JULIEN

II

Chapitre 54

Nouveaux quartiers

 

Le déménagement se fit très rapidement. Toute l'équipe des proches de Julien se trouva bientôt installée dans les quartiers privés où, la place ne manquant pas, chacun de ceux qui le désiraient pouvait avoir un clos indépendant et de la taille qui lui semblait convenir à sa notion du confort.

Niil, suivant la suggestion particulièrement insistante de Sire Tahlil, avait dû se résoudre à s'installer dans une vaste suite dont une partie fut aménagée afin que quelques secrétaires et fonctionnaires particulièrement indispensables puissent importuner leur Premier Sire aux heures les plus invraisemblables avec les affaires urgentes des domaines Ksantiris. Une chambre était bien-sûr réservée à Ambar, bien qu'il fût peu probable qu'on eût à en changer les draps, du moins tant que Sa Seigneurie résiderait à proximité.

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Tannder avait laissé à Karik le soin de superviser l'installation de ses quartiers avec la consigne stricte de ne pas se laisser aller à un luxe inutile. En disciple obéissant, ce dernier estima que deux chambres à coucher constituaient un intolérable gaspillage d'espace et qu'un seul grand lit suffisait au repos de deux personnes normalement proportionnées. Le reste du clos fut conservé dans la rigueur spartiate de sa décoration d'origine et orné seulement, sur le conseil de Julien encore plein du souvenir de trois séances de cinéma mémorables au Champollion, de quelques sobres bouquets et de trois sabres précieux extraits des réserves du Palais.

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Dennkar, pour sa part, souhaitait surtout être le plus près possible des appartements de Julien et on lui attribua un clos qui, moyennant la suppression d'une claustra, partageait leur terrasse et leur section des jardins.

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Maître Sandeark, qu'il n'était pas plus question de séparer de son élève favori qu'une ourse de ses petits, se vit aussi accorder le privilège de résider au Palais où il pourrait poursuivre ce qui tendait à devenir peu à peu une collaboration plutôt qu'une relation d'enseignant à élève. Car s'il manquait souvent à Ambar les outils purement formels nécessaires à l'expression de certains concepts mathématiques, il n'en manifestait pas moins une tendance certaine à dépasser un maître, pourtant largement meilleur que la plupart, dans l'appréhension pure des subtilités d'un raisonnement extrêmement abstrus. Une marque particulièrement notable de la qualité reconnue de sa compréhension, était que quelques uns des meilleurs Maîtres Mathématiciens Passeurs n'hésitaient pas à prendre la peine de venir l'instruire à domicile plutôt que que condescendre à lui accorder de temps en temps la faveur d'une entrevue sur leur monde d'origine, comme on passe un caprice au favori d'un puissant. Honneur insigne, bien-sûr, mais dont Julien ne tarda pas à modérer énergiquement les manifestations lorsqu'il eut constaté l'effet que ces incessantes sessions de surchauffe intellectuelle produisaient sur la santé de son ami.

- Maître Sandeark, je ne vous ai pas confié Ambar pour que vous le laissiez dévorer par ces goules ! Vous allez me faire le plaisir de lui composer un emploi du temps qui lui permette de se reposer et même de s'amuser ! Si les Honorables Maîtres Passeurs du Collège Supérieur de Mathématiques croient qu'ils peuvent le vampiriser sous prétexte qu'ils lui font l'immense honneur de lui accorder un peu de leur précieuse science, ils se trompent ! Vous pouvez le leur dire de ma part !

- Heu...

- Pour commencer, je décrète qu'il va prendre huit jours de vacances.

- Mais, il a des rendez-v...

- Et si jamais il revient me trouver un soir avec des cernes jusqu'au milieu de la figure et l'air d'être tout juste sorti de sa tombe, vous irez apprendre à compter aux chenilles trangchen du cercle polaire !

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Julien avait bien proposé à Gradik et Tenntchouk une résidence au Palais, mais ceux-ci décidèrent autrement : ayant décidément adopté les parents de leur ami, ils avaient fini par accepter leur offre pressante de s'établir définitivement chez eux pour tout le temps qu'ils ne passeraient pas sur leur bateau. Et pour l'instant, ils passaient leur temps à gâtifier devant la dernière merveille du Monde Connu, à savoir Gilles, le frère nouveau-né de Sa Seigneurie qui, pour sa part, n'éprouvait pour les bébés en général qu'une attirance des plus modérées. Peut-être, lorsque la chose hurlante et tyrannique serait capable de se traîner à quatre pattes... En attendant, il s'attirait régulièrement des regards noirs de la part des deux marins lorsqu'il déclinait poliment l'honneur de prendre le charmant petit être dans ses bras.

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Dillik, puisqu'il ne quittait guère Xarax, vivait dans le clos de Julien où il avait, sinon une chambre à part, qu'il refusait catégoriquement, du moins une alcôve qu'il quittait régulièrement au petit matin pour bénéficier des attentions de Julien ou d'Ambar. Ou des deux. Ou, à tout le moins, pour se blottir dans une intimité qui lui était, à l'en croire, indispensable.

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La chasse aux agents dalannis allait bon train et chaque jour apportait à Julien son lot de sentences à confirmer et de pardons à accorder. L'art de gouverner étant essentiellement l'art de déléguer, il avait une fois pour toutes décidé, dans ce domaine précis, de confirmer toutes les décisions qu'on soumettait à son approbation.

Si le nombre d'agents dalannis découverts frôlait maintenant le millier, les traîtres appartenant aux Neuf Mondes semblaient étonnamment peu nombreux et le système de sondages croisés et systématiques mis en œuvre laissait peu de doutes quant au fait qu'on avait peu à peu découvert à peu près tout ce qui devait l'être à l'exception notable de trois points qui demeuraient obstinément obscurs : l'identité du maître du réseau dalanni demeurait inconnue ; les hommes de main responsables de la mort d'Aïn restaient introuvables ; et plus préoccupant encore, on ne savait toujours pas comment et surtout par qui des ghorrs avaient été utilisés.

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Chapitre 55

La chambre secrète

 

Il semblait bien que le Don de Passeur de Julien soit revenu définitivement, de même que la capacité accessoire de montrer ou de faire disparaître ses Marques, et Maître Subadar espérait bien que les autres facultés encore cachées de l'Empereur étaient désormais de nouveau accessibles pour peu qu'on les sollicite. Aussi avait-il entrepris de mettre en œuvre un programme intensif d'entraînement qui, affirmai-t-il, ferait bientôt de Julien un Gardien des Neuf Mondes tout-à-fait opérationnel.

Ce dernier, cependant, n'était pas vraiment impatient d'accomplir sa glorieuse destinée. S'il avait pu, un temps, se laisser griser par l'idée d'incarner un pouvoir au-delà des rêves de la plupart des hommes d'état de la Terre, il réalisait maintenant qu'un tel pouvoir était en réalité une charge susceptible d'écraser quiconque ne se préserverait pas soigneusement de ses effets délétères. Il semblait qu'un monde qui s'était fort bien passé de sa présence pendant quatorze ou quinze ans voyait soudain ses rouages se gripper lorsqu'il avait la moindre velléité de s'abstraire de ses affaires ! Et les activités pour lesquelles Subadar et ses collègues brûlaient de le qualifier à nouveau promettaient certainement de dévorer une part plus importante encore de son existence.

Certes, on ne s'adressait à lui qu'avec un infini respect. On s'enquérait constamment de son bien-être. On veillait même - quelle générosité ! - à ce qu'il ne soit pas sollicité jusqu'au surmenage. Mais il lui fallait bien se rendre à l'évidence : il semblait bien que l'Empereur des Neuf mondes ne fût guère plus qu'un employé de luxe au service de maîtres d'autant plus implacables qu'ils servaient eux-mêmes le bien de tous. Personne, jamais, n'exigerait rien de lui, mais on ferait en sorte qu'il ne puisse éviter de voir l'absolue nécessité de se consacrer de son mieux aux tâches indispensables qu'on ne cesserait de lui proposer.

Pourquoi donc fallait-il qu'il fût responsable de tout ?!

Chaque jour Tannder, ou Aldegard, ou Tahlil ou même Subadar l'entretenaient des problèmes de l'empire. Chaque jour aussi il s'efforçait d'apprendre, de s'entraîner, de raisonner en adulte, de comprendre le point de vue des uns et des autres, de modérer les ardeurs des défenseurs farouches de l'honneur intransigeant d'un clan ou d'un autre, toujours prêts à s'entre-tuer au plus léger prétexte.

On l'assurait que tout cela n'aurait qu'un temps. Qu'on ne faisait que porter devant lui des conflits non résolus depuis trop longtemps. Mais il avait de plus en plus le sentiment que personne, hormis Xarax ne se souciait vraiment de ce qu'il éprouvait. C'était faux, bien-entendu. Il se doutait bien que ses amis avaient à cœur de le voir heureux. Et ils s'efforçaient d'être toujours avec lui d'humeur joyeuse, mais ils ne pouvaient guère lui épargner les soucis de sa charge. Et Niil ployait lui-même sous les responsabilités.

Xarax l'aidait se son mieux dans le processus souvent difficile d'apprentissage, ou plutôt, comme disait Subadar, de rappel, de techniques et connaissances aussi exotiques qu'essentielles. Dans le même temps, il retrouvait peu à peu son agilité en vol et, d'une façon générale, il commençait à ressembler beaucoup à ce qu'il était auparavant. Dillik était ravi. Ces deux-là avaient une relation de plus en plus fusionnelle et rêvaient ensemble chaque nuit. Julien s'attendait plus ou moins à voir pousser des ailes au garçon.

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- J'ai besoin de toi.

- Xarax, je ne sais pas si tu l'as remarqué, mais on est en pleine nuit.

- C'est parfait. Personne ne se demandera où tu es passé.

- Où veux-tu m'emmener ?

- Je veux que toi, tu m'emmènes quelque part.

- D'accord, où veux-tu aller ?

- Dans le Palais.

- Et ça ne peut pas se faire pendant la journée ?

- Je veux aller dans un endroit dont personne d'autre que nous ne doit connaître l'existence. Je ne veux pas que Tannder ou Subadar se posent des questions.

- Je vois. Et je suppose que si tu n'avais pas besoin d'un Passeur, tu irais tout seul.

- Non. En d'autres temps, peut-être. Je ne sais pas. Mais plus maintenant. Je ne sais pas encore très bien ce qu'on va découvrir, mais je veux le faire avec toi.

- Si jamais Ambar se réveille et qu'il ne me trouve pas près de lui, il va certainement me chercher.

- Je peux m'arranger pour qu'il ne se réveille pas avant quatre tchoutsö. C'est ce que j'ai déjà fait pour Dillik. Cela nous laisse plus de temps qu'il ne nous en faut.

- Bien. Je prends le temps d'enfiler un abba et on y va.

Moi, je m'occupe d'Ambar.

Debout dans la pénombre du grand salon, Julien reçut Xarax sur ses épaules.

- Je vais te montrer le klirk, dit ce dernier en faisant apparaître dans son esprit un motif beaucoup plus complexe que tous les klirks que Julien avait déjà pu voir jusque-là. Un klirk qui n'était pas seulement un dessin en deux dimensions, mais une sorte de sculpture calligraphique en volume et parée de couleurs qui variaient subtilement. Mémoriser ce genre de chose était, en soi, un exploit remarquable.

De même, lorsque Julien appliqua l'espèce de ''poussée mentale'' qui déclenchait le saut, il perçut nettement une résistance, comme s'il s'était efforcé de passer à travers une membrane élastique qui céda progressivement, rendant perceptible une transition d'habitude totalement transparente.

Il étaient dans ce qui était vraisemblablement une crypte. Une crypte de belle taille dont les luminaires, disposés à intervalles réguliers le long des murs s'allumèrent progressivement, fournissant une lumière chaude qui aurait pu faire penser à celle de lampes à pétrole. Sous ses pieds, Julien ne vit pas la moindre trace d'un quelconque klirk. L'endroit n'était manifestement pas destiné à être fréquenté par des Passeurs ordinaires. Le sol était dallé d'une pierre d'un blanc laiteux et certainement translucide, assez semblable à de la pierre de lune, parfaitement polie et qui contribuait à diffuser la lumière de telle sorte qu'aucun recoin de la salle ne demeurait dans l'ombre. Carrée, la salle devait mesurer une vingtaine de pas et son plafond gris-vert était à environ quatre mètres. Les murs étaient entièrement lambrissés d'un bois précieux d'un brun rougeâtre et assez clair dont les veines soigneusement assemblées formaient d'élégants motifs abstraits. L'absence de toute ouverture confirmait l'impression première d'être quelque part dans les profondeurs du Palais et Julien pensa immédiatement qu'un sarcophage aurait paru parfaitement à sa place dans ce lieu. Cependant, la salle était vide. Il semblait même que pas un grain de poussière ne s'était déposé sur le sol immaculé.

- Il n'y a rien, ici. J'espère que je vais pouvoir nous faire repartir.

- Ne sois pas si pressé.

- Comme tu voudras. Dis-moi ce que je dois faire.

- Avance vers le mur, devant toi.

Julien fit quelques pas.

- On ne bouge pas !

Sa voix sonnait bizarrement mate, sans aucun écho.

- Étrange, non ?

- Tu le savais ! Tu aurais pu me prévenir.

- Il était plus simple de te laisser constater par toi-même.

- Tu peux peut-être m'expliquer, maintenant ?

- Tu me déçois. Fais un peu fonctionner ce qui te sert de cervelle.

- Si tu me réveilles en pleine nuit pour me poser des devinettes, on va finir par ne plus être copains.

- Ne fais pas semblant d'être grognon, ça ne te va pas. Réfléchis.

Après quelques secondes, la lumière se fit dans l'esprit de Julien :

- La Chambre-ailleurs ! Je me demandais où j'avais déjà entendu ma voix résonner comme ça. C'est dans la Chambre-ailleurs.

La Chambre-ailleurs était cette salle hors de l'espace où Julien s'était souvent entraîné sous la direction de Maître Subadar.

- En effet. Sauf que nous ne sommes pas dans la Chambre-ailleurs. Mais cet ''endroit'' est conçu un peu sur le même principe. La différence principale est qu'il possède aussi, contrairement à elle, une certaine existence matérielle. Son existence dépend directement d'un cristal enfoui quelque part au plus profond des fondations du Palais. Ce qui signifie que tu ne peux pas le modifier à ta guise, comme tu le fais pour la Chambre-ailleurs.

- Tu veux dire que ça va rester comme ça ? Immobiles au milieu d'une salle vide, on va finir par s'ennuyer.

- Je veux dire que la réalité de ce lieu obéit à des règles strictes que tu ne peux pas changer. Cet endroit est fait pour conserver intacts des objets et des informations.

- Une sorte de coffre-fort, en somme.

- Si tu veux.

- Et c'est toi qui en as la clé.

Julien sentit l'hésitation de Xarax qui finit par répondre :

- En fait, tu la possèdes aussi, quelque part. Si tu cherches bien, tu finiras par t'apercevoir que tu peux, toi aussi, visualiser ce klirk.

- Ça n'a pas l'air de te plaire.

- Julien, tu n'es pas censé venir ici sans moi.

- Rassure-toi, je n'en ai pas l'intention.

- Tu n'es même pas censé '' pouvoir '' le faire. Que tu en aies envie ou non.

- Xarax, je ne te comprends pas. Qu'est-ce qui se passe ?

- Il se passe que je viens de comprendre que j'ai été trompé.

- Trompé ! Mais par qui. Pas par moi, en tout cas ! Je ne savais même pas que cet endroit existait !

- C'est vrai. Mais Yulmir, lui, le sait.

- Et alors ?! Qu'est-ce que ça change ?

- Julien, tu ES Yulmir.

- Mais je n'ai rien fait ! Tu sais bien que je n'essaierais pas de te tromper. Tu es mon ami ! Et d'abord, comment est-ce que tu sais que je l'ai, cette clé ?

- Quand tu m'as dit que c'était moi qui avais la clé de cette salle, tu as pensé au klirk, et l'image est apparue, parfaitement claire, pendant un tout petit instant. C'est une chose que même Yulmir n'aurait pas dû pouvoir faire. A moins de la posséder déjà. Son seul moyen de venir ici devait-être de faire appel à son haptir.

- Encore une fois, qu'est-ce que ça a de si grave ?

- Julien, je devrais te tuer.

- Hein ?! Mais pourquoi ?!

- Parce que je suis fait pour ça.

- Xarax !

- En ce moment-même, je lutte de toutes mes forces pour ne pas le faire.

Dans son désarroi, Julien avait parfaitement conscience que Xarax pouvait l'égorger sans effort avant qu'il n'ait le temps d'esquisser la moindre réaction de défense.

- Julien, tu vas m'emmener sur Dvârinn. Ensuite, tu rentreras au Palais. Quand il n'y aura plus de danger, je contacterai Niil pour qu'il me ramène près de toi. Dépêche-toi.

L'heure n'était pas aux tergiversations. Julien accéda à la Table d'Orientation, puis se rendit jusqu'au klirk où il avait pour la première fois débarqué sur Dvârinn, à proximité de la cité maintenant disparue de Tchenn Ril. C'était le petit matin et la brume glaciale ajoutait sa touche sinistre à une situation déjà passablement déprimante.

- Xarax, je ne sais pas vraiment ce qui se passe, mais je te remercie. Reviens-moi vite. Tu vas aussi beaucoup manquer à Dillik.

- Je sais. Trouve une histoire pour le rassurer. Va-t-en maintenant.

Tout en visualisant le klirk de ses appartements, Julien eut une pensée reconnaissante pour Wenn Hyaï qui l'avait littéralement forcé à mémoriser de façon parfaite ce symbole qui ne figurait évidemment pas sur la Table d'Orientation.

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