JULIEN

II

Chapitre 52

Un pilier de feu dans la nuit

 

Visiblement, l'homme n'en menait pas large. Assis sur une sorte de tabouret au milieu de l'antichambre de la salle du Conseil de la Tour des Bakhtars, il paraissait d'autant plus frêle que ses cheveux gris et son visage usé trahissaient un âge déjà avancé. Tout autour de la petite salle ovale, étaient assis des personnages importants dont le moindre n'était pas un garçon dont les cheveux roux, trop longs, défiaient les coutumes du R'hinz. Ses marques blanches rendaient les présentations inutiles bien qu'il attendît sagement que Maître Subadar ouvre la séance.

- Sire, cet homme est l'un des dalannis qui sont spontanément venus se déclarer à nos services. Il a déjà subi un sondage général et il pense pouvoir nous fournir des informations concernant l'explosion survenue dans l'archipel des Nyatchoung lings. Je le crois, pour ma part, tout-à-fait sincère et ce qu'il a à dire est des plus intéressants.

Julien s'adressa directement à l'homme :

- Comment vous appelle-t-on ?

- Tchernag, Votre Seigneurie.

- Je vous écoute.

- Votre Seigneurie, je vis à Ksantir depuis longtemps. Je suis toujours désireux de trouver un endroit où les miens pourraient s'établir et vivre dans de meilleures conditions, mais je ne suis ni aveugle, ni complètement idiot. Même si la façon dont le R'hinz est gouverné ne me plaît pas toujours, j'ai fini par comprendre qu'il y avait peu de chances que les Dalannis fassent beaucoup mieux. Et le fait qu'ils aient osé faire exploser un convertisseur à la surface de la planète...

- Un convertisseur ?

- C'est un engin qui convertit une partie de sa masse en énergie avec un rendement infiniment plus élevé que tout processus chimique. D'après ce que je crois savoir, cela fait partie des armes interdites dans le R'hinz.

- Effectivement.

- C'est aussi interdit sur Dalann. On n'utilise des convertisseurs que dans l'espace ou sur des astéroïdes déserts. Mais je crois savoir pourquoi on a fait détonner celui-là. Je n'en suis pas absolument certain, mais il y a longtemps qu'on parle, même parmi ceux qui ne sont pas directement impliqués dans les questions techniques, de l'impossibilité de localiser dans l'espace les lieux atteints par le générateur de non-champ. Je sais qu'on a fait plusieurs tentatives en envoyant des sortes de balises émettrices capables de rayonner un signal très bref et extrêmement puissant dans toutes les directions de l'espace. L'énergie énorme qui est nécessaire était fournie par l'explosion d'un convertisseur qui permettait à l'émetteur de fonctionner un très bref instant et d'envoyer son signal alors même qu'il était en cours de destruction.

- Vous pensez que c'est ce qui s'est produit ?

- S'il ne s'agit pas d'une arme interdite construite sur Dvârinn, c'est probable. Peut-être que la balise était destinée à être envoyée dans l'espace, à l'origine. Mais quelqu'un a décidé qu'il valait la peine d'essayer de faire fonctionner la chose depuis la surface de la planète, faute de pouvoir l'envoyer dans l'espace.

- Mais, ce signal, il ne va pas plus vite que la lumière, non ?

- Certainement pas !

- Et on ne sait pas à quelle distance Dalann se trouve Dvârinn. Le signal mettra peut-être des milliers de cycles à arriver. C'est stupide.

- Sans doute, Votre Seigneurie, mais il y a aussi une faible probabilité pour que la distance soit beaucoup plus courte. De toute façon, faire exploser une telle chose sur Dvârinn même est un crime impardonnable.

- Mais vous ne pensez pas qu'il s'agit à proprement parler d'un acte de guerre ?

- Non, Votre Seigneurie. C'est la raison qui m'a poussé à entreprendre cette démarche. Je pense qu'il est préférable que Votre Seigneurie et ses conseillers interprètent correctement ce terrible événement.

- Je vous crois sincère, mais je vous rappelle quand même que l'attitude de vos congénères n'a pas été vraiment amicale, ces derniers temps. On a quand même plusieurs fois tenté de me tuer ! Et on n'a pas hésité à tuer froidement un de mes plus proches amis.

- J'ignorais cela, Votre Seigneurie. Je ne suis, après tout, qu'un personnage sans importance.

- Quelqu'un a quand même pris la peine de vous envoyer sur Dvârinn.

- C'est exact, mais je n'étais qu'un rouage dans un dispositif qui me dépassait largement.

- Je suppose que vous et vos... anciens collègues avez peur que cette explosion atomique ne nous pousse à nous montrer beaucoup moins accommodants avec ceux d'entre vous qui avez accepté de vous rendre ?

- Pour ma part, je souhaite que Votre Seigneurie soit clairement informée que seuls quelques personnages de haut rang avaient la possibilité de décider un tel acte. Ce sont d'ailleurs les mêmes qui avaient une idée claire du plan qui était mis en œuvre dans son ensemble. La plupart d'entre nous sont en fait plutôt satisfaits de devoir s'établir définitivement dans le R'hinz et d'être débarrassés d'une hiérarchie assez brutale.

- Mais, vous ne préféreriez pas retourner sur votre monde ?

- Je pense que beaucoup d'entre nous n'en ont guère envie. Nous avons été retirés à nos parents alors que nous étions encore tout petits. Notre vraie famille, c'est celle que nous avons pu former ici. Et qui voudrait quitter Dvârinn ou Nüngen pour aller sur un monde surpeuplé régi par une tyrannie militaire ?

- Vous êtes bien sévère pour votre patrie.

- J'ai eu du temps pour me forger une opinion. Ça m'a pris des années, mais il faudrait être idiot pour penser autrement.

- Et vous avez une famille, ici ?

- J'ai une femme, deux enfants, qui vivent maintenant leur propre vie, et trois petits-enfants. Ma femme est native de Ksantir et elle n'a appris ma véritable origine qu'il y a quelques semaines. Elle a décidé que cela ne changeait rien et qu'elle partagerait mon sort, quel qu'il soit. Pour l'instant, nos voisins me croient en voyage chez des parents dans les îles du sud-est.

Julien demeura un long moment silencieux, scrutant attentivement le visage de l'homme. Enfin, il reprit la parole.

- J'ai tendance à vous croire, mais j'aimerais que vous répondiez à une dernière question. Que feriez-vous, si les Dalannis trouvaient finalement un moyen de venir en force dans le R'hinz ?

- En fait, Votre Seigneurie, j'y ai beaucoup réfléchi. Tout d'abord, je ne pense pas que cela se produise de mon vivant. Mais quand bien même, je ne crois plus que ce serait une bonne chose que d'essayer de s'emparer par la force de Dvârinn, ou même d'un archipel. De plus, je suis certain que cela n'améliorerait pas vraiment la situation des Dalannis qui en ont le plus besoin. Pire, je crois que les Dalannis qui détiennent le pouvoir seraient capables de transformer Dvârinn en quelque chose qui ressemblerait à Dalann. Je n'en ai pas envie et je crois que beaucoup de ceux qui se sont rendus pensent à peu près comme moi. En fait, je crois que s'il le fallait, je serais prêt à me battre pour défendre Dvârinn. Je sais bien que ça ferait de moi un traître. Mais est-ce que ce serait trahir que de défendre une terre et des gens que j'aime contre ceux qui m'ont exilé, sans me laisser aucun choix, pour espionner un monde qui n'était même pas notre ennemi ?

- Je crois que vous êtes le seul à pouvoir répondre. Je vous remercie. Je pense que vous allez pouvoir retourner bientôt retrouver votre foyer.

oo0oo

Lorsque le Dalanni eut quitté la salle, Julien se tourna vers Subadar :

- Si cet homme a raison, on peut espérer avoir le temps de démêler tranquillement toute cette malheureuse affaire. Les Dalannis ne sont pas en train de se lancer dans une opérations désespérée. Et même au cas où leur signal arriverait jusqu'à Dalann, il leur faudrait des années, et sans doute des siècles, pour venir jusqu'ici.

- Il peuvent aussi, intervint Tannder, construire un autre générateur de non-champ.

- C'est vrai, mais j'ai l'impression que cette machine demande pratiquement de disposer de toute une planète si on veut transporter quoi que ce soit.

- C'est pourquoi nous pensons, dit Dennkar après avoir toussoté comme pour se faire pardonner d'intervenir aussi directement dans la discussion, que la dernière tentative contre vous était destinée à vous prendre en otage en échange de la coopération forcée des Passeurs.

- J'espère bien qu'ils n'auraient pas accepté ! s'exclama Julien.

Et, posant sa main sur la nuque de celui qui était maintenant son Passeur attitré, il exprima à haute voix sa réponse :

- Wenn Hyaï dit qu'il ne sait pas ce qu'aurait décidé le Cercle des Passeurs, mais qu'il pense effectivement qu'il n'aurait pas cédé. La règle première des Passeurs est de refuser que qui que ce soit puisse un jour les contraindre à mettre leur Don a son service. Il rappelle aussi que l'enquête toujours en cours concernant le transport des ghorrs utilisés par deux fois contre moi n'a jusqu'à présent révélé aucune participation d'un Passeur quel qu'il soit.

- Il semble donc, Sire, dit Aldegard qui avait jusque-là suivi les débats sans rien dire, que c'est avec nos descendants que vous aurez à traiter des suites possibles de cette affaire.

Julien reçut comme un coup dans l'estomac ce rappel inattendu de sa quasi-immortalité. Un bref instant, il eut la vision d'un monde où tous ceux qui participaient à cette réunion ne seraient plus qu'un souvenir ; des personnages de livres d'histoire. Même Niil, qui se tenait là, sagement assis... Fermant un instant les yeux, il s'efforça de chasser de son esprit cet avenir sinistre.

- En effet, répondit-il après quelques secondes d'un silence où chacun, sans aucun doute, avait plus ou moins pensé à cette même perspective, mais il faut quand même prendre les mesures qui s'imposent aujourd'hui. Sire Tahlil, en tant que Miroir pour Dvârinn, avez-vous des suggestions ?

- J'ai pensé, dit Tahlil, que nous pourrions offrir la citoyenneté à ceux qui le désirent s'ils consentent à faire allégeance à l'Empereur. Après tout, la plupart vivent déjà parmi nous et sont intégrés à la population. Leur sincérité pourrait, dans une large mesure, être garantie par un sondage ponctuel.

- Et pour les autres ?

- Je crois que nous pourrions les renvoyer sur Dalann. Je crois savoir qu'un ou plusieurs klirks-cibles ont été secrètement déposés sur la planète. Les renseignements qu'ils pourraient fournir sont déjà en possession des Dalannis. De plus, cela pourrait se faire sans aucun risque pour les Passeurs qui se chargeraient de l'opération.

- Et pour ceux qui sont encore cachés ?

- Je suis sûr qu'ils ont des contacts parmi ceux qui se sont rendus volontairement. Nous pouvons annoncer une amnistie pour tous ceux qui décideront de se fier à la parole de l'Empereur et fixer un délai au-delà duquel ceux qui seront pris seront purement et simplement envoyés sur Tandil.

- Et qu'est-ce qu'on fait de ceux qui sont responsables de la mort de nos gens ? Et aussi des traîtres du genre d'Ajmer ? Parce que je suppose que si les Dalannis vraiment importants se rendent, on les sondera et on découvrira l'ensemble de leurs réseaux.

- Sire, il vous appartient de décider de leur sort. Mais la loi recommande d'envoyer ceux qui ont conspiré contre l'Empereur sur Tandil. Quant aux meurtriers et à leur commanditaires...

- Tandil aussi, je suppose.

Julien soupira, puis il reprit :

- Pour les imbéciles qui se sont laissé séduire par les agents de Dalann, qu'on fasse une proclamation leur accordant trois jours pour faire amende honorable. Comme Ajmer, ils seront déchus de leur charge s'ils en ont une et ils auront le choix entre émigrer sur Dalann ou... quelqu'un a-t-il une suggestion ?

- On pourrait leur proposer d'intégrer les équipes d'entretien des balises dans les régions polaires, par exemple, proposa Niil. Ils pourront se rendre utiles. En plus, c'est très bien payé. Je le sais, Ksantir verse des impôts scandaleux pour ça à l'Administration impériale !

Cette dernière remarque détendit un instant l'atmosphère.

- Bon, poursuivit Julien avec un léger sourire, on leur trouvera un emploi là où ils ne risqueront pas de recommencer à comploter. Mais pour ceux qui ont du sang sur les mains, poursuivit-il, le visage soudain sévère, on ne peut tout-de-même pas les renvoyer à leurs affaires avec une simple tape sur les doigts. Ce sera Tandil ou Dalann.

- Sire, intervint Tannder, je réclame l'honneur de venger la mort d'Aïn.

- Vous n'avez pas ma permission, Tannder. Je suis désolé. Si vous y tenez, je veux bien envoyer le responsable sur Tandil, mais je ne veux pas que vous vous battiez. Je veillerai personnellement, comme j'ai déjà commencé à le faire, à ce que le clan d'Aïn souffre le moins possible de cette perte, mais je ne veux plus que ceux qui me sont les plus proches se livrent à ces stupides duels.

- Mais, Sire...

- Je ne doute pas que vous pourriez expédier n'importe qui en combat singulier, mais je considère que ni mon honneur, ni celui d'Aïn n'en sortiraient plus grands.

- Mais...

- Je suis aussi parfaitement conscient qu'il y a certainement quelque part, dans le Grand Livre des Traditions, tout un chapitre qui vous donne le droit et même peut-être le devoir de faire ce genre de chose, mais moi je vous demande, comme une marque d'amitié, de renoncer à ce droit. Me ferez-vous cette faveur ?

- Bien-sûr, Sire.

- Merci, Tannder. Croyez que j'apprécie votre sacrifice. Je suppose que vous voudrez bien vous charger, avec Dennkar de débusquer un maximum de ces Dalannis qui restent encore cachés. Pour ma part, j'ai l'intention, avec l'aide de Maître Subadar et de Xarax, qui sera bientôt presque comme neuf, de reprendre possession du Palais impérial. Ce n'est pas que j'aie des envies de splendeur, mais je pense que je pourrai y trouver un certain nombre de choses intéressantes. Et puis, ça libérera un étage de la Tour des Bakhtars.

- Pas du tout, Sire, répondit Aldegard avec un sourire, car j'espère que vous voudrez bien continuer à considérer la Tour comme une extension de votre demeure.

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