JULIEN

II

Chapitre 57

Travail et loisirs

 

Julien fut profondément bouleversé par la sinistre découverte de Xarax. La chose était d'autant plus difficile à gérer qu'il n'était pas possible de s'en ouvrir à ses amis ou a ses conseillers. Et il n'aimait pas dissimuler. Le retour du Haptir, outre qu'il plongeait Dillik dans un bonheur qui faisait plaisir à voir, n'était pas passé inaperçu et l'on pouvait presque entendre les questions non formulées de Subadar, Tannder, et de tous ceux qui collaboraient plus ou moins régulièrement avec l'Empereur.

Ambar, lui, s'abstenait de toute allusion à l'événement. Il avait déclaré une fois pour toutes que ce que ce dont Julien ne jugeait pas bon de l'informer ne valait sans doute pas la peine qu'il s'en soucie. Il soupçonnait peut-être que, cette fois, la chose n'était pas vraiment anodine, mais il s'en tenait à sa règle et s'interdisait d'accabler son ami d'une curiosité importune.

Lorsque le Chef du Collège des Maîtres de Santé, accompagné de Subadar, vint respectueusement suggérer à Sa Seigneurie que le temps était peut-être venu de songer à ''faire advenir une série de Corps Dormants afin de remplacer ceux qui avaient, semblait-il, souffert d'une interruption de leurs processus vitaux'', Julien s'abstint de demander au vénérable biologiste comment il était au fait de cet accident et se contenta de donner son accord pour le démarrage du processus. Il se laissa aussi, de bonne grâce, tirer l'indispensable ampoule de sang.

L'idée de voir un jour des clones de lui-même flotter dans des bulles de stase anentropique ne l'enchantait pas, mais il ne pouvait guère s'y opposer sans susciter une méfiance qui ne pourrait que le gêner.

Sa perception du R'hinz avait changé. L'illusion qu'il avait pu avoir jusqu'ici d'être l'élément central d'une organisation bienveillante avait volé en éclats. Il se venait de se rendre compte qu'il n'était pas seulement une cible pour ses ennemis. Ceux-là mêmes qui l'avaient investi de ses pouvoirs et de sa mission pouvaient, à l'occasion, se tourner contre lui. Et il y avait fort à parier que ceux qui avaient mis au point un système aussi impitoyable et suffisamment efficace pour avoir perduré aussi longtemps n'avaient certainement pas dû se fier à la seule chance. Quelqu'un, quelque part, savait ce qu'il en était et veillait à ce que rien ne vienne gripper une machine parfaitement agencée.

Découvrir qui n'allait pas être facile et il était bien décidé, avec l'aide de Xarax, à explorer le Sang Kang afin d'en mettre à profit toutes les ressources. Pour cela, il lui fallait être absolument libre de ses mouvements et avoir la certitude que nul ne chercherait à découvrir à quoi il occupait le peu de loisirs que lui laissait sa charge. Le mieux était donc de coopérer avec enthousiasme avec ceux qui estimaient savoir mieux que lui ce qu'il devait faire tout en se ménageant, sous prétexte d'un besoin de détente et de distraction, des périodes où nul ne s'étonnerait de le voir disparaître aux yeux du monde. Car il n'était pas raisonnable de penser qu'il pourrait se livrer à ses recherches en prenant régulièrement sur son temps de sommeil.

Depuis le retour de Xarax, ils s'étaient abstenus de retourner au Sang Khang. Le haptir voulait d'abord être absolument certain de pouvoir maintenir un contrôle absolu sur lui-même quelles que soient les circonstances, car il ne faisait aucun doute qu'une répétition de ce qui s'était produit lors de leur première visite risquait d'être fatale à Julien. De plus, il n'était pas impossible, malgré les assurances de Xarax, que leur visite ait déclenché une alarme avertissant ceux, précisément, dont ils ne voulaient pas éveiller l'attention. Le haptir soutenait, qu'il était impossible qu'un quelconque dispositif pût fonctionner à partir d'un lieu qui, littéralement, n'existait pas dans l'univers '' réel '', mais Julien était devenu extrêmement méfiant.

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Wenn Hyaï fut agréablement surpris de constater que Julien manifestait un intérêt et une assiduité qui s'accroissaient de jour en jour pour tout ce qui avait trait à l'Art des Passeurs. Son élève, par nature déjà exceptionnellement doué, s'appliquait maintenant à maîtriser la technique extrêmement délicate consistant à naviguer hors de tout système de repères.

Non seulement cet exercice n'était pas à la portée du premier Maître Passeur venu, mais il pouvait aussi s'avérer mortel. Il avait certainement fallu des centaines de générations à l'espèce des passeurs pour en développer une maîtrise suffisante pour leur permettre de commencer à explorer le cosmos et il n'y avait jamais, à une époque donnée, guère plus d'une poignée d'individus capables de s'y livrer sans trop de risque. Wenn Hyaï était l'un d'eux, et Julien aspirait à le devenir.

La clé de la réussite, comme dans à peu près tout ce qui touchait à l'Art des Passeurs, voire à l'ensemble des Arts Majeurs, était l'aptitude à s'établir dans une absolue stabilité mentale. Cette aptitude, Julien la cultivait pratiquement depuis les premiers temps de son arrivée dans les Neuf Mondes. Mais il fallait maintenant y ajouter une acuité de perception capable de déceler des différences minimes et précises au sein d'un chaos apparent où les sens ordinaires perdaient presque totalement leurs limites et que le langage était parfaitement incapable de décrire.

Julien était très bon mais lorsque Xarax était de la partie, le soutenant de toute sa puissance et le stabilisant ainsi que le fait la quille profonde d'un voilier de course, ils formaient un couple qui fut bientôt capable des prouesses réservées aux meilleurs. Wenn Hyaï, enthousiaste, se déclarait satisfait au-delà de toutes ses exigences, mais Xarax refusa de s'en tenir là. Il tenait absolument à ce que Julien pût parvenir seul à accomplir, sinon la totalité de ce que leur tandem pouvait réaliser, du moins tout ce dont un véritable Maître Passeur était capable.

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Pendant ce temps, Tannder et Dennkar avaient obstinément poursuivi leurs enquêtes et fini par trouver le seul membre survivant de l'équipe de cinq tueurs qui avaient tenté d'enlever Julien au parc de Denntar. Il ressortait du sondage approfondi de l'homme qu'il appartenait à une organisation destinée à ''libérer Dvârinn de l'intolérable oppression impériale'' et dont le but avoué était de ''rétablir le gouvernement par la libre expression de la volonté des peuples''. Les quatre autres membres de son ''groupe d'action'' avaient succombé à ce qui ressemblait fort, selon Dennkar, à des opérations d'élimination systématique de témoins gênants par ceux qui manipulaient leur organisation. La seule information véritablement intéressante concernait la nature exacte des armes employées. Il s'agissait sans aucun doute possible d'armes de poing fournies par des agents Dalannis.

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Pour soulager un peu les tensions générées par une existence entièrement dédiée au travail et à l'étude, Julien organisa de petites escapades sur l'Isabelle. N'y étaient conviés que ''les garçons'', dont Karik qui, malgré sa position particulière auprès de Tannder, était toujours considéré comme l'un des membres, et les deux matelots officiellement propriétaires du bateau. Ces derniers étaient ravis de ces occasions qui leur étaient données de transmettre un savoir-faire dont ils étaient d'autant plus fiers que Julien, qui était le seul vraiment à même de l'apprécier à sa juste valeur, saisissait chaque occasion d'en faire l'éloge.

Niil ne manquait jamais de participer à ces sorties avec l'approbation enthousiaste de Sire Tahlil qui jugeait qu'on ne pouvait souhaiter meilleur complément à la formation d'un Premier Sire destiné à gérer un domaine maritime.

La règle était que sur l'Isabelle, Gradik et Tenntchouk devaient être considérés comme des passagers privilégiés dont la seule tâche consistait à dispenser leurs conseils avisés. Et, s'il leur arrivait parfois de ne pas pouvoir se retenir de prêter la main à la manœuvre lorsque la mer se faisait trop mauvaise, ils passaient le plus clair de leur temps à garder un œil sur chacun afin d'éviter les accidents. Ils avaient aussi obtenu de Xarax que celui-ci les initiât aux arcanes de la navigation hauturière, aidé en cela par les qualités de pédagogue d'Ambar qui, pour être devenu un Noble Frère et une sorte de wunderkind des mathématiques, n'en demeurait pas moins l'aimable garçon des quais d'Aleth et reconnaissait volontiers dans les deux compères des membres d'une sorte de famille de cœur.

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