JULIEN

II

Chapitre 64

L'élément caché

 

Le sommeil n'avait guère favorisé non plus les deux naufragés. La faim, et surtout la soif, commençaient à se faire sentir et des pensées de pichets de raal couverts de buée leur venaient de plus en plus fréquemment. L'impossibilité de mesurer le temps qui passait et la lumière constante ajoutaient aussi à leur angoisse en renforçant l'impression qu'ils avaient d'être prisonniers, hors du temps et pour une durée indéfinie.

Il leur fallait d'urgence trouver un moyen de retourner au moins quelque part dans l'Univers connu. Et Ambar était conscient qu'ils devaient agir alors qu'ils avaient encore les idées claires. Avant que les privations ne commencent à produire des effets sur leur cerveau.

Aussi, après que tant Yülien que lui-même se furent efforcés en vain de faire disparaître leur boîte ou, à tout le moins, d'en sortir, il se mit à faire ce pour quoi il était le plus doué : réfléchir.

Il était maintenant persuadé que ce qui leur était arrivé était plus ou moins directement lié à la nature de ses cogitations. Il avait suffisamment médité sur les Passeurs et l'En-dehors, sans parler de la nature-même de l'espace pour imaginer que le contact avec ses propres schémas mentaux avait pu déclencher chez Yülien l'équivalent d'un saut de Passeur, mais dans une direction qui n'existait pas jusqu'alors, ou du moins que personne n'avait encore aperçue.

A moins bien-sûr que ce voyage ait déjà été entrepris et que celui ou ceux qui l'avaient fait n'en soient jamais revenus...

- Je vais essayer de reproduire ce à quoi je pensais quand on a sauté. Ne fais rien du tout, reste simplement attentif à ce qui se passe dans mon esprit.

- Et si ça nous fait sauter encore ?

- C'est bien ce que je cherche. Si ça marche, je pourrai essayer de trouver un moyen de changer le sens du système.

- J'ai vraiment la trouille.

- Moi aussi, mais si on ne fait rien, on va mourir. Alors...

- D'accord.

Ambar prit une inspiration et se plongea, ainsi qu'il l'avait appris de ses maîtres Passeurs, dans la transe de calcul qui était l'état dans lequel ces êtres, qui faute d'un pouce opposable avaient ignoré l'usage de l'écriture pendant des millénaires de haute civilisation, manipulaient les symboles qui servaient de base à leurs computations.

Alors que s'équilibraient dans son esprit les vecteurs et tenseurs mentaux pour retrouver une configuration précise, il perçut clairement, au sein des éléments familiers qui constituaient les outils et les matériaux de son art, l'apparition spontanée d'un facteur qui, jusque-là, avait échappé à sa vigilance. Ainsi qu'un chimiste peut voir se précipiter une substance entièrement nouvelle qu'il n'avait pas cherchée, il constatait la présence d'un tenseur d'une nature encore inconnue et qui résultait cependant de la structure bien ordonnée qu'il avait lui-même créée.

Il hésita. Jusqu'à présent, si l'on exceptait la dernière et malheureuse aventure, ses jongleries mathématiques n'avaient pas eu de répercussions immédiates. Il pouvait pousser jusqu'à l'absurde ses raisonnements sans craindre d'autres conséquences que l'éventuel écroulement d'un édifice purement conceptuel. Ici, il soupçonnait qu'il était justement en présence de l'élément qui avait déclenché la catastrophe et que toute manipulation qui l'inclurait pourrait entraîner un désastre qui dépasserait largement les strictes limites de la spéculation.

D'un autre côté, c'était certainement la clé qui leur permettrait de s'échapper du piège mortel où ils étaient enfermés...

Il décida de poursuivre sa construction mentale ainsi qu'il l'avait fait quelques heures auparavant, mais avec beaucoup plus de circonspection, un élément après l'autre.

Conformément à ses instructions, Yülien s'imprégnait totalement de l'esprit de son compagnon, sans rien faire ni réagir à quoi que ce fût.

Et la chose se produisit de nouveau. Ils sautèrent, en quelque sorte, bien que cela n'eût pas grand chose à voir avec un saut de Passeur.

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Cette fois, Ambar était préparé et, au prix d'un effort considérable, il parvint à maintenir la configuration stable dans son esprit. L'horrible impression d'être à la fois partout et nulle part, ainsi que l’écœurante sensation de chute se conjuguaient pour le rendre malade, mais il avait absolument besoin d'examiner plus en détail cet élément clé dont la présence avait bien failli lui échapper. Et pour cela, il était essentiel de ne rien faire.

L'espace, le temps, et... plusieurs autres attributs impossibles à nommer de la réalité se confondaient en vagues instables qui provoquaient cet éparpillement de la conscience de soi, de la même façon qu'un reflet se brise et se recompose à la surface d'un étang agité par un souffle de vent.

Le temps, d'ailleurs, ne passait pas vraiment mais s'éparpillait en une infinité de simultanéités hors du flot continu de la durée du réel ordinaire. Même Yülien, qui avait pourtant une petite expérience du chaos a-temporel de l'En-dehors était complètement perdu et finit par se raccrocher à la seule chose rassurante et familière : la présence de son ami.

Et durant un bref instant, il perçut les choses ainsi qu'Ambar. Il vit distinctement ce qui était au cœur de ses préoccupations : cet élément étranger qui interférait mystérieusement avec l'architecture délicate et si bien ordonnée de son édifice mathématique. Et Yülien, incapable qu'il était de suivre, ou même de commencer à déchiffrer les complexités élaborées par Ambar, reconnut pourtant la chose familière qui intriguait tant son compagnon : c'était, pour n'importe quel Passeur, l'équivalent d'une boussole intérieure, ce qui, en dehors de toute référence physique, lui indiquait le sens et la direction de la ''poussée'' qu'il effectuait.

Lorsque cette reconnaissance se fit, Ambar la perçut immédiatement et l'élément jusque-là mystérieux devint pour lui un système complexe, mais logique, de coordonnées hyperspatiales qui s'intégrait effectivement à l'ensemble beaucoup plus vaste qu'il avait imaginé.

C'était là un moyen possible de retrouver une certaine maîtrise de leur dérive incontrôlée. Mais Ambar, s'il concevait clairement ce qu'il convenait de faire, n'était pas équipé pour cela.

- Il va falloir que tu m'aides.

- T'as qu'à me montrer ce que tu veux que je fasse.

En fait, la chose était moins difficile qu'Ambar ne le craignait. Dans l'état de quasi-osmose où ils se trouvaient, il lui suffisait de vouloir accomplir une action pour que Yülien en ressente aussitôt le besoin d'une manière totalement intuitive.

Il ne leur fallut guère plus de dix minutes de temps subjectif pour parvenir a faire cesser une bonne partie des effets qui troublaient leurs perceptions. Julien, s'il avait été présent, aurait comparé l'opération à l'accord d'un vieux tuner de récepteur de télévision où une image émergeait peu à peu d'un embrouillamini de lignes confuses et de neige amorphe.

Le premier bienfait de cet ''accord de fréquence'' fut que, de la même façon que des images multipliées par des effets d'optique se superposent pour n'en plus former qu'une seule, les localisations multiples et fluctuantes de leurs points de vue se résolurent en ce point de vue unique caractéristique de ce qu'ils considéraient comme ''moi''.

Ils constatèrent alors qu'ils évoluaient dans un environnement sans véritable signification, mais où leurs sens pouvaient enfin se raccrocher à des notions aussi simplistes que haut, bas, près ou loin etc.

Pour autant, ils ne ''voyaient'' pas de la manière habituelle, en utilisant leurs yeux pour recevoir et focaliser de la lumière. Ils voyaient comme les Passeurs voient dans l'En-dehors, en une sorte d'aperception directe où des couleurs qui n'en sont pas vraiment s'adressent aussi à d'autres sens.

Mais ils ne s'intéressaient que marginalement au ''paysage'' kaléidoscopique. Maintenant qu'ils retrouvaient un semblant de calme, ils commençaient à percevoir quelque chose de beaucoup plus préoccupant : ils n'étaient pas seuls !

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Chapitre 65

Du bon et du mauvais

 

Le rocher battu par les vagues et balayé par des rafales pluvieuses qui menaçaient de tourner à la tempête méritait à peine le nom d'îlot. Il fallait à peine dix minutes pour parcourir dans sa plus grande longueur son sol dépourvu de la moindre végétation et son seul intérêt avait résidé dans les hauts fonds poissonneux qu'il signalait aux pêcheurs qui, désormais, évitaient soigneusement ces parages maudits.

Vêtus d'une tenue de protection, Julien et Subadar s'étaient, comme prévu, transportés sur le klirk-cible laissé là par Wenn Hyaï. Les diverses phases du rituel d'appel des Neh kyong étaient gravées dans l'esprit de Julien et il les accomplit sans erreur alors que Subadar se tenait un peu à l'écart, prêt à lui porter assistance si nécessaire.

Bientôt, plongé dans la transe particulière qui lui permettait d'accéder à l'univers déconcertant des Neh kyongs, Julien commença à percevoir confusément la présence d'entités attirées pas son appel et reconnut cette impression d'être flairé qu'il avait eue à Tchiwa Ri Kor. Et de nouveau, un Neh kyong s'approcha :

- Humain-Julien Berthier-Empereur du R'hinz ka aun li Nügen-Seigneur des Neuf Mondes-Gardien unique des Pouvoirs et des Dons. Qui appelles-tu ?

- J'appelle un Neh kyong afin qu'il prenne possession d'une part du Monde de Dvârinn qui lui appartiendra à jamais.

- De quel lieu parles-tu ? Celui où tu te trouves est de peu d'intérêt.

- Ce lieu n'est qu'une petite part de ce que j'ai à offrir.

- En effet, je vois que tu proposes un ensemble de ce que vous appelez ''îles''.

- Les Nyatchoung lings, pour être précis. Je l'offre sans autre contrepartie que la promesse d'en interdire l'accès à toute créature de ce monde et d'empêcher la sortie de quoi que ce soit, vivant ou mort. Ceci est valable pour tout l'archipel et une zone large de cinq fois la longueur de la plus grande île tout autour.

- J'accepte ce don si tu possèdes le pouvoir de le faire.

- Je possède ce pouvoir.

- Et je m'engage à faire en sorte que tes conditions soient respectées. Je vois aussi que tu attends autre chose de moi.

Ériger une barrière mentale contre la curiosité d'un Neh kyong était théoriquement possible, mais Julien n'avait rien à dissimuler.

- Effectivement, mais ça n'est pas une condition supplémentaire. Que vous acceptiez de m'aider ou non, les Nyatchoung lings sont à vous.

- Les Neh kyongs accordent rarement des faveurs.

- Je sais. C'est un service personnel que je suis prêt à payer de la manière qui vous conviendra.

- Ce ne sera pas nécessaire, ceux que tu cherches ne sont pas dans ce que vous appelez notre monde.

Le coup était rude, Julien faillit perdre la stabilité mentale qui lui permettait de demeurer en contact avec la réalité du Neh kyong. Il ne doutait pas que, s'il en avait été autrement, son interlocuteur aurait eu les moyens de s'assurer de la présence des deux amis. La dernière porte susceptible de mener jusqu'aux disparus venait de se fermer.

- Je vous remercie.

- Humain-Julien Berthier-Empereur du R'hinz ka aun li Nügen-Seigneur des Neuf Mondes-Gardien unique des Pouvoirs et des Dons, tu ne devrais pas considérer ceux que tu cherches comme perdus à coup sûr. Il est d'autres lieux, d'autres... univers. D'autres systèmes de réalité. Ils peuvent être là où même un Neh kyong ne peut percevoir leur présence.

- J'espère que vous avez raison.

- J'énonce un fait.

- Bien. Je crois qu'il est temps de conclure notre accord.

- Alors je déclare que ce lieu, qu'on appelle Nyatchoung ling devient à partir de ce moment mon Domaine exclusif et que, lorsque tu l'auras quitté ainsi que celui qui t'accompagne, nul ne pourra plus y pénétrer ou, y ayant pénétré par force ou par ruse, en sortir, ni vivant, ni mort. Le Chaos est notre témoin et j'échange une Goutte de ton sang contre un Instant de ma vie.

Et ainsi que l'avait fait le Neh kyong de Tchiwa Ri Kor il permit à Julien de voir le monde tel qu'il le voyait lui-même et d'éprouver une joie plus dévastatrice qu'un ouragan de feu, un bonheur aussi peu fait pour être goûté par un esprit humain qu'un alcool fort par un nouveau-né.

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De retour au Palais, Julien annonça le résultat de sa démarche et, si le fait que les Nyatchoung lings ne constituaient désormais plus une menace fut accueilli avec soulagement, l'annonce de la disparition totale d'Ambar et Yülien causa un choc brutal. Personne, jusque-là, n'avait vraiment voulu croire en une chose aussi définitive.

- Julien, Xarax ne croit pas qu'ils soient morts. Xarax ne les sent plus, mais il ne croit pas qu'ils soient morts.

Que le haptir recommence à parler de lui-même à la troisième personne en disait long sur son trouble. Et malgré toute la confiance que Julien pouvait avoir dans son ami, il avait du mal à se sentir réconforté par un espoir aussi ténu.

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