JULIEN

II

Chapitre 62

Hors piste

 

L'ennui, avec certaines branches des mathématiques, et tout particulièrement les mathématiques pratiquées par les Passeurs les plus en pointe dans cette discipline, c'était l'extrême difficulté de concevoir une notation permettant de manipuler des objets aussi ésotériques que la ''tension différentielle de réalité'' ou ''l'indice de repli dimensionnel'' qui échappaient non seulement à la compréhension de la plupart des êtres intelligents mais aussi à toute tentative de représentation graphique.

L'un des aspects les plus prisés du génie d'Ambar était justement une capacité encore jamais atteinte non seulement d'appréhender de tels monstres conceptuels mais, en plus, de les fixer non pas en images, ce qui était en soi une impossibilité, mais en des sortes d'états mentaux précis qui, bien qu'impossibles à exprimer autrement, étaient cependant l'exact reflet de ce qu'ils représentaient. Bien-sûr, tout cela n'avait de sens que pour des êtres capables de percevoir directement ces états et d'en apprécier exactement la teneur. Autrement dit, seuls des Passeurs pouvaient sentir ce qu'il concevait et, parmi les Passeurs, seule une infime minorité était capable de seulement comprendre de quoi il s'agissait. Quant à ceux qui étaient aptes à suivre vraiment le jeu incroyablement complexe de ses spéculations, on s'accordait à en compter trois, peut-être quatre, mais sûrement pas cinq, malgré les protestations d'un certain nombre des Honorable Membres de la Haute Commission aux Mathématiques qui prétendaient en être.

Car si l'on avait accueilli les fruits baroques, voire extravagants, du cerveau exceptionnel du ''gamin de Nüngen'' avec un scepticisme à la mesure de l'estime en laquelle se tenaient les sommités intellectuelles qui peuplaient ladite Commission, il était rapidement devenu évident non seulement qu'il ne racontait pas n'importe quoi, mais que ceux qui ne voulaient pas se voir bientôt relégués au rang de savants ignoramuses avaient intérêt à suivre de très près ses travaux ou, à défaut de pouvoir le faire, à se tenir régulièrement informés des compte-rendus publiés par les rares élus à même de les interpréter pour des esprits moins finement affûtés.

A part le fait d'assurer à Ambar un avenir confortable employé à pratiquer une discipline qui le passionnait entouré de quelques uns des meilleurs esprits de l'Univers connu, son étrange don n'avait pas vraiment de répercussions sur la vie d'un garçon par ailleurs de bonne composition, usuellement enjoué, affectivement comblé et en général aussi épanoui qu'on pouvait le souhaiter. Ambar, vraiment, n'avait rien du fort en thème introverti, encore moins du génie torturé, prisonnier de son talent.

C'est pourtant ce don qui fut la cause de tout.

Ambar et Yülien étaient engagés dans ce processus, aussi inéluctable que la puberté, qui les conduirait à cet état particulier de fusion appelé Nyingtchik où ils ne formeraient plus, pour de nombreux aspects de leur vie psychique, qu'une seule entité, comme deux amandes philippines dans leur coquille.

Ils en étaient conscients. Ils en étaient fiers. Ils attendaient avec impatience le signal intérieur qui les conduirait à demander à Julien de les aider à parfaire leur union. Tout cela n'avait rien à voir, ou presque, avec ce qui existait entre Julien et Ambar, mais il existait malgré tout entre le petit Passeur et le jeune Humain une tendresse telle qu'on en connaît parfois entre frères jumeaux.

Il était absolument interdit à Yülien de tenter de sauter sans être accompagné, non d'un passager, mais de l'un de ses deux instructeurs. De plus, Ambar avait été très précisément averti du considérable déplaisir qu'il ne manquerait pas de causer à ceux dont les principaux aspects de son existence dépendaient directement s'il s'avisait de seulement suggérer une telle chose à un Passeur en herbe trop influençable pour son bien. On ne s'attendait pas, évidemment, à ce que les deux lascars respectent éternellement la consigne, mais on pouvait raisonnablement espérer avoir le temps d'inculquer à Yülien suffisamment des techniques de base pour éviter une catastrophe lorsque viendrait l'inévitable moment où la tentation serait trop forte.

Hélas ! En sortant de chez Maître Subadar qui avait distillé à Ambar deux heures d'un cours passionnant sur les légendes de Kang Tamal, Ambar, dont l'attention avait été tout ce temps détournée de ses chères mathématiques (comme c'était d'ailleurs le but premier et caché de ce genre de leçon) s'empressa, histoire de se détendre un peu, de retrouver le schème mental fascinant à l'élaboration duquel il s'employait depuis maintenant une bonne dizaine de jours. Or Yülien qui, sur la fin, avait fini par s'endormir à ses pieds, choisit ce moment pour solliciter un contact que son ami, totalement absorbé dans sa contemplation, posant par réflexe sa main sur sa nuque établit, comme il lui arrivait souvent, sans même s'en rendre compte.

Or, si Yülien était absolument incapable d'identifier le mélange d'images et d'émotions qui s'imposa à lui, l'effet en fut pourtant immédiat. Il ne sauta pas, mais sont esprit, obéissant à une injonction irrésistible accomplit une action jamais encore effectuée par aucun Passeur connu.

Il furent ''quelque part ailleurs''.

Yülien, ne reconnaissait rien.

Comme la plupart des jeunes Passeurs, Yülien détestait l'En-dehors où Wenn Hyaï et Julien l'emmenaient régulièrement afin de l'accoutumer. Mais ce n'était pas l'En-dehors qu'ils affrontaient. Dans l'En-dehors Ambar n'aurait pas agrippé la peau de son cou jusqu'à l'étrangler presque. Dépourvu de l'équipement sensoriel nécessaire pour percevoir l'envers de la réalité, il serait demeuré bien tranquille, totalement inconscient de ce qui l'entourait jusqu'à ce qu'on le dépose de nouveau dans le monde normal. Il ne s'agissait pas non plus de la Chambre-ailleurs que Yülien avait visitée à plusieurs reprises pour assister à quelques une de ces fascinantes séances de ''création d'environnements'' qui faisaient partie des exercices auxquels se livrait régulièrement Julien.

Non, l'ailleurs où ils venaient de se projeter était plus totalement étranger que tout ce qu'ils avaient jamais imaginé. Au lieu d'un chaos relativement familier, ils étaient plongés dans un écœurant mélange de pseudo-localisations qui donnait l'impression d'être à la fois en une multitude d'endroits, dont aucun ne ressemblait à quoi que ce fût de déjà vu, tout en n'étant vraiment nulle part.

Ils étaient l'un pour l'autre la seule chose stable de la réalité.

Ce qui terrifiait Yülien, c'était le fait que, pour la première fois, son entraînement de Passeur ne lui servait à rien. Avant même qu'il ne sache s'exprimer, on lui avait fait regarder encore, et encore, l'image du klirk de la Table. C'était une figure relativement simple que même les passeurs qui ne développaient pas le Don connaissaient par cœur. C'était par elle qu'ils faisaient spontanément leur Premier Bond et c'était elle encore qui les ramenait au bercail s'il leur arrivait de s'égarer. Ce klirk de la Table, il l'avait automatiquement évoqué lorsqu'il s'était aperçu que quelque chose d'imprévu se produisait. Il l'avait maintenu clairement dans son esprit et il avait essayé de sauter, mais rien ne s'était produit. Il savait que son Don n'était pas en cause. Il avait vraiment donné l'impulsion. Seulement, il n'y avait plus nulle part où sauter. Plus de table d'Orientation, plus de Palais, plus de Nüngen, plus de Neuf Mondes. Rien !

- Qu'est-ce que c'est que ça ?! Où on est ?! C'est l'En-dehors ?!

Pour la première fois depuis qu'il le connaissait, Yülien reconnut la peur dans l'esprit de son ami.

- C'est pas l'En-dehors.

- Ramène-nous à la maison !

- Je peux pas. Ça marche pas !

- T'as perdu le Don ?

- Non. Je sais pas où on est et je peux pas rejoindre la Table. Tu m'étrangles !... Attention !!! Me lâche pas !

- Y a pas de danger ! Hoooo ! Je crois que je vais dégueuler. Y a pas de sol, ici. On dirait qu'on tombe sans arrêt ! Immédiatement, Ambar sentit sous ses pieds la résistance familière d'un sol ferme et l'impression de chute disparut. C'est toi qui as fait ça ?

- Je crois. J'ai fait comme Akou Julien dans la Chambre-ailleurs. Mais je pensais pas que ça marcherait.

- On est dans la Chambre-ailleurs ?

- Ça m'étonnerait. Depuis la Chambre-ailleurs, on peut sauter vers la Table. Et là, je peux pas. Je peux pas non plus aller au Palais.

- J'ai l'impression d'être partout et nulle part. On va finir par devenir dingues ! Tu peux pas faire quelque chose ?

- Je veux bien, mais quoi ?

- Je sais pas, moi, une grande b...

A l'instant où Ambar visualisa un cube, ils furent dans la grande boîte dont il allait parler. Une grande boîte où régnait une agréable lumière semblable à celle du jour. Du même coup, l'horrible impression de ne pas savoir exactement où ils étaient disparut.

- C'est moi qui ai fait ça ?

- J'en sais rien. Sans doute. Moi, j'ai rien fait. Mais on se sent mieux.

- Tu es sûr qu'on est pas dans la Chambre ailleurs ? Moi, j'y suis jamais allé, mais ça y ressemble, non ?

- Ben oui, ça y ressemble. A part que dans la Chambre-ailleurs, moi, j'ai jamais rien pu faire ! Akou, y m'a expliqué, mais à chaque fois que j'ai essayé, y s'est rien passé. En plus, comme je t'ai dit, on peut sauter depuis la Chambre. Et à chaque fois, c'est moi qui ramène Akou Julien en passant par la Table.

- Il doit bien y avoir un moyen de revenir.

- Y vaudrait mieux, parce que je commence à avoir soif.

- Tu peux pas essayer de faire apparaître de l'eau ?

- Ça marche pas, j'ai essayé.

- Julien va nous retrouver.

- Y faut attendre un peu, pour qu'y se demande où on est.

oo0oo

Ils avaient attendu.

Un peu.

Longtemps.

Très longtemps.

En d'autres circonstances, ils n'auraient pas manqué d'idées pour tromper l'ennui. Mais là... vraiment, ils n'avaient pas le cœur à ça.

Au Palais, l'heure du dîner avait certainement sonné depuis un bon moment. On devait les rechercher activement.

- On devrait peut-être pas rester dans la boîte. Peut-être que ça les empêche de nous trouver.

- Je ne sais pas. De toute façon, je n'ai pas idée de ce qu'il faudrait faire pour la faire disparaître. Et puis je n'ai pas tellement envie de me retrouver dehors.

- Si y nous trouvent pas, tu crois qu'on va mourir ?

- Ils nous retrouveront. Julien va retourner tout le R'hinz pour nous retrouver.

- Mais, si on est plus dans le R'hinz ?

- Il nous retrouvera quand même.

- J'ai soif. Qu'est-ce qu'on va faire si ça dure trop longtemps ?

- Gradik, il m'a dit qu'une fois qu'il avait été perdu sur un canot, il a bu son urine, pendant plusieurs jours.

- Tu crois que c'est vrai ?

- Il m'a juré que c'était la vérité.

- Je crois pas que j'ai encore assez soif.

- Moi non plus. Je suis plutôt fatigué. On essaie de dormir un peu ? Après, on essaiera d'ouvrir la boîte, si tu es d'accord.

Oo0oo

 

Chapitre 63

Stratégie

 

Au matin d'une nuit d'angoisse et d'un sommeil agité, entrecoupé de réveils brutaux en forme de chutes à couper le souffle, Julien décida qu'il était grand temps d'aller consulter son oracle personnel et, après avoir confié Dillik à la garde vigilante de Maître Subadar, il s'en fut au Sang Kang retrouver l'image étrange de Yangdehar de Dahldreng.

Ce dernier semblait parfaitement au courant des derniers développements de la situation. Ce qui, pensa Julien, n'avait rien de bien étonnant puisque le personnage artificiel bénéficiait certainement du même réseau de ''senseurs'' que les archives dont l'indiscrétion n'était plus à démontrer.

- Une première analyse des données pour l'instant réunies, amène à des projections dont la fiabilité n'atteint malheureusement pas le seuil de...

- Yang, quand j'aurai besoin d'un cours sur la façon dont vous fonctionnez, je vous le dirai. Je ne suis pas en état de supporter une séance de charabia technique. Veuillez me parler simplement.

- Pardonnez-moi. Il est vrai que votre nuit n'a pas été très bonne.

- Comme vous dites. Alors ?

- Il est impossible de déduire avec une quelconque probabilité chiffrée ce qui a pu advenir au Noble Frère Ambar et au Tsenn kenn Yülien.

- Je suis drôlement avancé !

- Mais je peux inventer une histoire, si cela peut vous aider à réfléchir.

- Allez-y.

- Comme le klirk-cible que portait Sire Ambar a disparu, on peut imaginer que votre Tsenn kenn a sauté au cœur d'une étoile. On peut aussi supposer qu'ils ont été enlevés pas un Neh kyong ou un Dre tchenn. Ou bien encore que Yülien a entraîné son compagnon dans le territoire d'un Neh kyong.

- Et si c'est le cas, qu'est-ce que je peux faire ?

- Vous pouvez appeler un Neh kyong et lui demander de vous aider en échange d'une contrepartie. Vous pourriez aussi faire appel à un Dre tchenn, qui exigerait un sacrifice.

- Vous ne suggérez tout-de-même pas que j'utilise les Arts Ténébreux ?!

- Certainement pas ! Vous avez fait serment de vous en abstenir. Mais c'est une possibilité.

oo0oo

- Wenn Hyaï, Il va falloir se résoudre à informer le Cercle Majeur des Passeurs. Je ne tiens pas à ce qu'ils apprennent la nouvelle par quelqu'un d'autre.

- Je m'en charge, Julien. Qui sait, avec un peu de chance, ils auront une idée de ce qu'on pourrait faire.

- J'en doute, mais si c'était le cas, j'avoue que je n'hésiterais pas une seconde à l'essayer. Sinon, je crois que je vais faire appel aux Neh kyongs.

- Aux Neh kyongs ! Pardonnez-moi, mais qui vous a suggéré ça ?

- J'ai... consulté les notes personnelles de Yulmir.

- Je sais que vous avez déjà eu affaire à eux, mais je ne sais pas si, dans ce cas précis, ils seront d'une grande utilité.

- Vous avez autre chose à proposer ?

oo0oo

- Subadar, à votre avis, où est-ce que j'aurais la meilleure chance de trouver un Neh kyong qui m'aidera ?

- Julien, je ne sais pas si un Neh kyong pourrait vous aider dans cette affaire.

- Je ne vais quand même pas rester sans rien faire. Il y a presque une demi-journée qu'ils ont disparu. S'ils pouvaient revenir par leurs propres moyens, ils seraient déjà là. Et personne n'a de meilleure idée.

- Il est très difficile de comprendre les Neh kyongs. Leurs motivations ne sont pas les mêmes que les nôtres.

- J'ai pourtant déjà traité avec l'un d'entre eux. Et Yulmir l'a fait de nombreuses fois avant ça.

- Pour Tchiwa Ri Kor, les choses étaient relativement simples. Vous lui faisiez un cadeau et, tout ce que vous demandiez en échange, c'était qu'il empêche qui que ce soit d'y toucher. Là, vous n'avez rien à offrir.

- Si, justement, j'ai quelque chose à offrir.

- Vraiment ?

- Oui. Les Nyatchoung lings. Après l'explosion atomique, personne ne pourra plus les habiter. Si ça se trouve, un Neh kyong sera ravi d'en faire son territoire. De toute façon, j'avais l'intention de faire quelque chose comme ça. Pour l'instant, les gens ont encore suffisamment peur pour ne pas s'en approcher, mais on ne peut pas monter la garde pendant des siècles pour empêcher les idiots d'aller se faire contaminer.

- Vous avez raison. Ce serait une bonne façon de régler le problème. Mais cela ne nous garantit pas que même un Neh kyong pourra nous aider.

- Je vais quand même essayer. Comment est-ce que je dois m'y prendre ?

- Le mieux serait de procéder comme pour Tchiwa Ri Kor.

- Subadar, on n'a pas le temps de monter toute une expédition en volebulle !

- Non, bien-sûr, mais ce serait la solution qui présenterait le moins de risque. Vous pourriez évidemment sauter jusque sur l'îlot le plus voisin de l'île où a eu lieu l'explosion. Il a été contaminé, mais avec une combinaison semblable à celle que vous avez déjà utilisée, il serait serait certainement possible d'y séjourner une demi-journée sans courir de risque trop grave. Je vous accompagnerai, évidemment.

- Je ne voudrais pas vous priver d'une excursion, mais je crois que votre présence n'est pas indispensable. Après tout, c'est moi qui dois discuter avec le Neh kyong.

- Julien, je vous en prie, permettez-moi de venir avec vous.

- Si vous avez vraiment besoin de ça pour vous rassurer, venez, Subadar. Wenn Hyaï est rentré. Je vais lui demander de larguer un de mes klirks-cibles. Je ne me sens pas encore suffisamment à l'aise pour me lancer dans la navigation sans klirk avec un passager et je suis sûr que vous ne tenez pas à faire les frais d'une maladresse.

- Je suis certain que je ne risquerais rien. Wenn Hyaï jure qu'il n'a plus grand chose à vous apprendre.

- Wenn Hyaï est trop bon et il se sous-estime. De toute façon, je ne veux prendre aucun risque. Le simple fait de devoir s'encombrer d'une tenue de protection est déjà suffisamment dérangeant.

oo0oo