JULIEN

II

Chapitre 56

Conditionnement

 

- Xarax n'est pas avec toi ?

- Bonjour, Dillik. Mets-toi entre nous et laisse-moi me rendormir, tu veux bien ?

- Oui, mais tu sais pas où il est, Xarax ?

- Il est parti en mission.

- Une mission ? Quelle mission ? Y m'en a pas parlé.

- Une mission secrète. C'est pour ça qu'il ne t'en a pas parlé.

- Il aurait quand même pu me dire qu'il partait. Je me suis réveillé tout seul, sans lui. J'aime pas ça.

- Il ne faut pas lui en vouloir, ça s'est décidé cette nuit. Tu dormais, il n'a sans doute pas voulu te réveiller.

- Ben, il aurait mieux fait.

- Hé ! De quoi vous parlez, tous les deux ? Xarax est parti ?

- Rendors-toi, Ambar. J'ai du sommeil à rattraper.

- C'est ça, et moi, il faut que je dorme à ta place. Je peux aussi aller pisser pour toi, si tu veux.

- Ça n'est pas ce que j'ai voulu dire. Et Dillik, retire tes mains de là, je n'ai pas la tête à ça. Il faut que je dorme. Fais plutôt un câlin à Ambar.

- T'es malade ?

- Non. J'ai été réveillé au milieu de la nuit. C'est tout.

- Hein ?! On t'a réveillé ? Moi j'ai rien entendu. Qu'est-ce qui se passe ?

- Ambar. S'il te plaît. Tu ne vas pas t'y mettre aussi ? Fais un câlin à Dillik et rendormez-vous. Et ne parlez de tout ça à personne. C'est un secret.

oo0oo

Devant un petit déjeuner substantiel et après avoir dormi presque son content, Julien se sentait mieux à même d'affronter les événements. Heureusement, personne de son entourage n'avait jugé bon de s'inviter ainsi qu'il arrivait parfois lorsque des affaires urgentes se présentaient durant la nuit. Il décida de prendre immédiatement les choses en main et de répondre aux questions avant même qu'elles ne fussent posées.

- Xarax a dû partir d'urgence cette nuit. Il n'y a rien de grave, mais ça doit rester un secret. Si quelqu'un vous demande où il est, vous n'en savez rien. C'est tout. Et vous me prévenez immédiatement si on fait mine d'insister.

- Mais si c'est Tannder, ou Maître Subadar ?

- Vous n'en parlez à personne. Vous n'en parlez même pas entre vous. C'est compris ?

- Et quand est-ce qu'il reviendra ? s'inquiéta Dillik.

- Je ne sais pas exactement, mais j'espère que ce ne sera pas long.

- Et tu nous expliqueras ce qui s'est passé ?

- Dillik, c'est un secret. Un secret pour tout le monde.

- Mais...

- Je sais bien. Toi, Ambar, ou Niil, ça n'est pas pareil. Mais il y a des secrets que je ne peux pas partager, même avec vous. Et maintenant, j'aimerais qu'on parle d'autre chose. D'accord ?

oo0oo

Les jours passèrent. Des jours durant lesquels personne ne s'avisa de l'interroger sur l'absence de son compagnon une fois qu'il eut déclaré qu'il s'agissait là d'un sujet qu'il ne désirait pas aborder. Son statut avait au moins cet avantage qu'il pouvait imposer sa volonté lorsque cela lui paraissait indispensable. Il se fit la remarque, à cette occasion, que c'était un pouvoir dont il convenait d'user avec la plus grande modération.

Dillik s'efforçait de faire bonne figure malgré une inquiétude qu'il ne parvenait pas vraiment à dissimuler et lorsque, le deuxième soir, Julien découvrit qu'il pleurait seul dans son lit, il lui suggéra fermement de faire couche commune avec Ambar et lui-même.

Niil, dûment averti, se fit un devoir de demeurer à Ksantir où Xarax pourrait le trouver à coup sûr et accepta de bonne grâce d'être tenu dans la plus complète ignorance du fond de l'affaire. Il lui suffisait, avait-il déclaré, de savoir que c'était ce que souhaitait son ami.

Julien, bien-sûr, ne pouvait s'empêcher d'échafauder des hypothèses. Mais il disposait de trop peu d'éléments pour espérer parvenir à percer le mystère. Tout ce dont il était sûr, c'est que le haptir avait préféré s'éloigner de lui afin d'éviter de le tuer. Ce qui était d'autant plus choquant que c'était, selon lui, ce pourquoi il était fait. On pouvait se féliciter que son sens rigide du devoir n'ait finalement pas réussi à le pousser jusqu'à agir !

oo0oo

Enfin, le onzième jour, Xarax réapparut en même temps que le repas du soir. Un Xarax décoloré et visiblement épuisé mais, dans l'ensemble, égal à lui-même, perché sur l'épaule de Niil qu'il quitta d'un bond élégant pour venir se percher un instant sur un Dillik radieux, avant de s'installer sur Julien.

- Xarax, mon ami, tu as l'air crevé. On va passer tous les deux à la salle d'eau et tu vas te nourrir. Après, tu dormiras et tu me raconteras tout quand tu seras complètement remis.

- Comme tu voudras. Je suis effectivement un peu fatigué.

- Je vais nourrir Xarax, annonça Julien en se levant.

- Je vous accompagne, déclara Dillik et, comme Julien allait protester, il enchaîna : Je sais comment ça se passe, je ne vais pas m'évanouir.

Nu dans la salle de douche, une grosse éponge fermement serrée dans la main droite Julien, en offrant son cou au haptir, eut le temps de souhaiter brièvement que son ami ait effectivement réglé le problème qui avait provoqué son exil temporaire, sans quoi, il vivait sans doute ses derniers instants. Puis il fut emporté dans le processus : la douleur des dents perçant la chair, la sensation vaguement nauséeuse d'être au bord de la syncope et enfin la brutale et puissante montée d'excitation qui, cette fois, se conclut par un orgasme violent qui l'obligea à prendre appui sur Dillik, à la fois surpris et amusé, et dont il aspergea copieusement le laï.

- Ben dis donc ! On dirait que t'es content de le retrouver.

- Va le mettre au lit et change-toi pendant que je prends une douche.

- Quand même, t'aurais pu me prévenir...

- Je m'excuse, ça n'était pas prévu.

- Ben oui, quoi, c'est dommage d'avoir laissé perdre tout ça.

oo0oo

Les talents de conteur de Xarax laissaient quelque peu à désirer. Par contre, il était tout-à-fait capable de vous faire directement partager ce qu'il avait vécu, et c'est ce qu'il fit pour Julien dès le lendemain matin.

A l'instant où Xarax avait aperçu, dans l'esprit de Julien, le klirk parfaitement clair dans ses moindres détails, quelque chose en lui avait basculé. Passant immédiatement en ce mode de stase de combat où la réalité extérieure semblait figée, il était soudain envahi par une certitude : son devoir, son unique raison d'être, consistait à empêcher qu'une telle déviation de l'Ordre Immuable puisse se produire. Aussi brutalement qu'une odeur écœurante peut provoquer la nausée, la vision de ce klirk parfait dans l'esprit de l'Empereur révulsait tout son être comme une chose épouvantable et corrompue. Il était, lui, le Haptir de l'Empereur, celui qui préservait depuis toujours l'univers des neuf Mondes de semblables abominations. Il lui revenait d'y mettre fin, immédiatement, ainsi que les Haptirs de l'Empereur l'avaient toujours fait au cours de la longue histoire du R'hinz lorsque s'étaient présentés des cas de ce genre. L'Empereur devait être supprimé afin que son esprit, réduit à l'essentiel et débarrassé de toute aberration, puisse se manifester dans un nouveau corps et continuer de préserver l'intégrité des Neuf Mondes.

Cela, cependant, ne se présentait pas sous la forme d'un raisonnement conscient, mais bien plutôt comme une pulsion profonde, irrésistible qui s'emparait de lui comme la montée du plaisir, chez Dillik, culminait dans l'orgasme impossible à refréner lorsqu'il était déclenché.

Dillik !

Ce n'était pas l'Empereur Yulmir qu'il s'apprêtait à tuer ! C'était l'ami de Dillik, Julien, qui était aussi son ami à lui, Xarax.

Mais Julien était aussi Yulmir...

En pleine confusion, Xarax reprit malgré tout le contrôle de ses actions. Il ne devait pas agir sans en savoir plus. Luttant contre un conditionnement pourtant inscrit dans ses gènes, il sortit de sa transe et se contraignit à répondre à Julien qui suggérait que lui, Xarax, possédait la clé de ce ''coffre fort'' qui était en réalité le Sang Khang, la Chambre Secrète.

- En fait, tu la possèdes aussi, quelque part. Si tu cherches bien, tu finiras par t'apercevoir que tu peux, toi aussi, visualiser ce klirk.

La conversation se poursuivit jusqu'à son terme inévitable. Xarax devait se tenir aussi loin que possible de son ami. Il était à la merci d'un instant de relâchement, où la pulsion de meurtre retrouverait d'un coup toute son emprise. Il était impossible de réfléchir dans de telles conditions.

Les dernières secondes passées en compagnie de Julien furent extrêmement pénibles et Xarax se demandait encore comment il était parvenu à le laisser en vie malgré cette espèce de faim monstrueuse qui voulait l'obliger à planter ses crocs et ses griffes dans la chair délicate et fragile du garçon pour la déchirer, assouvissant d'un coup un manque qui avait toujours été là, tapi au centre de son être, et dont il venait seulement de prendre conscience.

Lorsque Julien avait enfin disparu, le laissant dans la brume froide de Dvârinn, ce n'est pas du soulagement que Xarax avait éprouvé, mais une terrible frustration. S'il en avait eu le pouvoir, il aurait activé le klirk maintenant vide et se serait immédiatement lancé à la poursuite de la proie qu'il venait de laisser échapper.

Cependant, Xarax n'était pas un Passeur et Julien était maintenant aussi hors d'atteinte qu'on pouvait l'être. C'était d'ailleurs ce que Xarax avait souhaité. Mais cela n'enlevait rien à la rage qui s'empara de lui. Malgré une taille relativement modeste, un haptir possède des serres presque aussi tranchantes qu'un nagtri et d'une dureté à toute épreuve. La végétation pourtant épineuse et coriace n'y résista guère et quelques rochers, même, porteraient durant des millénaires les traces d'une violence sans aucun frein.

L'accès passa, pourtant, et Xarax, vidé d'une bonne part de son énergie, put de nouveau penser clairement. Il savait que ce qui venait de se produire était sans doute un événement sans précédent dans toute l'histoire du R'hinz. Assurément, par le passé, un certain nombre d'Empereurs avaient dû finir la gorge tranchée par leur haptir. Il doutait qu'il aurait pu résister lui-même à la puissance de l'impulsion qui l'avait envahi un peu plus tôt si sa nature de haptir n'avait pas été profondément altérée par la relation étrange qu'il entretenait avec Dillik.

Il était aussi terriblement choqué de découvrir qu'il était soumis, sans jamais avoir pu en concevoir le moindre soupçon, à un tel conditionnement. Et son soulagement d'y avoir résisté se mêlait d'une pointe d'orgueil légitime. Il n'avait, par contre, pas le plus petit sentiment de culpabilité. Il avait certainement failli à son Devoir, mais si ce devoir impliquait, sans qu'il ait aucune part à la décision, de détruire un être qu'il aimait, alors ce devoir était mauvais.

La période qui suivit, et qui dura plusieurs jours, fut terrible. Bien que sa conviction fût faite. Bien qu'il ne doutât pas un instant du bien fondé de son raisonnement, le conditionnement à l’œuvre à la racine même de son être continuait d'exiger qu'il accomplît un meurtre que tout son esprit conscient refusait. Périodiquement, aux moments où il s'y attendait le moins, il était à nouveau pris de cette folie meurtrière qui le poussait, dans un paroxysme de frustration, à tout détruire autour de lui.

Mais Xarax n'était pas un animal mû par son seul instinct. C'était un être éminemment intelligent, cultivé et sophistiqué. Il possédait de plus une volonté à toute épreuve et avait, au cours de sa déjà très longue existence, acquis une immense expérience dans l'art d'entraîner son corps et son esprit.

Lorsqu'il comprit qu'il ne parviendrait pas à éradiquer son conditionnement, il envisagea, tout d'abord, de mettre purement et simplement fin à ses jours. Un suicide honorable était une belle façon de conclure une existence qui avait été fort bien remplie. Mais, outre qu'il répugnait à infliger à Dillik une peine certainement très grande, il avait la conviction que, dès que le Conseil des Miroirs viendrait à apprendre que l'Empereur n'avait plus de haptir, un remplaçant lui serait immédiatement ''offert''. Un remplaçant tout neuf dont le conditionnement intact ne se heurterait à aucune résistance. Julien mourrait, et l'on pouvait faire confiance à un système qui s'était perpétué depuis des millénaires pour résoudre sans trop de difficulté le problème de la génération d'un nouveau corps pour l'Empereur.

Il décida donc de continuer de vivre, au moins jusqu'à ce qu'il ait permis à Julien de faire face aux dangers multiples qui le menaçaient et à Dillik d'apprendre à vivre sans ''son'' haptir.

Pour cela, il prit le parti de considérer son conditionnement comme une arme chargée, armée, et dépourvue de sécurité. Afin de l'empêcher de se déclencher, il développa une fonction d'attention sous-jacente réflexe, un peu semblable à celle qui permet de réguler la contraction des sphincters évitant la manifestation inopportune des fonctions d'excrétion. En somme, il finit par tenir en laisse sa pulsion de meurtre ainsi qu'on parvient à cesser de mouiller son lit ou de souiller son pantalon en société. La mise en place d'un tel processus de conditionnement contraire aurait nécessité un temps considérable chez la plupart, mais Xarax bénéficiait d'avantages déterminants et il ne lui fallut guère que huit jours pour maîtriser le processus.

Lorsqu'il fut satisfait du résultat, épuisé mais profondément heureux, il s'en fut trouver Niil et se fit raccompagner jusqu'au Palais.

Il restait maintenant à dénouer les fils d'une histoire qui s'avérait de plus en plus complexe.

oo0oo