JULIEN

II

Chapitre 60

Felix coniunctio

 

- Il va falloir faire quelque chose, pour ces deux-là.

- Pour Ambar et Yülien ? Qu'est-ce que vous voulez dire par là, Subadar ?

- Vous ne voyez pas ?

- Il fait trop chaud pour jouer aux devinettes. Qu'est-ce que je ne vois pas ?

- Ils sont faits pour être Nyingtchik, deux-en-un.

- Ah. Comme vous et Yol, c'est ça ?

- Oui.

- Vous en êtes sûr ?

- Le contraire m'étonnerait énormément.

- C'est vrai qu'ils sont ensemble chaque fois qu'ils le peuvent. Yülien dormirait dans notre lit, si j'étais d'accord !

- Vous devriez le laisser faire.

- Vous êtes sûr ?

- Tout-à-fait. Il en a besoin. Je sais que Yol est ravi de l'accueillir, mais il m'a dit aussi que le petit avait besoin d'autre chose. C'est pourquoi je vous en parle.

- Si Ugo est du complot, je n'ai plus qu'à obéir. Qu'est-ce que je dois faire ?

- D'abord, les séparer le moins possible. Ambar peut être présent, et même participer, à l'entraînement de Yülien. Et si le gamin se couche à ses pieds pendant qu'il discute topologie combinatoire avec les grosses têtes de la Haute Commission, ça ne peut faire de mal à personne.

- C'est tout ?

- C'est à peu près tout, mais c'est beaucoup. Il faut vous habituer à les voir comme une seule personne. Leur lien est déjà très fort et va se renforcer encore. Lorsqu'il seront prêts, ils vous demanderont de les faire Nyingtchik.

- Et comment est-ce que je ferai ça ?

- Je vous donnerai les détails le moment venu, mais pour eux ce sera un peu la même chose que ce que vous avez fait avec le Neh kyong de Tchiwa Ri Kor.

- Il vont devenir en quelque sorte, frères de sang et d'esprit, c'est ça ?

- Oui.

- Par toutes les Puissances du R'hinz ! comme dirait Niil, un Passeur surdoué doublé d'un génie des maths ! Ça nous promet bien du plaisir.

- Ça, c'est le bon côté de la chose.

- Ah bon ? Et le mauvais, c'est quoi ?

- Attendez un peu que la puberté frappe Yülien !

oo0oo

La puberté ne frappa pas tout-de-suite Yülien, mais son insatiable curiosité pouvait parfois indisposer Julien.

- Ambar, si ce gamin ne descend pas du lit immédiatement, tu termineras tout seul !

- Je ne vois pas pourquoi ça te gêne, il ne te touche même pas.

- Tu me prends pour un imbécile ? Tu crois que je ne sais pas que ce petit pervers ne se contente pas de te lécher les orteils ? Il est installé dans ta tête !

- Il est curieux, c'est tout. Je ne vois pas ce qu'il y a de mal.

- Il y a que je suis son Akou.

- Et alors ?

- C'est... Ça n'est pas normal. C'est de l'inceste !

- Là, tu violes carrément la logique. Pour qu'il y ait inceste, il faut un lien de parenté biologique.

- Je sens que je vais brutalement violer autre chose si tu continues à ergoter, Monsieur Je-sais-tout.

- Encore des promesses !

- Et puis, il est beaucoup trop jeune.

- Tu veux rire ! Techniquement, il est plus vieux que Dillik. Il va bientôt me rattraper. On n'y peut rien si les passeurs grandissent plus vite que les humains. Remarque, après, ça s'arrange.

- Ne me fais pas un cours de biologie comparée. A cette heure-ci, j'aimerais mieux autre chose. Un moment d'intimité, par exemple.

- Là, tu changes de sujet. Yülien n'est absolument pas trop jeune.

Julien soupira.

- D'accord, il n'est pas trop jeune. Mais quand même, je préférerais qu'il se débranche. Tu veux bien ?

- Bon, si tu y tiens.

- Merci.

- Mais ça va le rendre triste. Il va penser qu'on le rejette. Et moi, de le savoir malheureux...

- Tu te fiches de moi, hein ?

- Oui.

oo0oo

- Akou, tu m'aimes autant qu'Ambar ?

- Ça n'est pas la même chose. Tu n'es pas jaloux, quand même ?

- Non... mais... Et ça te fait rien qu'Ambar, y m'aime bien ?

- Je ne peux pas dire que ça ne me fait rien. Je suis content qu'il t'aime comme ça. Très content, même. Je suis content pour vous deux. Il faut que je m'habitue, c'est tout.

- Tu crois qu'on pourra être Nyingtchik, un jour ?

- Ça dépend de vous, non ?

- Bien-sûr, mais toi, qu'est-ce que tu crois ?

- Je crois que si je continue à te gratter la tête suffisamment longtemps, tu vas tricher et finir par me persuader de t'aimer autant qu'Ambar.

- Non ! Sérieusement.

- Sérieusement ? Je crois que vous êtes faits l'un pour l'autre. Comme Maître Subadar et Maître Yol.

- Akou Ugo, il me raconte tout le temps des histoires de quand t'étais petit. C'est vrai que tu savais qu'il te comprenait, quand tu lui parlais ?

- C'est vrai. Les grandes personnes me disaient que ça n'était pas possible, mais moi, j'étais sûr du contraire. Même quand il faisait l'idiot pour donner le change.

- Donner le change ?

- Ugo avait une idée précise de ce qu'il devait faire pour me renvoyer sur Nüngen. Pour ça, il fallait qu'on le laisse tranquille. Le mieux, c'était qu'on le prenne pour un chien ordinaire. Et ça a marché.

- Tu l'aimes bien, hein, Akou Ugo. Tu crois qu'il aurait pu être ton Chenn da ?

- Non, c'était déjà celui de Maître Subadar. On ne peut pas avoir deux Chenn das dans sa vie.

- C'est pour ça qu'il faut être bien sûr de choisir le bon, hein ?

- Tu crois vraiment qu'on choisit ?

- C'est vrai. T'as raison. On le fait pas exprès. Ça arrive comme ça... T'en as déjà eu un, toi, de Chenn da ?

- Je ne sais pas, Yülien. Il y a beaucoup de choses dont je ne me rappelle pas.

- Mais quand même, si t'avais eu un Chenn da, tu t'en souviendrais, non ? Moi, je suis sûr que je pourrais pas oublier Ambar. Jamais !

- J'en suis certain aussi.

- Et toi non plus, je pourrais pas t'oublier, tu sais.

- Je suis très flatté.

- Mais c'est vrai !

- Et je te crois. Tu veux que je te gratte le ventre, maintenant ? On a encore un peu de temps, avant qu'Ambar n'arrive.

- D'accord !

- Yülien ! J'ai dit '' le ventre ''.

- Ben quoi ? C'est le ventre.

- Ça, c'est le bas-ventre !

Oo0oo

 

Chapitre 61

Disparus

 

 

- Les deux génies ne sont pas avec vous, Subadar ?

- Non. Ils sont partis depuis près d'un tchoutsö.

- Il ne faut pas tout ce temps pour traverser un couloir. Savez-vous où est Wenn Hyaï ?

- Il est sur Dvârinn, avec Tannder.

Julien saisit le maillet d'un petit gong placé sur la table de travail favorite de Subadar et fit retentir une note perçante qui provoqua, après un délai étonnamment bref, l'arrivée vrombissante de Xarax.

- Tu sais où sont Ambar et Yülien ?

- Je vais les... Je ne les sens plus !

- Tu es sûr ?!... Pardon, évidemment que tu es sûr. Et si tu ne les sens plus, c'est qu'ils ne sont plus au Palais.

- Ni même sur Nüngen !

- Subadar, ils ne sont plus sur Nüngen. J'ai bien peur que Yülien ne se soit senti des ailes.

- C'est ma faute. J'aurais dû me méfier.

- Tu ne peux pas passer ton temps à t'assurer en permanence que tout le monde est là.

- De toute façon, Ambar a mon klirk personnel autour du cou. Je ne pense quand même pas qu'il s'en soit débarrassé ! Subadar, je vais faire prévenir Wenn Hyaï et partir à leur recherche avec Xarax. Gardez Dillik près de vous, s'il vous plaît.

Il était inutile de se rendre sur chaque monde pour savoir s'ils s'y trouvaient. Dans le chaos maintenant familier de l'En-Dehors, Julien se mit à chercher la ''saveur'' caractéristique de sa propre signature dans la version unique correspondant à ce klirk-cible particulier qu'il avait donné à Ambar. La tâche devait être relativement simple. Il s'était souvent entraîné en prévision, justement, d'un cas semblable et, à chaque fois, il avait rapidement localisé Ambar. Mais cette fois, il semblait que quelque chose n'allait pas. Ou le klirk avait simplement disparu ou...

En fait, rien ne pouvait expliquer une telle absence. Si quelque chose était clairement perceptible dans l'En-dehors, c'était bien un klirk-cible. La distance ne comptait pour rien, non plus que le temps. Certains klirks-cibles étaient vieux de plusieurs millénaires et auraient guidé sans le moindre problème leurs propriétaires si ceux-ci n'étaient morts depuis longtemps. Julien pouvait encore sentir des klirks anciens de Yulmir. Et détruire un klirk-cible n'est pas chose facile ; les fours suffisamment chauds ne sont pas légion. Le détruire accidentellement est virtuellement impossible à moins de sauter dans...

- Ils n'ont quand-même pas sauté dans une étoile ? !!!

- Même ce petit casse-cou de Yülien ne ferait pas une bêtise pareille. Si tu es sûr de ne pas le sentir, le mieux est de retourner au Palais.

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- Wenn Hyaï, vous vous êtes trompé, on n'a pas eu à attendre la puberté de Yülien pour avoir des ennuis.

- Normalement, même s'il était incapable de se souvenir du klirk du Palais, ce que je ne crois pas, Yülien aurait dû au moins pouvoir revenir dans le R'hinz en empruntant la Table.

- C'est bien ce qui m'inquiète.

- Voulez-vous que nous tentions à nouveau de les localiser ?

- Allons-y. Et Xarax nous accompagne.

- Bien-sûr. Mais il faut d'abord retrouver votre calme, sans quoi nous aurons d'autres ennuis. Je pense que vous devriez accepter un peu d'aide de Xarax, pour cette fois.

Instantanément, sous l'influence directe du haptir maintenant libre de jouer avec ses émotions, Julien sentit s'évanouir la terrible tension qui crispait son corps et son esprit sans qu'il s'en soit jusque-là vraiment rendu compte. Solidement accroché à Wenn Hyaï, il les projeta de nouveau dans l'En-dehors. Cependant, il eut beau chercher de plus belle en suivant scrupuleusement les instructions du Maître Passeur, il ne parvint pas à déceler la moindre trace du klirk. Il fallait se résoudre à croire que les deux amis avaient été effacés de l'univers.

De retour dans le monde ''normal'', Julien tint conseil avec Subadar. Wenn Hyaï, bien qu'il fût certain qu'une telle chose ne s'était jamais produite, avait tout-de-même proposé d'aller, toute honte bue, s'enquérir auprès des historiens du Cercle Majeur d'éventuels précédents. Mais Julien préférait n'informer le Cercle qu'en dernier recours. Cette histoire fournirait un trop beau prétexte aux caciques du Cercle pour exiger d'avoir désormais la haute main sur la formation de Yülien. Subadar était lui aussi de cet avis et décida de consulter immédiatement ses propres archives.

Julien et Xarax n'avaient même pas besoin de se consulter pour savoir qu'aussitôt qu'ils quitteraient Subadar, ils laisseraient Dillik à la garde vigilante de Wenn Hyaï pour aller, eux-aussi, fouiller d'autres archives.

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Dès qu'ils furent dans le corridor du Sang Kang, Julien pensa simplement ''archives'' et une porte s'ouvrit, révélant une petite pièce guère plus grande qu'une chambre d'un hôtel modeste, lambrissée de bois clair et qui ne contenait qu'un fauteuil d'aspect confortable.

Lorsqu'il se fut assis après avoir refermé la porte, la lumière diminua considérablement pour se réduire à une pénombre propice aussi bien à la sieste qu'à une réflexion apaisée. Prévenu par Xarax, Julien ne sursauta pas lorsqu'une voix neutre lui demanda poliment ce qu'il souhaitait savoir.

- Y a-t-il déjà eu une ou des disparitions de klirks-cibles ?

- Si, par disparition, on entend des tentatives pour dérober des klirks-cibles, on en recense quatre mille trois cent vingt-huit depuis...

- Je ne parle pas de ça. Des klirks-cibles ont-ils déjà complètement disparu, sans qu'on puisse les retrouver.

- De nombreux klirks-cibles sont actuellement perdus du fait de la mort de leur propriétaire. Comme Votre Seigneurie le sait, de tels objets-balises ne sont perçus que...

- Je sais, merci. Est-ce qu'il est déjà arrivé qu'un Passeur ne retrouve pas un des ses propres klirks-cibles ?

- Wayak l’Étourdi, sur la fin de sa vie, se plaignait de la disparition de ses klirks, tout comme You Wenn le Gâteux, ainsi qu...

- Stop ! Est-ce qu'il est déjà arrivé à Yulmir d'être incapable de retrouver un klirk-cible ?

- Je n'ai aucun compte-rendu d'un tel événement. Ce qui ne signifie nullement qu'il ne se soit pas produit sans que j'en aie été informé.

- Est-il possible qu'un klirk-cible se désactive accidentellement ?

- La probabilité d'un tel événement n'est pas même calculable.

- Est-il possible de désactiver un klirk-cible ?

- Oui.

- Comment ?

- Il suffit de le détruire. La fusion est en général le moyen utilisé.

- Y a-t-il d'autres moyens.

- On pense que certains Neh kyongs ou Dre Tchenns détruisent les klirks lorsqu'ils font basculer un territoire dans leur réalité, mais on n'a aucune idée du procédé qu'ils utilisent, si tant est qu'ils le fassent vraiment.

- Est-ce qu'un klirk-cible qui entrerait dans le territoire d'un Neh kyong ou d'un Dre Tchenn ne pourrait plus être senti par son propriétaire ?

- Non. Pour cela, il faudrait que cette entité fasse basculer ledit territoire dans sa propre réalité.

- Comme ce qui s'est produit pour Tchenn Ril ou Tchiwa Ri Kor ?

- Je ne sache pas que Tchiwa Ri Kor ait basculé.

- C'est vrai.

- Mais il est vraisemblable que si un klirk se trouvait à Tchenn Ril, il serait actuellement impossible de le localiser. Ceci, n'est bien-sûr qu'une conjecture dont la probabilité n'excède pas 92,532864...

- Merci, cette estimation me suffit.

- Dois-je déduire des questions de Sa Seigneurie qu'un klirk-cible impérial se trouve actuellement manquant ?

- Oui.

- S'agit-il du klirk-cible affecté en permanence à la localisation du Noble Frère Ambar des Ksantiris ?

Julien se demanda un instant comment cette fichue machine pouvait-être aussi bien renseignée, mais il jugea inutile de s'en informer sur le moment.

- Oui, effectivement.

- Mes senseurs ne perçoivent effectivement plus la présence du Noble Frère, non plus que celle du Tsenn kenn Yülien. Leur absence remonte à un tchoutsö, quarante-huit tikas et vingt-huit kétchiks, vingt-neuf, trente, trente-et-un, tr...

- Merci.

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De retour au palais, Julien dut s'employer à calmer quelque peu l'angoisse de Niil et afficher une sérénité qu'il était loin de ressentir. En moins d'une heure, il avait épuisé toutes les ressources auxquelles il pouvait penser et personne, jusqu'à présent, ne se montrait capable de lui suggérer la moindre action. Les deux amis avaient bel et bien disparu et le klirk impossible à dissimuler qui était censé permettre de les retrouver instantanément semblait avoir décidé de s'éteindre.

La soirée fut sinistre. Dans le salon privé les proches, réunis autour de ce qui aurait pu passer pour un buffet de veillée funèbre, s'efforçaient de ne pas exprimer à haute voix la conclusion qui s'imposait cependant à tous : on avait fort peu de chances de revoir les disparus. Eussent-ils été enlevés par un ennemi, si puissant fût-il, l'espoir d'une action, même suicidaire, aurait apporté quelque soulagement.

Dillik, blotti sur les genoux de Julien, s'efforçait sans grand succès de faire bonne figure. Les larmes n'étaient pas loin.

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