JULIEN

II

Chapitre 58

Une histoire secrète

 

Le jour vint enfin où Xarax jugea qu'ils pouvaient affronter de nouveau le Sang Kang et, comme il n'était plus du tout question de ménager des surprises, il avait longuement instruit Julien de ce qu'il savait de l'endroit et de ses propriétés. Aussi, lorsqu'ils se retrouvèrent dans l'étrange salle, Julien n'essaya pas de se déplacer, il pensa à une ouverture, un couloir débouchant au milieu du mur qui lui faisait face.

Aussitôt, un corridor apparut comme s'il avait toujours été là.

- Avance, maintenant.

Cette fois, il put marcher normalement et s'avancer dans le couloir. L'effet était était d'autant plus impressionnant que rien ne permettait de douter de la réalité de tout cela. Ses sandales faisaient sur le sol de pierre le bruit léger qu'on pouvait attendre. Les lambris qui couvraient les murs étaient somptueux, mais ils étaient aussi d'une absolue banalité. Il provenaient à l'évidence d'arbres réels. Les veines du bois de si près qu'on les regarde, n'étaient rien d'autre que des veines dans un bois précieux avec, malgré leur dessin harmonieux, les infimes imperfections des choses naturelles. Après quelques pas, il pensa à des portes et, aussitôt, des portes apparurent, à intervalles réguliers de chaque côté du couloir qui se prolongeait sur une cinquantaine de mètres jusqu'à l'endroit où il semblait s'arrêter brusquement ou bien faire un coude à angle droit.

- Pense à des notes secrètes.

Rien ne se produisit.

-Normalement, une porte aurait dû s'ouvrir. Essaie de penser au plan du Palais.

Aussitôt, la première porte à sa droite s'entrouvrit avec un déclic. Julien l'ouvrit d'une poussée et découvrit une salle beaucoup plus vaste que ne pouvait le laisser supposer l'espacement des portes dans le corridor. L'endroit, bien qu'il fût difficile de se faire une idée précise de ses dimensions, était presque aussi vaste que la Rotonde océane et comme elle, était en fait une demi-sphère. Mais cette demi-sphère était d'un bleu nuit profond et piquetée d'un véritable firmament d'un tel réalisme qu'il reléguait les meilleurs planétariums au rang de jouets primitifs. A peine eut-il fait quelques pas sur un sol couvert de sable fin, que l'illusion était si parfaite qu'il lui était impossible de ne pas se croire à l'air libre sous le ciel d'une belle nuit sans lune. Mais la vraie merveille n'était pas là.

Au centre de la salle flottait un Palais de lumière. Julien avait vu au Palais de la découverte, à Paris, quelques hologrammes expérimentaux et, malgré leur médiocre qualité, il avait été fasciné par ces images qui semblaient flotter dans l'air. Mais ce qu'il avait sous les yeux était une tout autre chose !

Tout d'abord, la finesse des détails était incomparable et il semblait qu'on pouvait s'approcher d'aussi près qu'on le désirait sans parvenir à l'épuiser. De plus, l'image était à volonté opaque ou transparente. Il suffisait à Julien de désirer voir l'intérieur d'un bâtiment pour que celui-ci se présentât en coupe selon la meilleure option de visualisation. D'autre part, bien que la couleur des matériaux fût fidèle elle pouvait parfois prendre une assez forte dominante bleue, orange, verte ou argentée. Et Xarax expliqua que cela permettait de voir, lorsque c'était nécessaire à la compréhension, à quel monde appartenait la partie observée. Car le Palais était effectivement construit sur les quatre mondes humains : Nüngen, Dvârinn, Yrcandia et Der Mang. Et sur ces mondes, certaines parties du Palais étaient elles-mêmes dispersées en des lieux parfois fort éloignés. Quatre sphères représentant les quatre mondes avec un réalisme égal à celui du Palais en donnaient d'ailleurs la localisation exacte et Julien put constater avec un certain amusement que la fameuse Esplanade du Palais d'Aleth n'abritait pas même un placard à balais de l'édifice.

Julien aurait pu rester des heures à contempler ces merveilles. Il décelait derrière elles une technologie infiniment avancée. Une technologie dont on avait soigneusement supprimé toute trace dans les Neuf Mondes et qui donnait en ce lieu libre cours à sa puissance. Il soupçonnait que ce qu'il voyait là n'était qu'une petite part de ce qui lui restait à découvrir. Mais il avait un but et il ne pouvait demeurer ici. Il pensa à sortir et aussitôt, dans la pénombre, un chemin vaguement lumineux de dessina dans le sable pour le mener jusqu'à la porte.

Une fois de retour dans le corridor, Xarax reprit la direction des opérations :

- Je pense que tu n'accéderas pas aux notes secrètes tant que je serai avec toi. Si Yulmir possédait le klirk qui mène ici, je pense que c'était pour pouvoir échapper à la surveillance de son haptir. Il faut qu'on sache pourquoi.

- Tu n'as qu'a m'attendre dans le couloir.

- On peut essayer, mais je ne pense pas que ça marchera.

Et en effet, Xarax eut beau se retirer jusque dans la salle carrée, aucune porte ne s'ouvrit malgré les demandes réitérées de Julien.

- Il va falloir que tu me ramènes au Palais et que tu reviennes seul.

- Heu... J'avoue que ça ne me tente pas vraiment.

- Peut-être, mais je crois que c'est le seul moyen.

- Mais on n'est même pas vraiment sûrs qu'il y a quelque chose à découvrir !

- Tu as peur ?

- Oui.

- Au moins, ça prouve que tu commence à comprendre la situation. S'il se passe quelque chose que tu n'aimes pas, tu pourras toujours sauter. Tu es un vrai Passeur, maintenant.

- C'est fou ce que ça me rassure.

- De toute façon, tu n'as pas trop le choix. Si on ne parvient pas à savoir ce qui se passe vraiment, tu finiras tôt ou tard par avoir de vrais ennuis.

- C'est vrai ça. Parce que jusqu'ici, ça n'était rien du tout. Tu as juste eu très envie de me trucider...

- Alors, on y va ? Tu me ramènes au Palais ?

Julien s'exécuta. De retour dans son clos, il laissa Xarax quitter ses épaules et, avant d'avoir le temps de se raviser, il visualisa de nouveau le klirk qui le renverrait au Sang Kang et effectua la poussée familière.

oo0oo

Debout dans ce qu'il considérait maintenant comme une sorte de sas d'entrée, Julien hésitait. Il n'avait vraiment aucune envie d'explorer seul cet endroit certainement truffé de pièges. Il avait beau en être, d'après Xarax, le propriétaire légitime, il avait surtout l'impression d'être un intrus. Il découvrait aussi cette humaine vérité qu'il est beaucoup moins difficile d'être courageux lorsqu'on est accompagné d'un ami. En ce moment, même la présence de Dillik eût été bienvenue. Cependant, comme il ne se voyait pas revenir auprès de Xarax pour lui avouer qu'il s'était finalement lamentablement dégonflé, il prit une grande inspiration et fit apparaître le corridor, puis les portes.

Pendant quelques secondes, ce fut bien pire. L'idée irrationnelle que quelqu'un ou quelque chose pourrait surgir d'une de ces portes, tel un monstre d'un placard, s'imposa à lui avec une telle force qu'il faillit repartir sur-le-champ. Le klirk du Palais était déjà bien clair dans son esprit lorsqu'il se ressaisit in-extremis et réalisa que cette panique était peut-être bien un élément des défenses du Sang Khang dont la présence apaisante de Xarax l'avait jusqu'ici protégé. Une technologie capable de produire une représentation aussi parfaite du Palais était peut-être bien capable d'induire la peur dans un esprit non averti. Il se pouvait aussi qu'une certaine couardise ait simplement choisi de se manifester en lui alors qu'il pouvait s'y abandonner sans témoin... Il pensa à des secrets, des secrets destinés à lui seul et il entendit sans surprise le déclic caractéristique d'une porte qui s'entrouvre.

Sur le coup, il en éprouva une vive contrariété. Il eût été de beaucoup préférable que rien ne se soit produit. Il aurait alors pu retourner la tête haute auprès du haptir et continuer l'exploration en sa compagnie. Là, la preuve était faite qu'il allait devoir poursuivre seul. A contrecœur, il se dirigea vers la porte entrebâillée et la poussa pour découvrir une pièce qui ressemblait fort à l'un des petits salons de sa résidence au Palais. C'était la même sobriété, le même style dépouillé des deux sièges de part et d'autre d'une table basse de bois sombre, la même absence de tout ornement aux murs d'ardoise gris clair, la même large baie ouverte dans la paroi qui faisait face à la porte et qui donnait sur ce qui semblait être un petit jardin. Le seul élément étrange était le plateau aux figures complexes d'un jeu de territoires posé sur la table avec ses pièces soigneusement rangées au bord des frontières extérieures. La chose la plus évidente à faire était de s'asseoir puis, si rien ne se produisait, d'aller faire un tour au jardin. Avec une certaine appréhension, il s'assit dans le siège du joueur aux pièces bleues.

Presque aussitôt apparut dans l'autre siège un homme d'âge moyen vêtu de l'abba bordé de fuchsia et d'or et portant les Marques blanches des personnes appartenant à la Maison Impériale. Bien qu'il se rendît compte qu'il s'agissait encore d'un hologramme, Julien se serait levé pour s'enfuir s'il n'avait été littéralement paralysé par une peur impossible à maîtriser.

- Bienvenue à vous, Sire. Quinze cycles, trois neuvièmes, dix-huit jours et cinq tchoutsö se sont écoulés depuis que vous avez honoré cet endroit de votre présence.

Bizarrement, la voix calme de l'apparition eu un effet immédiatement apaisant et évita peut-être à Julien de mouiller le coussin de son siège. Faisant enfin appel aux techniques de contrôle mental auxquelles ils s'était pourtant si longuement entraîné et qu'il avait si honteusement négligées jusqu'à présent, il répondit d'une voix relativement ferme :

- Veuillez me dire qui vous êtes, s'il vous plaît.

- Je suis l'interface à forme humaine de votre Sang Kang.

- Pouvez-vous aussi me dire qui je suis ?

- Vous êtes Yulmir, le Protecteur des Neuf Mondes.

- C'est absolument sûr ?

- Votre aspect physique a changé et l'analyse de vos émissions mentales dénote aussi de profondes modifications de votre moi-conscience, mais vous êtes indéniablement Yulmir. Je me permets de rappeler à Votre Seigneurie que, si tel n'avait pas été le cas, Elle n'aurait jamais pu parvenir jusqu'ici.

- Heu... Vous avez un nom ?

- Ma forme et ma personnalité sont calquées sur celles de Yangdehar de Dahldreng. Vous avez coutume de m'appeler Yang.

- Merci. Est-ce que vous pouvez me parler simplement, sans employer les titres honorifiques ?

- Bien-sûr, Sire, est-ce là votre désir ?

- Oui. Il m'est arrivé un tas de choses depuis que je suis venu ici, et je vais avoir besoin d'explications.

- Je suis à votre disposition.

- Je n'ai absolument aucun souvenir de ma vie en tant que Yulmir.

- Pouvez-vous préciser ?

- Je suis né sur un monde qui n'appartient pas au R'hinz.

- Vous voulez sans doute parler de la Terre ?

- Vous connaissez la Terre ?!

- Mes senseurs n'y sont jamais parvenus, mais je conserve de nombreux ouvrages imprimés sur ce monde qui le décrivent assez bien.

- Vous voulez dire que j'ai rapporté des livres ici ?!

- Oui.

- Je peux les voir ?

- Pour cela, il faudra vous rendre à la bibliothèque physique.

- Bon, ça peut attendre. Vous pouvez me dire pourquoi je n'ai pas pu entrer ici avec Xarax ?

- Votre haptir est conditionné pour vous empêcher de trop dévier d'un schéma général de comportement. Ce à quoi vous avez accès depuis cet endroit l'inciterait à prendre des mesures extrêmes.

- Il essaierait de me tuer, c'est ça ?

- Non. Il n'essaierait pas, il vous tuerait. Vous n'avez aucun moyen de vous protéger à coup sûr de votre haptir.

- Je crois qu'il a changé, vous savez.

- C'est extrêmement improbable.

- Pourtant lorsque je suis venu ici pour la première fois, il a découvert que je possédais déjà le klirk du Sang Kang. Il a failli me tuer, mais il a réussi à s'en empêcher.

- Si tel est vraiment le cas, il a beaucoup changé. Certains éléments me manquent cependant pour parvenir logiquement à une telle conclusion.

Julien se fit la réflexion qu'il était effectivement peu probable que la fréquentation assidue de Dillik fasse partie des paramètres habituels de la machine, quelle qu'elle fût, qui se cachait derrière l'hologramme.

- J'aimerais qu'il soit autorisé à entrer ici. Je suppose que c'est possible ?

- C'est théoriquement possible, en effet. Mais tous mes systèmes prédictifs le déconseillent fortement.

- Je peux savoir pourquoi ? Je vous rappelle que Xarax est mon ami et qu'il s'est toujours montré loyal. Sans lui, j'ignorerais jusqu'à l'existence de cet endroit.

- Il existe une forte probabilité pour que l'aide qu'il vous a apportée soit justement destinée à lui permettre d'accéder à ce lieu dans lequel il n'a, jusqu'ici, jamais pu pénétrer. S'il est autorisé à vous accompagner, il n'existera plus aucun endroit où vous pourrez échapper à sa surveillance avec un motif plausible.

- Vous voulez dire que je ne pourrai rien tramer derrière son dos, c'est ça ?

- Oui.

- J'ai déjà fait ça ?

- Oui.

- Pourtant, je me demande bien comment je pourrais cacher quoi que ce soit à quelqu'un qui se balade dans mon cerveau comme s'il était chez lui.

- Détrompez-vous, il est loin d'avoir accès à l'entièreté de votre univers mental. Et il vous serait relativement aisé d'en soustraire un domaine à sa curiosité. Je puis vous enseigner la méthode.

- Je suis sûr qu'il s'en apercevrait.

- Vous pouvez être certain du contraire. Vous l'avez déjà fait.

Julien n'aimait pas du tout le tour que prenait la conversation. Il allait devoir prendre une décision difficile. Personne n'aime avoir à choisir entre sa sécurité et la confiance accordée à un ami.

- Là, tout-de suite, il va falloir que j'aille rejoindre Xarax et je vais lui dire qu'il peut désormais m'accompagner ici. Je sais que vous n'êtes pas d'accord mais, si j'ai bien compris, je suis ici chez moi et je fais ce que je crois bon.

- Absolument. Et je n'ai pas à être ou non d'accord. Mon rôle est seulement de vous informer et non de vous conseiller.

oo0oo

- Mon vieux Xarax, il va falloir que je te fasse confiance. Les probabilités, comme il dit, sont franchement contre toi. Mais ce type, après tout, ce n'est qu'une machine. Il ne te connaît pas comme moi je te connais. Il insinue même que tu ne m'as aidé jusqu'à présent que pour me voler mes secrets. Tu te rends compte ?!

- Tu devrais prêter plus d'attention à ce que raconte cette machine. C'est un raisonnement parfaitement logique et tu aurais dû en tenir compte au lieu de venir tout me raconter.

- Tu sais très bien que je ne suis pas comme ça. Tu pouvais me tuer et tu ne l'as pas fait. Je n'ai pas particulièrement envie de mourir, mais vivre dans un monde où je ne pourrais pas te faire confiance, à toi, qui es celui qui me connais le mieux, ça ne m'intéresse pas. Et si tu dois me... enfin, si tu dois le faire un jour, tout ce que je te demande, c'est de ne pas me faire trop souffrir.

- Julien, entre ta vie et mon devoir, j'ai déjà choisi une fois ta vie. Je suis prêt à recommencer.

- Bon, alors c'est réglé. Je t'emmène au Sang Kang et tu pourras m'aider à poser les bonnes questions.

oo0oo

- Je constate que le corps de Maître Xarax a dû être réparé.

- En effet, il s'est fait tirer dessus il n'y a pas très longtemps. Mais il dit qu'on n'est pas ici pour bavarder et il voudrait savoir si vous avez une idée de la façon dont on s'y est pris pour le conditionner à me tuer.

- Il n'est pas nécessaire que vous vous donniez la peine de répéter ses pensées, je les capte en même temps que vous. Et oui, je sais comment on conditionne les haptirs.

- Vous pourriez peut-être nous l'expliquer.

- Certainement. Comme vous le savez, lorsque l’œuf du nouveau Haptir de l'Empereur éclot, il reçoit quelques gouttes de votre sang enrichi de Yel. Il est ensuite placé dans un nid destiné à lui procurer les conditions idéales pour son développement. Ce nid implante aussi par induction un certain nombre de connaissances et d'aptitudes indispensables à l'accomplissement de sa fonction de complément de l'Empereur. Il est hautement probable qu'en plus de ces données parfaitement identifiées, un certain nombre d'instructions cryptées sont aussi implantées à un niveau totalement inaccessible au sujet.

- Et qui a enregistré ces données ?

- Ceux-là mêmes qui ont établi le processus complet de perpétuation du système impérial : vous-même et le Cercle des Sages Fondateurs.

- Et Yulmir ne s'en souvient pas ?

- Le souvenir de tout le processus a été soigneusement effacé de sa mémoire. Sur son ordre.

- C'est complètement fou !

- C'est au contraire parfaitement logique. Le Cercle Fondateur voulait que Yulmir, quels que soient les changements qui pourraient se produire dans un futur impossible à prévoir, continue de préserver un mode d'organisation du R'hinz qui avait fait ses preuves. Il devait rester la cheville ouvrière de tout le système et demeurer à l'abri de toute déviation dans l'accomplissement de sa tâche. Il était essentiel qu'il ne puisse pas modifier l'ordre ainsi établi, quand bien même il le voudrait. Il disposait, et dispose encore d'un tel pouvoir qu'il pourrait devenir le plus dangereux despote jamais advenu dans l'univers connu. C'est là qu'intervient le Haptir de l'Empereur. Non seulement il est indispensable à l'accomplissement d'un certain nombre de fonctions essentielles, mais c'est aussi, secrètement, la garantie incorruptible que l'Empereur n'aura pas la possibilité de sombrer dans l'erreur. Et pour cela, Yulmir ne devait pas avoir la possibilité d'accéder au conditionnement de son Haptir. Il devait même totalement ignorer l'existence d'un tel conditionnement.

- Ben, c'est raté.

- Oui. Mais cela a quand même duré neuf mille huit cent soixante-trois cycles.

Julien émit un sifflement.

- Quand même !...

- Comme vous dites. Mais il y a un peu plus de mille huit cents cycles, alors que Yulmir s'était volontairement retiré des affaires du R'hinz après qu'on l'eût fermement prié, ainsi qu'il arrive de temps en temps, de ne plus se mêler d'influencer le destin des Neuf Mondes, il entreprit, alors que la civilisation retournait doucement au chaos, d'explorer un peu l'univers inconnu. C'était une occupation à laquelle il se livrait parfois, pour le pur plaisir d'exercer en libre Passeur un Art où il était passé maître depuis fort longtemps. Et là, il eut la chance inouïe de découvrir un nouveau monde, le vôtre, en fait. Il y laissa, bien-sûr, un klirk-cible et entreprit de visiter régulièrement la Terre. Il y fit même des séjours de plusieurs années, heureux de pouvoir occuper utilement les cent cycles durant lesquels, comme il l'avait déjà fait plusieurs fois, il laissa les Neuf Mondes, délivrés du joug insupportable de son autorité, prendre soin de leurs affaires.

- Niil m'en a parlé, je crois. Ça ne s'est pas très bien passé, hein ?

- Trois cents cycles ont été nécessaires pour réparer le gâchis. Et certaines choses ont été détruites à jamais.

- Mais, il n'aurait pas pu revenir plus tôt ?

- Peut-être. Mais les peuples, en général, tiennent à persévérer dans leurs erreurs jusqu'à leurs ultimes conséquences. On n'obtient pas grand chose en essayant de les contraindre à la raison et souvent, en voulant faire leur bien, on accomplit tout le contraire. En tout cas, la leçon semble avoir porté.

- Et Yulmir, il y a longtemps qu'il savait, pour le conditionnement de Xarax ?

- Non, c'est assez récent. En fait, ce n'est que du temps de votre prédécesseur, Maître Xarax, que Yulmir a fini par comprendre.

-Et à moi, il n'en a jamais parlé.

- Il craignait d'être obligé de se défendre et il avait de l'affection pour vous.

- Moi aussi, à ma façon, je l'aimais bien.

- Il a été contraint de vous dissimuler beaucoup de choses. Pourtant, pouvoir compter sur votre coopération l'aurait bien aidé.

- Vous allez nous dire ce qu'il cachait ?

- Vous êtes le maître, ici. Je vous dirai tout ce que je sais. Si Maître Xarax pense pouvoir contenir sa violence...

- Ne vous préoccupez pas de ma violence. Je m'en charge.

- Eh bien, pour aller au plus simple, on peut dire que, depuis longtemps, Yulmir désirait par-dessus tout mourir.

- Hein ?!!!

- Si vous y songez un peu, vous constaterez vite qu'il n'y a rien là de bien étonnant.

- Mais il pouvait mourir !

- Si vous appelez mourir le fait de voir son corps cesser de fonctionner, il pouvait effectivement mourir. Mais c'était pour se manifester à nouveau dans un corps tout neuf, semblable à celui qu'il venait de quitter. Certes, une bonne partie de ses souvenirs disparaissaient. Personne, à part une machine ne peut supporter l'accumulation des souvenirs de plus de dix mille cycles. Mais il avait toujours conscience d'être lui. Quelque chose en lui ressentait le poids de ses existences passées. Il avait de plus en plus le sentiment d'être contraint à revivre sans cesse la même histoire. De plus, il a fini par avoir la conviction que le R'hinz se maintenait ainsi dans une sorte de stagnation malsaine. Il a noté ses réflexions et vous pourrez en prendre connaissance quand vous le voudrez. Toujours est-il qu'il est un jour parvenu à la conclusion que sa mort définitive était souhaitable à tout point de vue. Mais la chose était beaucoup plus difficile à réaliser qu'on pourrait le penser.

- A cause de son Haptir !

- Oui, c'était un des principaux obstacles. Il y a plus de trois mille cycles qu'il essaie et, les premières fois, il a eu la naïveté de se confier à son Haptir.

- Qui l'a tué pour l'empêcher de mourir vraiment !

- Oui. Et lorsqu'il reprenait conscience dans un nouveau corps, il avait oublié sa tentative et se consacrait avec zèle à son devoir. Mais il a fini par trouver des moyens de se laisser, en quelque sorte, des messages d'une existence à l'autre. Ce n'était pas facile mais, heureusement, il avait réussi à intégrer profondément la nécessité de cacher à son Haptir ses tendances à s'écarter du droit chemin. Il a créé ce lieu. Yulmir était d'une remarquable intelligence et avait eu beaucoup de temps pour apprendre à maîtriser toutes les technologies nécessaires. En fait, il a essentiellement créé une entité qui utilise les capacités de calculs et les fonctions supérieures du Sang Kang pour transformer cette salle en un sanctuaire inviolable qui le mettait à l'abri de la curiosité native de ses Haptirs. A partir de ce moment, il disposait d'un moyen efficace de conserver plus ou moins les progrès accomplis d'une existence à l'autre.

- Mais, il ne pouvait venir au Sang Kang qu'avec l'aide de son haptir.

- En fait, c'est la première chose qu'il a réglée. Le Sang Kang existe depuis le commencement de toute cette histoire. C'est en quelque sorte le cœur technique du système. Vous verrez, quand vous l'explorerez plus complètement, qu'on peut faire bien des choses à partir d'ici. Et Yulmir finit par s'interroger sur le fait qu'il ne pouvait y avoir accès sans son Haptir. Il lui est plusieurs fois arrivé de lui demander de l'aider à mémoriser la Clé. Et comme il se heurtait toujours au même ''Je ne peux pas'', il finit bien-sûr par s'efforcer de la mémoriser, pour ainsi dire, en contrebande. En essayant de la graver peu à peu dans son esprit au fil de ses utilisations successives. Il en est mort plusieurs fois avant de se douter que cette mémorisation devait se faire à l'insu total du Haptir. Et il finit par y parvenir ! Ce fut un exploit admirable. Un chef-d’œuvre d’ingénierie mentale. Malgré tout, il lui arriva encore plusieurs fois d'être surpris avec cette image dans son esprit et d'en payer le prix.

- Comme ça a failli m'arriver à moi aussi.

- Oui.

- Julien, j'aimerais qu'on quitte cet endroit. Tout ça... Emmène-moi sur Dvârinn !

Julien n'avait pas besoin d'explications : toute cette histoire bouleversait Xarax et il luttait depuis trop longtemps pour garder son contrôle.

- On peut sauter depuis ici ?

- Vous le pouvez, répondit l'image de Yangdehar de Dahldreng.

oo0oo

Il faisait nuit, sur l'île de Djannak. Julien déposa Xarax sous la pluie, dans une obscurité totale et le laissa immédiatement, après l'avoir assuré qu'il viendrait le chercher le lendemain au même endroit.

La végétation locale allait encore souffrir !

oo0oo

 

Chapitre 59

Un élève très particulier

- T'as pas vu Xarax ?

- Xarax est parti jusqu'à demain.

- Il est encore en mission ?

- Oui.

- Bon. Quand est-ce qu'on retourne naviguer ?

- Je ne sais pas. Pourquoi, tu as besoin de vacances ?

- J'ai toujours besoin de vacances !

En attendant le retour d'Ambar et le repas du soir Dillik ''profitait'' un peu de Julien. Confortablement installé sur ses genoux il se laissait envelopper dans cette tendresse toute simple qui est la marque d'une véritable intimité. Et Julien, pour sa part, le nez plongé dans sa chevelure noire où se mêlaient la fragrance des plantes de son dernier bain et un arôme sui-generis inimitable, puisait dans cet abandon confiant un réconfort bienvenu.

Hélas, le carillon annonçant une visite vint trop tôt mettre un terme à cette paix. C'était un messager officiel. Pire, c'était un de ces hérauts d'apparat chargés des communications les plus protocolaires et Julien, averti en catastrophe par un Gardien affolé, n'eut que le temps d'enfiler un abba de demi-cérémonie pour recevoir, sans faire insulte à son commanditaire, un personnage aussi formel.

Dans les méandres ampoulés d'un message verbal délivré dans le plus exquis Haut-parler, Julien parvint tout juste à distinguer que le Cercle Majeur des Passeurs, qui se répandait au passage en compliments sur les prouesses accomplies par le Protecteur des Neuf Mondes dans cet Art du Passeur qui lui était si cher, informait Sa Seigneurie que son Tsenn kenn (Possesseur du Nom), Yülien Yalil Wilah ek Aïn avait réalisé avec une étonnante précocité son Premier Bond. Le Cercle Majeur des Passeurs félicitait son Akou Nyipa, Sa Seigneurie Yulmir, Protecteur etc., et s'interrogeait respectueusement sur la suite que Sa Seigneurie souhaitait donner à cet heureux événement. Suivaient les classiques souhaits de Longue Vie et Bonheur Éternel, ainsi que des protestations renouvelées d'inébranlable confiance dans l'Immuable et Pénétrante Sagesse du Plus Parfait Joyau du R'hinz.

Le Plus Parfait Joyau, fit immédiatement servir des rafraîchissements à l'Honorable Messager dans le même temps qu'il envoyait quérir d'urgence Maître Wenn Hyaï qu'on tira, pour la circonstance, d'un bain réparateur que la bonté, frisant l'indulgence coupable, de Karik agrémentait d'une de ces séances de grattage où il était devenu expert.

- Le petit est vraiment précoce ! Encore plus qu'Aïn lui-même, si je me souviens bien. Félicitations !

- Vous savez, je n'y suis pour rien.

- Qui sait ?

- Et qu'est-ce qu'on attend que je fasse, maintenant.

- En tant qu'akou et Passeur, vous devriez prendre en charge son éducation. Mais je ne pense pas que ce soit ce que le Cercle attend. Ils ont déjà dû lui prévoir un instructeur.

- Qu'est-ce que vous en pensez ?

- Vous êtes très occupé. Vous avez d'autres responsabilités.

- Wenn Hyaï, vous ne savez pas mentir.

- Bien. Je pense qu'il faut respectueusement envoyer le Cercle se faire... Il faut poliment leur dire qu'ils peuvent retirer leurs griffes avides de la fourrure du gamin et que vous allez vous charger personnellement de son éducation. Ce petit est probablement un prodige ! Vous avez tout ce qu'il faut pour l'initier. Pensez que vous êtes celui qui va transmettre le pouvoir de créer des Maîtres Passeurs au prochain Grand Maître du Cercle ! Si vous leur laissez le petit, ils vont essayer d'en faire leur marionnette. Ce serait du gâchis.

- Dites donc ! On dirait que vous ne les portez pas dans votre cœur !

- J'ai mes raisons. Je vous raconterai peut-être ça plus tard.

- Mais je ne saurai pas quoi faire ! Et comme vous dites, j'ai parfois un emploi du temps chargé.

- Je vous aiderai. Faites-moi confiance. On y arrivera.

- Je vous fais confiance. Et vous êtes un excellent professeur.

- Vous êtes un élève très doué.

- Bon, alors, qu'est-ce que je dis au messager ?

oo0oo

- Honorable Messager, veuillez utiliser le style qui convient pour transmettre ma réponse. Je compte sur vous pour que ce soit un modèle de respect et de diplomatie. Vous ne seriez pas ici si vous n'étiez pas un expert dans l'Art de dire les choses en prenant toutes les précautions nécessaires. Est-ce que je me trompe ?

- Le jugement de Sa Seigneurie est sans doute beaucoup trop indulgent, mais j'ai effectivement été instruit dans l'Art délicat de la Communication politique.

- A la bonne heure ! Eh bien, je vous serais reconnaissant d'employer tout votre talent à m'éviter des frictions avec le Cercle des Passeurs.

- Je m'y efforcerai Votre Seigneurie.

- Comment vous appelle-t-on ?

- Yangden Lhato, pour servir Sa Seigneurie.

- Honorable Yangden, vous allez donc répondre à ces honorables Maîtres Passeurs du Cercle Majeur que je me rendrai demain sur Yiaï Ho pour récupérer mon Tsenn kenn et que j'ai la ferme intention de l'éduquer moi-même avec l'aide du Maître Passeur Wenn Hyaï, lui-même membre du Cercle. Ça ne va pas leur plaire. Enveloppez ça comme vous voudrez. Je serai très satisfait si je ne reçois pas un message de protestation officiel.

L'Honorable Messager s'autorisa à sourire et prit congé, fermement décidé à mener à bien son ambassade.

oo0oo

L'ambiance dans le Clan de Katak était à une prudente réserve. Bien-sûr, chacun se réjouissait de la précocité du Tsenn kenn de l'Empereur, mais la perspective de confier son éducation, ainsi que le voulait la Tradition, à un Akou nyipa qui, s'il était un authentique Maître Passeur, n'était tout-de-même qu'un humain suscitait quelques craintes. Cet humain, fût-il le Protecteur des Neuf Mondes, ne pouvait assurément pas... D'ailleurs, le Cercle lui-même... Et de toute façon, une telle précocité n'augurait sans doute pas que des bonnes choses, et il convenait de garder un œil particulièrement vigilant sur... etc.

Contrairement aux membre les plus vénérables et donc, les plus farouchement conservateurs de sa famille, Yülien lui, avait du mal à se retenir de sauter partout pour exprimer sa joie. Il s'en abstint cependant avec une prudence qui excédait ses jeunes années et issue, en fait, des sages conseils d'un frère aîné, parfaitement conscient de ce qui se jouait là et suffisamment dépourvu de jalousie mesquine pour ne pas tenir rigueur à son cadet de l'intérêt qu'on lui portait et, surtout, de son éventuelle bonne fortune.

- Si tu fermes ton clapet, lui avait-il dit en substance, il y a une toute petite chance pour que ton Akou nyipa t'emmène avec lui. Si jamais tu l'ouvres, tu peux être certain que les vieux vont te boucler jusqu'à ce que tu sois capable de les bouffer tout crus, et c'est pas demain la veille !

C'est donc avec toutes les apparences d'une indifférence blasée que Yülien accueillit Julien, plongeant ce dernier, qui s'était attendu à devoir se défendre des assauts affectueux auxquels il était accoutumé, dans une confusion qu'il eut quelque peine à masquer jusqu'à ce que, le contact ayant été établi, retentît dans sa tête un appel désespéré :

- Akou ! Ils veulent me garder ! Tu les laissera pas faire, hein ?!

- Bonjour à toi, Yülien. Je suppose que ça veut dire que tu es d'accord pour venir vivre avec moi au Palais ?

- Bien-sûr !

- Alors sois tranquille, personne ne pourra m'empêcher d'emmener mon Tsenn kenn préféré.

- T'en as d'autres ?!

- Non. Mais si c'était le cas, tu serais mon préféré. Et, à propos, je te félicite pour ton Premier Bond. Il va falloir que tu me racontes ça en détail.

- Ambar est pas là ?

- Il sera là pour le banquet. Il m'a empêché de dormir la moitié de la nuit pour me parler de ce qu'il voulait faire avec toi quand tu serais là. Tu as aussi le bonjour d'Akou Ugo, et l'Oncle Subadar promet de te gratter la tête si tu n'essaies pas de l'endormir.

- Et Maître Wenn Hyaï, il est pas avec toi ?

- Il va arriver dans un petit moment. Tu n'aurais pas voulu que ton Akou demande à un autre Passeur de le transporter comme un passager ?

- T'es venu tout seul ?!

- Mais oui. Et je compte bien te ramener moi-même.

- T'es guéri, alors !

- On peut dire ça, oui.

- T'es un vrai Maître Passeur ?

- C'est ce que dit Wenn Hyaï.

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Les négociations furent courtoises, mais durèrent plusieurs heures. Le Clan rechignait à lâcher son petit prodige. Mais Wenn Hyaï pouvait se montrer aussi tenace et procédurier que les vieux chefs du Clan et, lorsque ceux-ci, sournoisement incités par un adversaire faussement maladroit, commirent l'erreur de se référer au Grand Livre des Traditions pour appuyer leur refus poli, il leur administra l'équivalent d'une volée de bois vert en citant des paragraphes entiers de la section consacrée aux ''Us des Honorables Passeurs et Coutumes immémoriales de leurs Clans''.

Heureusement, en êtres éminemment raisonnables, les Passeurs savaient reconnaître avec grâce une défaite, surtout lorsqu'elle était infligée par un Maître aussi respecté que Wenn Hyaï, dont les éventuels différends avec le Cercle Majeur ne ternissaient en rien une réputation d'immense courage et d'absolue loyauté. Ils se résignèrent donc à laisser tailler par d'autres leur diamant encore brut et acceptèrent de participer avec un entrain sincère au banquet de Premier Bond importé spécialement des cuisines du Palais.

Comme promis, Ambar assista aux réjouissances et retrouva avec plaisir quelques-unes des sommités qui lui prodiguaient à l'occasion conseils et encouragements tout en bénéficiant parfois, avec beaucoup moins d'ostentation, de quelques unes de ces intuitions fulgurantes qui commençaient à le rendre célèbre dans les cénacles des mathématiques les plus ésotériques.

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