfléchir, sans avoir à visualiser quoi que ce fût, au plus près du Klirk Premier de Yiaï Ho, le monde d'origine de tous les Passeurs.

Il était encore loin de maîtriser parfaitement cette technique essentielle de sauvegarde, mais cela leur évita une mort immédiate et sans gloire.

Au lieu de quoi, ils émergèrent sains et saufs sur Yiaï Ho.

À quelque dix mille mètres de la surface, certes, mais bien exactement au-dessus du monolithe de granite où était enchâssé le klirk le plus célèbre de l'univers connu.

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Xarax s'abattit sans douceur sur les épaules de Julien qui laissa s'écraser au sol le bol cérémoniel de porcelaine Garwang qu'il s'apprêtait à porter à ses lèvres.

- Ils sont ici ! Je les sens ! Ils sont revenus !

Il était d'autant moins besoin de demander à qui le haptir faisait allusion que le bol en question était un héritage précieux du Clan de Katak, auquel Julien était venu délivrer la sinistre nouvelle de la disparition de son rejeton le plus prometteur depuis Aïn lui-même.

Il est des circonstances ou l'excès de politesse, un respect trop scrupuleux des formes, peut nuire à l'efficacité. Julien mit presque trois secondes à décider que c'était bien le cas avant de faire le saut dans l'En-dehors qui lui permit de localiser immédiatement son propre klirk cible, toujours solidement attaché en pendentif au cou d'Ambar et d'émerger aussi près qu'il le pensait prudent.

Ils restait encore bien trois mille mètres à parcourir jusqu'au sol, mais les deux compères enlacés avaient acquis depuis quelques instants leur vitesse limite de chute et s'éloignaient considérablement malgré le fait que Julien, lui aussi soumis à la gravité avait commencé d'accélérer sa course. Il n'était pas nécessaire qu'il fût à portée de main des ses protégés pour les emmener avec lui, mais une trop grande distance rendait l'opération extrêmement hasardeuse.

Outre la surprise de se trouver soudain dans le vide, qui le jeta dans une certaine confusion, il n'eut pas le temps de peser les risques. Xarax filait déjà vers le sol de toute la vitesse de ses ailes en position d'attaque. En quelques secondes, il avait rattrapé les naufragés et planté sans hésitation ses serres dans le gluteus maximus laissé opportunément découvert par le laï retroussé d'Ambar et, déployant progressivement ses grandes ailes, entreprenait de freiner, si peu que ce fût, leur course vers le sol pour permettre à Julien d'arriver à une portée qu'il n'avait d'ailleurs pas d'autre choix que d'estimer raisonnable s'il voulait transporter autre chose que deux cadavres brisés.

La distance n'était pas raisonnable. Mais elle eût pu être, sans aucun inconvénient, bien plus grande encore si l'on voulait prendre en considération les quelques tonnes de granite vert que Julien, dans son ardeur à ne laisser hors de son emprise aucune part, essentielle ou non, de ses protégés, déposa avec eux à une centaine de mètres du monument nettement découpé. Il subirait sans doute les foudres du Cercle Majeur, sans compter les reproches polis de Wenn Hyaï pour avoir agi dans la précipitation, sans même utiliser, par pur manque d'à-propos, la stase de combat qui lui aurait permis de ralentir ses perceptions et d'éviter de saboter le travail, mais il s'en fichait comme de sa première couche-culotte et, malgré les hurlements d'Ambar blessé dans son intimité la plus tendre et encore sous le coup de la terreur de l'En-dehors, il nageait positivement dans un bonheur sans mélange.

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Non seulement personne ne lui fit le moindre reproche mais, un peu plus tard, le Cercle Majeur des Maîtres Passeurs décida à l'unanimité, au cours d'une session historique, de laisser en l'état le Monument du Klirk Premier qui témoignait ainsi de l'indéfectible dévouement du Protecteur des neuf Mondes à la sauvegarde de la Noble Espèce des Passeurs.

Le Clan de Katak, pour sa part, célébra comme il se devait un sauvetage que d'aucuns n'hésitaient pas à qualifier de miraculeux et poussa la reconnaissance, lorsque fut révélée la part qu'il avait prise à l'affaire, jusqu'à admettre Xarax - un haptir de Kretzlal! - en tant que membre honoraire.

Xarax, discrètement conseillé par Wenn Hyaï fit preuve d'un sens diplomatique très inhabituel à son espèce en offrant pour cette occasion à son clan d'adoption un rarissime bol Garwang de la Haute époque qui remplaça avantageusement, sans qu'il y fût fait la moindre allusion, le trésor échappé des mains du Protecteur lui-même.

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Durant plusieurs semaines, les deux héros de la première exploration (involontaire, soit, mais quand même !) de ce qui semblait bien être un autre univers furent soumis, en milieu de matinée, aux questions de quelques visiteurs avides d'informations, sévèrement sélectionnés, et qui devaient se contenter d'entrevues ridiculement brèves sous peine d'être courtoisement, mais irrésistiblement, portés à l'extérieur par deux gigantesques Gardes du Palais.

Mais ces entrevues ne débutèrent pas avant une période d'isolement où il fut absolument impossible à quiconque ne faisait pas partie du cercle des intimes d'apercevoir les rescapés.

Durant quelques jours, Ambar passa un temps considérable à plat-ventre et il faut porter au crédit de son heureuse nature que pas une seule fois il ne suggéra que Xarax aurait pu tout aussi efficacement freiner leur chute en agrippant une bonne poignée de son laï. Il lui fallait aussi reconnaître que la nécessité de renouveler plusieurs fois par jour l'application d'un baume apaisant et cicatrisant sur la partie lésée n'offrait pas que des inconvénients. D'autant que Julien se chargeait volontiers de cette tâche ingrate...

Mais si l'on était assuré que les fesses d'Ambar resteraient vierges de toute cicatrice disgracieuse, son esprit lui, risquait de garder à jamais les traces de cette odyssée. Il en était de même pour Yülien qui n'était pas sorti indemne de sa rencontre avec les répugnants gardiens du désormais fameux ''être soi-conscient non duel''.

Cependant, à la surprise inquiète de Julien, Wenn Hyaï ne soutint pas sa suggestion d'interdire pour un temps à son Tsenn kenn toute pratique d'un Art qui avait bien failli lui être fatal. Le Maître Passeur recommanda même de laisser ensemble les deux amis et d'envisager de célébrer au plus vite la partie purement formelle du rite destiné à en faire d'authentiques Nyingtchik reconnus car, pour ce qui était de leur union effective, elle était bel et bien déjà réalisée. Que ce fût l’œuvre volontaire de l'entité qui les avait hébergés ou le résultat du traumatisme causé par leurs épreuves n'avait pas d'importance.

Une fois la brève cérémonie pratiquée et les agapes de circonstance dûment partagées, Maître Wenn Hyaï programma un entraînement commun qui, s'il était loin d'être toujours à leur goût, avait de fortes chances d'augmenter considérablement leur aptitude à faire face aux aléas de voyages impromptus.

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Chapitre 69

Se fondre dans le paysage

 

L'ex-Conquérant Avancé Hoctimer ne s'était jamais interrogé sur l'opportunité de se rendre aux autorités de l'Empire. En tant que responsable de la tête de pont chargée de subvertir le système de gouvernement des Neuf Mondes, il avait peu de chances de bénéficier d'une quelconque clémence. Et cette absence de clémence se transformerait certainement en soif de vengeance lorsque les sondages mentaux auxquels il serait soumis s'il commettait l'erreur de se rendre révéleraient certains des aspects les plus noirs de son action.

Certes, la faiblesse maintenant bien connue du morveux qui portait aujourd'hui le titre de Protecteur du R'hinz le poussait, semblait-il, à éviter de recourir aux exécutions exemplaires et douloureuses qu'un chef digne de ce nom n'aurait pas hésité à ordonner à sa place. Mais les membres de son entourage n'étaient pas tous des mauviettes et, le cas échéant, il se trouverait certainement parmi eux quelqu'un pour se charger, loin du regard de son maître, de faire payer chèrement au chef de ses ennemis la tentative avortée de conquête.

De toute façon, en admettant qu'il soit assez stupide pour se rendre et, contre toute logique, que personne ne se charge de le faire mourir sous la torture, la sentence qui serait prononcée contre lui serait le renvoi sur Dalann où il devrait affronter la colère des siens. L'exil sur Tandil, qui promettait au moins une mort relativement rapide après des souffrances modérées sous les griffes d'un tak ou par le venin d'une des innombrables saloperies qui pullulaient sur cette planète infernale, était encore préférable.

Bien-sûr, on pouvait rêver. Imaginer que par un coup de chance extraordinaire, s'étant remis entre les mains, par exemple, de cet autre gamin, ''Sire'' Niil des Ksantiris, il parvienne jusqu'à son copain l'Empereur et que, ayant par un autre miracle échappé aux conseillers impériaux qui n'attendaient que le moment de lui faire la peau, il puisse plaider sa cause devant ce pantin couronné. Il existait alors une infime possibilité pour que celui-ci finisse par lui accorder un autre sort. Mais il aurait été complètement insensé de jouer ce qui lui restait de vie sur ce genre de supposition.

Pour l'instant, sa capture était peu probable. Il avait personnellement veillé à ce que les rares homme de confiance qui connaissaient l'existence de son refuge n'aient plus jamais la possibilité de révéler quoi que ce soit à un sondeur, si habile soit-il. Jusqu'à présent personne, à sa connaissance, n'avait encore fait parler un mort. De plus, si on le recherchait sans doute très activement sur Dvârinn et peut-être sur Nüngen, il y avait peu de chances qu'on le trouve parmi les volcans de Zenn R'aal. Il se félicitait encore chaque matin d'avoir eu la prudence de suivre son intuition et de décider d'aller se mettre à couvert avant que les choses ne se gâtent définitivement.

Il recevait encore, par communicateur, les rapports de trois agents demeurés actifs et qui ignoraient, bien‑entendu à la fois son identité, et le lieu où ils se trouvait. Il pouvait toujours se déplacer en faisant appel, sous le couvert de ses activités de négoce, aux ruineux services des Passeurs, mais il préférait éviter autant que possible tout contact avec une espèce télépathe. Les Passeurs n'étaient pas censés sonder l'esprit de leurs clients, mais il était inutile de tenter le sort.

Un communicateur lui permettait aussi de demeurer, théoriquement, en contact avec Dalann, mais il ne répondait plus depuis quelque temps aux demandes réitérées de ses supérieurs. Le risque qu'un espion des Neuf Mondes infiltre l’État-major sur Dalann était infime, mais on n'était jamais trop prudent. De toute façon, il ne pouvait espérer aucune aide de sa planète d'origine.

Dire qu'il s'était tant démené pour obtenir sa position ! Certes, une opportune série de décès prématurés avait considérablement réduit la concurrence, mais il avait quand même fallu attendre l'échec de la dernière tentative du Conquérant Enndigar, dix-huit cycles auparavant, pour se voir assigner la tâche prestigieuse d'être celui qui ferait aboutir le projet de conquête.

Maintenant, l'échec était total et il ne pouvait plus compter que sur lui-même pour se tirer d'affaire.

Heureusement, il disposait de fonds considérables et sa couverture, qui faisait de lui un négociant prospère, pourrait certainement résister suffisamment longtemps pour lui permettre de se réinventer un destin. Il aurait seulement aimé que cet imbécile fanatique de Krentir ne complique pas les choses en se faisant sauter sur cette île déserte pour activer le fanal-balise. Une explosion nucléaire était juste ce qui manquait pour motiver les limiers de l'Empereur. Encore heureux que ce crétin malfaisant n'ait pas choisi de faire ça dans le port de Ksantir !

Sa décision était prise. Il allait laisser passer une quinzaine de jours, puis il quitterait le chalet qu'il louait actuellement et qui jouissait d'une vue splendide sur le Djowo Metchenn en pleine éruption, pour gagner Tang Loung où il retrouverait les fonds qu'il avait prudemment détournés pour parer à un éventuel retour de fortune et commencerait à s'organiser une retraite heureuse.

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