JULIEN

II

Chapitre 53

Le Hall d'apparat

 

- Xarax, tu es vraiment magnifique ! Tu te sens assez fort pour venir faire un tour dans les jardins ?

Le haptir quitta le coussin où il s'était lové pour faire une des innombrables siestes qui constituaient encore l'essentiel de ses activités et entreprit de grimper précautionneusement le long du bras de Julien pour venir s'installer sur ses épaules.

- Dillik t'a abandonné ?

- Il suit un cours d'histoire et Maître Zertchen interdit que je reste sur ses genoux. Je trouve ça désobligeant. Tu pourrais peut-être...

- Je ne ferai rien du tout ! Avec ta mémoire encyclopédique à sa disposition, Dillik ne ferait plus aucun effort pour apprendre quoi que ce soit.

- Tu ne penses tout-de-même pas que je ferais ça ?!

- Je ne le pense pas, je le sais ! Tu n'as jamais été capable de lui refuser quoi que ce soit. Et depuis qu'il te sert de nounou, ça doit être encore pire.

- Ton manque de confiance me chagrine. Je crois que tu es jaloux.

- Ça doit être ça.

Tout en plaisantant gentiment de la sorte, ils atteignirent un puits de descente et empruntèrent une nacelle qui les mena jusqu'au niveau du sol. Julien était profondément heureux de sentir de nouveau sur ses épaules le poids familier du haptir. La matinée était douce et l'ombre des allées offrait une fraîcheur humide et parfumée, bienvenue après les touffeurs de l'été. Les jardins des Bakhtars étaient l'une des merveilles de Nüngen. Composés d'une multitude de sections qui se fondaient imperceptiblement les unes dans les autres, sans réelle séparation, ils présentaient des paysages miniatures, des perspectives, des ambiances exotiques, des retraites isolées, de petits étangs où nageaient des choses souvent fort décoratives. On pouvait s'y promener sans crainte d'y frôler par mégarde une plante vénéneuse, mais Julien avait été dûment mis en garde contre la tentation d'examiner de trop près une faune qui pouvait être fortement urticante. Les pseudo-papillons, par exemple, étaient un enchantement pour l’œil, avec leurs capteurs de lumière irisés, mais ils pouvaient infliger, comme des méduses, de cuisantes brûlures à qui s'avisait de les attraper. Ce que Julien ignorait, par contre, c'est que sa promenade était discrètement surveillée par une équipe de sécurité renforcée et bien déterminée à empêcher que se reproduise un épisode comme celui du parc de Denntar.

- J'ai demandé à Subadar de m'aider à me réinstaller dans le Palais. Tu crois que tu pourras m'accompagner de temps en temps ? Il y a certainement un tas de choses que tu es seul à connaître là-bas.

Contrairement à son habitude, Xarax demeura un long moment silencieux avant de répondre.

- Je t'accompagnerai, bien-sûr. Il n'est pas question de te laisser aller au Palais sans moi. Mais je ne sais pas si c'est une bonne chose. Tu n'es peut-être pas encore prêt.

- Comment ça ?

- Au Palais, tu vas retrouver ton passé.

- Le passé de Yulmir, tu veux dire.

- Voilà pourquoi je ne crois pas que tu sois prêt. Tu te refuses à admettre que tu es Yulmir, que ça te plaise ou non.

- Mais, je ne suis pas Yulmir ! Je veux dire...

- Je sais ce que tu veux dire. Tu te sens Julien. Et tu ne vois vraiment pas comment tu pourrais être quelqu'un d'autre. Et d'ailleurs, tu ne veux pas être quelqu'un d'autre. Et ça marche assez bien... Pour le moment. Mais au Palais...

- Oui ?

- A ta place, je me méfierais.

- Si tu sais quelque chose, dis-le moi.

- Julien, tu n'es pas le seul à qui il manque une partie de sa mémoire. Moi aussi, je sens que quelque chose m'échappe.

- C'est parce qu'on t'a tiré dessus ?

- Non, ça n'a rien à voir. C'est autre chose, et c'est directement lié au Palais. Et je n'aime pas ça.

- Pourquoi est-ce que tu ne m'en a jamais parlé ?

- Parce que je viens seulement de m'en apercevoir.

- Là, tout-de-suite ?

- Oui.

- Alors, tu préférerais que je n'aille pas là-bas ?

- Je ne sais pas ce que je préférerais. Il faut parfois se résoudre à faire ce dont on n'a pas envie. Et c'est vrai que tu ne peux pas éternellement éviter de reprendre possession du Palais. Mais j'aimerais mieux qu'on évite d'y dormir jusqu'à ce qu'on soit un peu à l'aise.

- Tu as peur des fantômes ?

- Non, mais je ne tiens pas à ce que Dillik vienne au Palais tant que je ne saurai pas exactement pourquoi j'ai cette mauvaise impression.

- Évidemment. Et Dillik ne peut plus se passer de toi pour dormir.

- Qu'est-ce que tu vas chercher là ! Dillik est un grand garçon ! C'est moi qui ai besoin de lui !

oo0oo

C'est transporté par Wenn Hyaï, accompagné de Maître Subadar et Tannder et portant sur ses épaules un Xarax aux aguets que Julien fit son retour au Palais. Il avait gentiment, mais fermement, refusé la présence de Niil et d'Ambar et avait bien failli perdre patience devant l'insistance importune de Dillik. C'était la troisième fois qu'il pénétrait dans la demeure mythique de l'Empereur où il n'avait, jusque-là, guère eu l'occasion de flâner.

Semblable au château de la Belle au bois dormant l'édifice, ou plutôt le vaste complexe de bâtiments qu'on avait coutume d'appeler le Palais était entièrement désert. Seule une petite unité de Gardes Impériaux y était stationnée et régulièrement relevée et entraînée dans une annexe qui constituait la seule interface avec le monde extérieur. On pouvait y accéder par l'intermédiaire d'un klirk dont l'usage était restreint à une demi-douzaine de Passeurs et l'accès au reste du domaine n'était possible qu'avec la permission expresse de l'Empereur ou en cas d'urgence imprévue si une improbable intrusion était détectée par le Palais lui-même. Ce qui s'était d'ailleurs produit lors de l'attaque dont Julien et ses amis avaient été l'objet lors de leur visite involontaire dans la Rotonde Océane. Lorsque l'Empereur résidait au Palais, un personnel était affecté en permanence, géré par un majordome lui-même placé sous l'autorité d'un maire du Palais qui avait la haute main sur l'ensemble des services domestiques, administratifs et de sécurité. Il avait été décidé que Tannder occuperait pour l'instant cette fonction et se chargerait de remettre en marche l'imposante machine sans pour autant relancer tous les départements de l'Administration Impériale dont la majorité des tâches était, depuis la disparition de Yulmir, assumée par les administrations planétaires des Miroirs.

Contrairement au luxe monumental que laissaient présager des lieux comme la Rotonde Océane, Julien découvrit des quartiers d'habitation comportant des clos de taille raisonnable et décorés avec une modération qui confinait à l'austérité. Un adepte du Zen s'y fût assurément senti parfaitement à l'aise. Il ne savait pas exactement à quoi il s'était attendu, mais certainement pas à ce que la chambre de l'Empereur ne soit ni plus vaste, ni plus impressionnante que celle dont il disposait dans la Tour des Bakhtars. Son seul avantage, à ses yeux, était qu'elle était de plain-pied avec une petite terrasse dallée séparée seulement par quelques degrés d'un jardin d'agrément qui semblait se transformer progressivement en un parc dont les limites se perdaient dans la brume de beau temps. Aucun objet personnel, nulle part, ne venait non plus donner l'impression que les lieux avaient été un jour habités par leur propriétaire. Subadar expliqua :

- Au moment de sa disparition, l'Empereur ne résidait plus au Palais depuis déjà fort longtemps. Il y venait lorsque les affaires du R'hinz nécessitaient sa présence, mais il habitait en général dans l'une ou l'autre de ses résidences annexes.

- Comme la maison du lac de Rüpel Gyamtso ?

- C'est cela.

- Vous croyez que c'est ce que je devrais faire ?

- J'hésite. Il est vrai qu'il serait plus facile de continuer à jouir de l'hospitalité de Sire Aldegard et de bénéficier des commodités de la Tour des Bakhtars... Mais je crois que le temps est venu de redonner vie au Palais. De nombreuses choses vont réclamer votre présence dans peu de temps et la plupart doivent être accomplies dans l'enceinte du Palais. De plus, avec les troubles de ces derniers temps, il ne serait pas mauvais de réaffirmer le fait que le R'hinz est toujours solidement administré. Nous pouvons faire cela progressivement et reconstituer peu à peu le personnel nécessaire.

- D'accord. Quand même, vous ne trouvez pas que c'est complètement fou un machin pareil ? C'est immense. Je suis certain qu'on aurait pu se contenter de quelque chose de beaucoup moins gigantesque.

- Certainement. Mais n'oubliez pas que le Palais a été construit il y a près de sept mille cycles et qu'il a été constamment transformé. À certaines époques, l'Empire était vraiment cela : un empire qui s'étendait sur plusieurs mondes et qui nécessitait un gouvernement centralisé. Et puis, il y a aussi dans les civilisations humaines une tendance à se laisser aller parfois à la démesure et il faut reconnaître que le palais est aussi une œuvre d'art, un lieu où les plus grands génies de l'architecture ont pu réaliser leurs rêves. Attendez d'en découvrir les merveilles. Il y a eu des périodes où une grande partie des bâtiments était ouverte au public.

- Et ça n'était plus le cas ?

- Pas depuis au moins trois cents cycles. Les Nobles Familles avaient protesté contre le coût que cela entraînait.

Ils avaient quitté les quartiers privés pour pénétrer dans une galerie d'apparat éclairée par une verrière qui devait se trouver à une bonne cinquantaine de mètres au-dessus d'un dallage qui était en fait une marqueterie de minéraux semi-précieux dont les motifs faussement simples paraissaient se transformer, par un effet subtil d'anamorphose au fur-et-à-mesure qu'on se déplaçait. L'immensité du lieu était habilement ramenée à des proportions moins intimidantes par de nombreuses sculptures posées à même le sol, dont les styles et les matériaux disparates finissaient par se fondre en un ensemble à la fois harmonieux et apaisant.

- Qu'est-ce que c'est que cet endroit ? Un musée ?

- Non, Julien, c'est le hall d'accueil. L'endroit où arrivent obligatoirement les visiteurs et les invités du Palais. Un bon nombre des motifs du dallage sont en fait des klirks. A part les accès privés, il n'y a pas d'autre moyen d'entrer au Palais.

- Ça doit être une véritable rente pour les Passeurs !

- Effectivement. Et périodiquement il y a eu des pétitions pour demander à ce qu'un accès ''normal'' soit ménagé.

- Et alors ?

- L'Empereur a toujours répondu qu'il ne s'y opposerait pas. Le problème, c'est qu'aucun de ceux qui ont essayé n'est même parvenu à localiser l'endroit précis où se trouve le Palais !

- Mais, il est sur Nüngen ! À Aleth, sur l'Aire du palais !

- Vraiment ?

- Je le sais. C'est comme ça que j'y suis entré sans le vouloir, la première fois.

- Je m'en voudrais de détruire vos belles certitudes, mais ce que vous avez vu à Aleth, c'est un magnifique dallage composé de klirks. Où précisément ces klirks vous ont envoyé, vous n'en avez pas la moindre idée.

Julien regarda Subadar. Celui-ci arborait un petit sourire satisfait en constatant que la lumière se faisait dans l'esprit de son interlocuteur.

- Personne ne sais où est le Palais ?!

- C'est cela.

- Mais les Passeurs...

- Les Passeurs utilisent les klirks.

- Mais ils pourraient essayer de localiser cet endroit, non ?

- Vous pouvez toujours le leur demander.

Julien sentit contre lui Wenn Hyaï qui se pressait pour communiquer. Il posa la main sur sa nuque.

- Même les Passeurs ne peuvent localiser le Palais. Presque tous essaient un jour ou l'autre, mais on dit que le lieu tout entier est caché par un Neh kyong. D'ailleurs, Maître Subadar le sait pertinemment.

- Mais il faut bien que quelqu'un l'ait su à un moment quand même !

- Oui, l'Empereur. Yulmir. C'est à dire vous.

- Et bien-sûr, je ne m'en souviens pas.

- Moi, je m'en souviens, souffla Xarax, mais je pense que pour l'instant il est préférable que je garde cette information pour moi.

- Tu as raison. Si c'est un tel secret, il vaut mieux que je n'en sache rien tant que je n'en aurai pas vraiment besoin.

- Oh ! La sagesse te viendrait-elle ? On prétend que, chez les humains, elle est proportionnelle à l'abondance de leur pilosité. Comme tu n'as pas de barbe, je suppose que...

- Vous ne vous en souvenez pas, dit Tannder, et c'est très bien ainsi pour le moment. C'est une information qui n'aurait d'utilité que pour vos ennemis.

- Elle sont vraiment belles, ces sculptures, remarqua Julien sautant du coq à l'âne.

- Assurément, approuva Subadar. Chacune d'entre elles est considérée comme la pièce maîtresse de l’œuvre d'un artiste connu pour avoir été le meilleur de son temps. Être exposé ici est le but de tout artiste digne de ce nom. Mais il se passe parfois plus de cent cycles sans qu'aucune œuvre soit ajoutée.

- Et à qui est-ce qu'elles appartiennent ?

- A vous, bien-sûr. Elles ont toute été offertes à l'Empereur.

- Vous ne trouvez pas ça dommage, toutes ces merveilles que personne ne voit jamais ?

- Les visiteurs du palais...

- Je pense qu'elles seraient mieux là où tout le monde pourrait les voir. Dans des jardins, ou sur la Grande promenade d'Aleth, par exemple. Je pense qu'on devrait en laisser quelques unes ici, les plus fragiles peut-être, et répartir les autres dans des endroits où elles pourraient être admirées sur les mondes que ça intéresse.

- Il en sera comme vous voulez, mais..

- Mais vous n'êtes pas d'accord, c'est ça ?

- Je ne me permettrais pas...

- Subadar, l'hypocrisie vous va mal. Dites ce que vous avez sur le cœur.

- Les gens ne comprendraient pas. Ils penseraient que vous rejetez ces œuvres, que vous ne les jugez plus dignes d'orner votre Palais. De plus, les peuples des régions d'où sont originaires les artistes pourraient percevoir ce geste comme une marque de mépris à leur égard.

- Bon. On va les garder ici. On tâchera quand même de faire en sorte que ceux que ça intéresse vraiment puissent venir les voir. Dans la ville où j'habitais, il y avait un palais, pas aussi grandiose que celui-ci, mais pas mal quand même, et on avait le droit de le visiter et d'admirer tout un tas d’œuvres d'art. J'y allais souvent. J'y ai passé des après-midi fantastiques. Je crois que ça me faisait voyager, en quelque sorte. On n'a pas ça, dans le R'hinz ?

- Si, bien-sûr. Les Nobles familles ont en général une galerie d'exposition réservée au public.

- Eh bien, c'est parfait. L'Empereur aura aussi la sienne ! Où est-ce qu'on va, maintenant ?

- Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous allons nous en tenir là pour aujourd'hui. Si cela vous convient, je vais donner des ordres pour que vos appartements privés soient remis en fonction et affecter du personnel aux services essentiels au fonctionnement du Palais.

- On rentre à la maison, alors ?

- Oui, je crois qu'il y a un klirk... ici.

Ils se groupèrent autour de Wenn Hyaï et se retrouvèrent, en moins de temps qu'il n'en faut pour un battement de paupières sur la Table d'Orientation.

oo0oo

Mais ce n'était pas Wenn Hyaï qui les y avait transportés. Wenn Hyaï les aurait ramenés directement au klirk de la Tour des Bakhtars d'où ils étaient partis. Non, cette fois, Julien avait machinalement prononcé le ''tchoktseh'' qui refusait d'habitude de fonctionner et qu'il s'abstenait d'utiliser, à part pour de rares essais dûment contrôlés, depuis son dernier saut involontaire sur sa terre natale. Il l'avait dit cette fois poussé par il ne savait quel instinct et il semblait que son Don de Passeur avait accepté de se manifester sans faire de fantaisie. Dans le monde intemporel de la Table, ni Subadar, ni Tannder, ne pouvaient percevoir quoi que ce fût. Pour eux, ce passage dans l'univers particulier de la Table n'existerait tout simplement pas. Par contre, Wenn Hyaï et Xarax, eux, étaient parfaitement équipés pour l'expérience !

- Julien ! Votre Don est revenu ! Permettez-moi de vous féliciter.

- Je ne pense pas y être pour grand chose, vous savez. Mais je suis content. Vous ne serez plus obligé d'être sans cesse près de moi.

Wenn Hyaï fit mine d'être peiné.

- Ma présence est donc un tel fardeau ?

Julien sourit :

- Vous ne m'aurez pas. Vous avez parfaitement compris ce que je veux dire. Mais puisqu'il faut flatter votre vanité, j'ajouterai que vous avoir près de moi est toujours un plaisir, Maître Passeur.

- Et moi, intervint Xarax, je tiens à dire que je me sens beaucoup plus tranquille quand vous êtes là, et s'il vous plaît, ne m'abandonnez pas tout-de-suite aux caprices de ce maladroit. Restez encore longtemps avec nous.

- N'ayez crainte, Maître Xarax, maintenant que notre ami a retrouvé son Don, nous allons pouvoir reprendre son entraînement de Passeur et, même avec un élève aussi doué, certaines choses demandent du temps et de la patience. Mais pour l'heure, nous nous contenterons d'emprunter le klirk annexe des Bakhtars.

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