JULIEN

II

 

Chapitre 50

Si tu connais tes ennemis...

 

L'opiniâtreté patiente de Tannder finit par payer. Il avait tenu ses limiers d'une main de fer, ne tolérant aucune initiative qu'il n'eût lui-même approuvée auparavant. Il s'était ainsi attiré l'antipathie croissante de quelques-uns des meilleurs officiers de renseignement qui le soupçonnaient de vouloir s'attribuer toute la gloire de la capture d'un gibier qui devenait, au fil des jours, puis des semaines, de plus en plus gros. Mais il était demeuré inflexible. Ce n'est que lorsqu'il estima qu'on ne progresserait plus à moins d'interroger directement l'adversaire qu'il permit à ses hommes de lancer l'opération.

L'affaire fit des morts. Ceux qui n'avaient pas hésité à tirer sur les proches de l'Empereur, n'hésitèrent pas davantage à abattre froidement les quelques Guerriers qui eurent la malchance de se trouver dans leur ligne de tir. Certains aussi, par loyauté pour leur cause ou par crainte de ce qu'ils auraient à subir, se suicidèrent avant d'être pris. Sur la vingtaine de personnes ciblées, quatorze furent finalement prises vivantes et purent ainsi être sondées, fournissant ainsi un premier tableau fragmentaire de ce à quoi l'on faisait face.

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- Voyez-vous, Julien, expliqua Subadar, ces gens sont issus d'une culture entièrement tournée vers la conquête d'un monde. En l'occurrence, Dvârinn. Leur propre monde est à bout de ressources. En fait, ce n'était au départ qu'un pis-aller, un endroit inconfortable où s'installer en attendant d'être capable de trouver autre chose.

- J'avoue que je ne vous suis pas très bien. Vous voulez dire qu'ils venaient déjà d'ailleurs ? Que le monde qu'ils habitaient n'était pas à eux au départ ?

- Pardonnez moi. Je vais essayer d'être plus clair. Au départ, ces gens vivaient sur un monde qui devait ressembler beaucoup aux Neuf Mondes. Nous n'en savons pas grand chose, parce que ceux que nous avons capturés ne sont pas des historiens, ou même des scientifiques. Les seules connaissances qu'ils possèdent sont celles qui sont nécessaires à l'accomplissement de leur mission. Nous espérons trouver un jour quelqu'un qui possédera les réponses à nos questions, mais pour l'instant, nous devons nous contenter de ce que nous avons. À un moment dans le passé, ils ont dû quitter leur monde d'origine, définitivement empoisonné par leurs ennemis.

- Des ennemis qui venaient d'où ?

- Nous ne savons pas encore s'il s'agissait d'ennemis hors-monde, ou d'un peuple différent du même monde. De toute façon, ils ont décidé de quitter leur planète. Ils possédaient, et possèdent toujours dans une certaine mesure, une technologie très avancée et avaient la capacité de construire des vaisseaux capable de voyager à des vitesses prodigieuses. Malgré tout, les voyages entre différents mondes demandent un temps considérable, bien supérieur à la durée d'une vie humaine. Mais ils n'avaient pas le choix. Leurs astronomes avaient déterminé quelques étoiles entourées d'au moins une planète qui semblait pouvoir convenir à la vie telle que nous la connaissons et situés à des distances qui pourraient être franchies en environ un millier de cycles. Ils construisirent donc, dans l'espace, d'énormes vaisseaux-îles qui partiraient avec de véritables colonies destinées à survivre jusqu'à ce qu'elles atteignent leur destination. En espérant, bien sûr, qu'ils trouveraient un monde habitable dans le système visé.

- Ils ne pouvaient pas le savoir avant de partir ?

- Même avec les plus puissants instruments, il est impossible de dire si une planète convient vraiment à la vie. Tout ce qu'on peut faire, c'est une supposition raisonnable. Il choisirent cinq destinations qui furent attribuées par tirage au sort à cinq vaisseaux qui représentaient tout ce que leurs ressources pouvaient leur permettre de réaliser avant que les conditions sur leur monde ne deviennent intolérables. Les vaisseaux sont partis, mais ceux qui n'avaient pas pu s'embarquer étaient innombrables et toutes les ressources restantes furent mises au service d'un dernier projet qui était en fait un gigantesque générateur de non-champ. L'avantage était qu'une fois la machine à peu près au point, il devenait possible, même si c'était au prix d'une consommation colossale d'énergie, d'envoyer des sondes d'exploration. Le gros désavantage, qui est aussi rencontré par nos Passeurs, était qu'ils n'avaient aucune idée de la localisation, dans l'espace réel, des cibles qu'ils atteignaient. Il fallait procéder au hasard et, contrairement à ce qu'on pourrait penser, il existe extrêmement peu d'endroits propices au maintien de la vie. Ils avaient bien essayé de viser les systèmes planétaire déjà sélectionnés, mais il semble que même leurs meilleurs mathématiciens se sont révélés incapables de traduire leurs coordonnées spatiales en instructions pour manipuler le non-espace.

- Oui, ça je veux bien le croire !

- Mais ils se sont acharnés. De toute façon, ils n'avaient plus rien à perdre, ils vivaient dans des abris souterrains et ils ne sauraient jamais si les vaisseaux réussiraient à fonder de nouvelles colonies. Tout ce qui restait de leur civilisation s'est tourné vers cette quête d'une nouvelle terre. Et ils ont fini par trouver Dalann. Ce n'était pas exactement un paradis, mais c'était un endroit où ils pourraient vivre à l'air libre et poursuivre leur recherche d'un monde vraiment meilleur. Mais l'entreprise n'avait rien de facile. Les générateurs de non-champ dévoraient des quantités d'énergie fantastiques et la masse de ce qu'ils pouvaient envoyer à destination était limitée. Pour finir, seule une infime partie de la population a pu être expédiée. Les récits de cette épopée sont très confus et ont sans douté été volontairement altérés au fil du temps, mais certains indices laissent penser qu'il a dû se produire des luttes terribles pour le privilège de faire partie des colons. Leurs descendants les voient apparemment comme des héros, mais il est assez vraisemblable que seuls les plus rapaces et les moins freinés par leurs scrupules ont fini par survivre. Entre le départ des vaisseaux-îles et l'exil par l'En-dehors, il a dû s'écouler deux ou trois cent cycles, durant lesquels toute une société qui avait été suffisamment obtuse et agressive pour naufrager son propre monde s'est sans doute décomposée en factions qui se déchiraient pour une place sur le canot de sauvetage.

- Et une fois sur leur nouvelle planète, qu'est-ce qu'ils ont fait ?

- Je ne sais pas dans le détail. Tout ça s'est produit il y a quelque milliers de cycles et, comme je vous le disais, ceux que nous avons sondés ne sont pas des historiens, mais il semble qu'après une longue période de régression qu'ils appellent ''l'âge noir'', ils aient fini par relancer une civilisation technologique. Il y a environ cinq cents cycles qu'ils on retrouvé le moyen de voyager dans l'espace et plus ou moins transformé un satellite d'une géante gazeuse en base de recherche pour développer de nouveau un générateur de non-champ suffisamment puissant.

- Et ils nous ont trouvés.

- Oui. Ils ont découvert Dvârinn.

- Mais pourquoi est-ce qu'il n'ont pas tout simplement pris contact ?

- Parce qu'ils ont peut-être été assez stupides pour détruire leur monde d'origine, mais ils demeurent quand même redoutablement intelligents. Ils ont d'abord voulu savoir où ils mettaient les pieds. Aussi, ils ont étudié notre langue et nos coutumes. Ils se sont vite aperçus qu'ils n'avaient pas affaire à des primitifs faciles à dominer et exploiter. L'existence de l'Empereur et de ses Miroirs, en particulier semble leur poser un problème parce qu'il crée une cohésion au-delà des appartenances locales. Dernièrement, il semble que tous leurs efforts se soient portés sur la déstabilisation de ce système. Les Passeurs aussi les irritent. Ils avaient espéré pouvoir les utiliser et les contraindre à travailler pour eux, mais ils se sont rapidement aperçus que c'était impossible. En plus, ils permettent des relations instantanées et directes entre les peuples et les cultures et renforcent considérablement cette cohésion qui les gêne tant.

- D'accord, mais encore une fois, pourquoi est-ce qu'ils n'ont pas simplement dit quelque chose comme « Coucou ! Nous voilà. On est vos voisins et on voudrait un petit coup de main » ?

- Parce qu'ils ne veulent pas un petit coup de main, comme vous dites. Ils veulent posséder un monde à eux et le diriger comme bon leur semble. Et ils sont bien conscients que nous n'accepterions jamais de leur laisser le libre usage d'aucune région des Neuf Mondes.

- Sans doute. Mais, on pourrait peut-être les aider à trouver un monde qui leur conviendrait ? Pour nous, avec les Passeurs, c'est plus facile que pour eux. Non ?

- Effectivement. Mais je crains que vous ne réalisiez pas vraiment combien il est difficile de tomber sur un monde comme celui-ci, par exemple. Les étoiles sont innombrables, bien-sûr, mais pour être à même de développer la vie telle que nous la connaissons, elles doivent émettre une lumière d'un type particulier, et leurs planètes doivent tourner dans une zone bien précise, ni trop près, ni trop loin. Une planète du type qui nous intéresse doit en principe avoir au moins une lune d'une taille suffisante pour servir de régulateur à sa rotation et son cœur doit avoir une température suffisante pour pouvoir générer un champ protecteur contre certains types de lumières qui proviennent de l'espace. Elle doit aussi avoir de l'eau et avoir une atmosphère respirable. Et pour que l'atmosphère soit respirable, il faut que la vie ait existé dans les océans pendant un temps suffisant pour que certaines transformations aient pu s'opérer. Il faut enfin qu'une telle planète ait échappé aux milliers de catastrophes qui menacent en permanence un tel équilibre. Un seul morceau de rocher un peu gros suffirait à détruire toute vie sur Nüngen.

- J'avoue que je ne savais pas tout ça.

- Il est bien vrai que les étoiles se comptent par milliards dans notre galaxie et que les galaxies elles-mêmes son certainement presque aussi nombreuses. Mais trouver un monde avec des conditions aussi idéales est extrêmement improbable. En découvrir une dizaine est un véritable exploit. Ces mondes sont pour nous infiniment précieux. Aimeriez-vous confier un tel trésor aux Dalannis ?

- J'avoue que j'aurais peur qu'ils ne le gâchent. Comme ils l'ont fait avec leur planète d'origine. Et même peut-être avec Dalann.

- Ils savent parfaitement que ce serait notre position. Ils savent que jamais nous ne leur faciliterons la tâche. S'ils veulent un monde, il faudra qu'ils le découvrent par eux-mêmes. Ceux qui se sont déjà rendus le comprennent parfaitement et ceux que nous avons capturés, aussi. Ceux qui les dirigeaient le savaient depuis le début.

- Quand même, je ne comprends pas ce qu'ils voulaient faire. Ils ne pouvaient pas vraiment faire la guerre contre les Neuf Mondes, non ?

- Nous ne savons pas encore quel était leur plan. Mais nous savons déjà qu'ils avaient l'intention de déstabiliser notre société en s'attaquant à vous.

- Ils auraient pu me tuer, au lieu d'essayer de me capturer. Ça aurait été plus efficace.

- De leur point de vue, je ne crois pas. Depuis toujours, on sait qu'il est inutile de tuer l'Empereur. Ils ignorent sans doute que les Corps dormants sont morts.

- Si c'est bien le cas, alors ce n'est pas eux qui les ont tués.

- Effectivement. Ou alors, ceux qui sont actuellement ici n'ont pas été mis au courant. Étant donnée la manière dont il semblent cloisonner leurs forces, cela n'aurait rien de surprenant.

- Et puis, il y a autre chose. Quand on nous a attaqués, sur Nüngen, le jour même de mon arrivée, dans le volebulle, au-dessus du lac, on a bien essayé de me tuer. On a même envoyé des ghorrs pour finir le travail !

- C'est vrai. Nous n'avons pas de réponse à cela. Et l'usage de ghorrs implique des connaissances et des techniques propres au R'hinz qui ne semblent pas être accessibles à des hors-monde. Du moins, pour ce que nous croyons en savoir.

- Il faut reconnaître que nous ne savons pas grand chose.

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Chapitre 51

Le Destructeur de Mondes

Niil se demandait s'il allait demeurer sur le Trankenn Premier des Ksantiris ou retourner sur Nüngen. Sa présence n'était plus vraiment nécessaire. Avec l'aide de Sire Tahlil avait, il avait pris quelques décisions indispensables qui contribueraient à la poursuite d'un vaste programme de simplification administrative aboutissant, du moins c'était le but de toute l'opération, à une diminution spectaculaire de la corruption.

Il n'avait pas manqué d'âmes bien intentionnées, au cours des derniers mois, pour lui suggérer, toujours de manière allusive et détournée, qu'il était suffisamment mûr pour se passer des conseils, certainement moins désintéressés qu'il n'y paraissait, d'un réformateur étranger plus préoccupé des intérêts de l'Empereur que du bien-être des peuples administrés par les Ksantiris. Si Niil s'était abstenu d'importuner Sire Tahlil en lui rapportant ces insinuations plus ou moins habiles, il avait par contre chargé son Grand Argentier, l'Honorable Sire Medjoung, de s'intéresser discrètement, mais de manière approfondie, aux affaires et aux sources de revenus des auteurs de ces remarques.

Quatre condamnations à de très, très, lourdes amendes pour corruption active et passive et deux sentences d'exil pour complicité de piraterie plus tard, les suggestions bien intentionnées étaient devenues le seul fait d'individus trop stupides pour réaliser que quelque chose était vraiment en train de changer, ou d'innocents qui pensaient vraiment ce qu'ils disaient. Ce qui, en soi, n'était pas un crime et leur valut simplement une demande polie, mais ferme, d'apporter la preuve de leurs accusations ou de bien vouloir s'abstenir de répandre ce qui pourrait alors être qualifié de bruits calomnieux.

Tahlil, qui n'ignorait absolument rien de toute l'affaire, avait observé avec un intérêt à la fois admiratif et attendri les premiers pas, somme toute très honorables, de celui qu'il considérait un peu comme son disciple dans le domaine, dangereux à tous égards, de la politique locale. Il s'abstint de tout commentaire et appuya de tout son poids la décision de Niil de donner à Sire Medjoung, en plus de son poste de Grand argentier, le statut très enviable de Conseiller Privé. Il était bon, pensait-il, que le Premier des Ksantiris commence à s'attacher des collaborateurs loyaux. Il se promit seulement de surveiller attentivement pendant quelque temps Sire Medjoung pour s'assurer que l'honneur et le pouvoir qui lui étaient conférés n'altéreraient en rien sa remarquable intégrité.

La proue du trankenn était résolument tournée vers la dernière étape du voyage, son port d'attache de Ksantir, capitale de l'île de Djannak, terre natale de Niil. On n'y parviendrait pas avant le lendemain après-midi et, comme on était dans une de ces rares périodes où l'heure locale du trankenn et celle d'Aleth étaient à peu de chose près en concordance, il se demandait s'il n'allait pas aller passer la soirée auprès de Julien et peut-être, si la chance lui souriait, la nuit avec Karik. Il pouvait aussi choisir de répondre aux signaux explicites qu'émettait avec une certaine persistance Garael, un jeune cadet en stage sur le trankenn et dont la tâche se bornait pour l'essentiel, lorsqu'il n'était pas en classe pour y être instruit des arcanes de la navigation, à courir d'un bout à l'autre du navire et à se propulser dans le gréement pour transmettre les messages des officiers et du maître d'équipage. Il était d'autant plus libre de céder à la tentation qu'il n'avait aucune influence sur les détails de la conduite du navire et que le garçon ne pourrait être soupçonné de bénéficier d'un quelconque traitement de faveur. Garael le savait, ses camarades le savaient et ses officiers aussi. Ainsi, une petite aventure serait prise par tous comme ce qu'elle devait être : une occasion pour deux garçons en bonne santé de se donner mutuellement du bon temps et, pour le Premier Sire en particulier, une diversion bienvenue aux soucis de sa charge.

Le soleil, derrière lui, touchait presque l'horizon, éclairant la longue houle qui courait avec le bateau d'une lumière de plus en plus cuivrée qui donnait curieusement à la mer une teinte d'un violet sombre que parsemaient des moutons d'écume dorée. Il prit sa décision et appela l'estafette de service qui attendait, à quelques pas de là, qu'on ait besoin de lui.

- Veuillez avertir votre commandant que je désire prendre congé, s'il vous plaît.

Le jeune homme salua et s'en fut avertir le Tout-Puissant qu'un misérable mortel sollicitait la permission de fouler le plancher sacré de la passerelle de commandement afin de lui souhaiter le bonsoir.

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Mais si Niil espérait passer une soiré tranquille auprès de ses amis, il fut déçu. Alors que le ciel commençait de s'assombrir vers l'est, presque dans l'axe du navire, une lueur semblable à celle qui précède l'aube apparut durant quelques secondes et s'éteignit. Comme si un second soleil avait hésité à se lever, puis s'était ravisé. Niil sentit son estomac se nouer. L'année qui venait de s'écouler l'avait obligé à s'informer plus qu'il ne l'avait encore jamais fait des guerres et des armes du passé, et les errements de ses frères, en particulier, l'avaient familiarisé avec les terribles effets du feu nucléaire. Il n'était pas besoin d'être devin pour comprendre que quelqu'un venait de faire détonner la plus terrifiante des armes inventées par les hommes. Et à l'horreur de cette réalisation s'ajoutait la quasi-certitude qu'il connaissait la cible de cette monstrueuse attaque. Il se précipita vers la passerelle de commandement et y entra en bousculant la sentinelle de garde.

- Honorable Heng Dawan ! Avez-vous vu ce que je viens de voir ?

- Oui, Sire et j'ai bien peur d'être parvenu à la même conclusion que vous. J'ai déjà fait appeler le Passeur de service.

Waï Haïn, un jeune Passeur au pelage presque noir arriva quelques secondes plus tard.

- Honorable, dit Niil avant que le capitaine ait eu le temps de parler, il vient de se passer quelque chose de très grave du côté de Djannak. Vous allez m'emmener en reconnaissance.

- Sire ! S'écria Heng Dawan, je ne peux pas vous laisser prendre un tel risque !

- Capitaine, je n'ai pas le temps de discuter de ça. Je dois voir par moi-même ce qui s'est passé et faire mon rapport à l'Empereur. Pendant ce temps, je veux que les deux autres Passeurs du bord aillent prévenir Sire Tahlil et avertir l'Empereur afin qu'il puisse réunir immédiatement son Conseil en attendant mon arrivée. Je vous enverrai un messager avec d'autres instructions dès que possible. En attendant, continuez de faire route vers Djannak et donnez l'ordre à tous les navires que vous croiserez de faire route avec vous et d'être prêts à répondre à toute demande d'assistance.

- Oui, Sire.

Sur ce, Niil posa sa main sur la nuque du Passeur.

- Nous allons sur Djannak. Je crains que Ksantir ne soit détruite. L'arme est certainement une des ces armes interdites des anciens. Nous ne devons pas nous approcher trop près sans un équipement de protection. Je veux juste avoir une idée de la situation. Amenez- nous au sommet du Gyalri. C'est suffisamment près pour avoir une vue d'ensemble. Tenez-vous prêt à repartir immédiatement si je vous le dis.

Le Passeur acquiesça et l'instant d'après ils se tenaient au sommet d'une petite montagne qui dominait la capitale. Mais la ville et son port étaient intacts. Il s'accorda un instant pour goûter son soulagement, puis il se fit transporter à la Maison Première où un chambellan affolé l'informa qu'on avait vu une énorme lueur du s'élever du côté de l'archipel des Nyatchoung lings. Cette lueur avait été suivie, un moment plus tard, d'un roulement semblable à l'écho de mille tonnerres et nul n'avait la moindre idée...

-Merci, Honorable. Je vais aller me rendre compte de ce qui s'est produit. Dites au Maire du palais de maintenir toute la garnison en alerte et d'attendre mes instructions.

- Maintenant, Maître Waï Haïn, approchez-nous des Nyatchoung lings, s'il vous plaît.

C'était un groupe de très petites îles, désertes en dehors de la saison de récolte des algues wangdenn, et située à un peu plus de cent cinquante kilomètres plus à l'est. Le Passeur, comme sa fonction l'exigeait, avait une connaissance approfondie de la géographie de Dvârinn, et il choisit de les emmener d'abord sur un récif qui n'émergeait guère que de quelques mètres et qui se situait à une trentaine de kilomètres de la plus proche des Nyatchoung lings.

- On est encore trop loin. Il faudrait se rapprocher et s'élever un peu. Vous pouvez faire ça ? On n'a pas le temps de revenir en volebulle.

-Je peux nous emmener plus près et plus haut, mais nous tomberons dès que nous rentrerons dans l'espace normal. Si vous me lâchez, j'aurai du mal à vous rattraper.

- Je ne vous lâcherai pas, allons-y.

Ils se rematérialisèrent à environs trois mille mètres et commencèrent immédiatement leur chute vers l'océan. Solidement agrippé au cou du passeur, Niil parvint à se tordre le cou suffisamment pour apercevoir, à quelques kilomètres dans un crépuscule couleur d'ecchymose, l'épouvantable champignon de feu et de poussière qui finissait de s'épanouir. Au-dessous, la moitié d'une des îles rougeoyait et coulait par endroits en ruisseaux de feu vers la mer.

- J'en ai assez vu, partons sur Nüngen.

Waï Haïn aussi en avait assez vu, et il fut immensément soulagé de retrouver le calme immuable de la Table d'Orientation.

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- Une explosion atomique !

L'horreur incrédule de Julien était évidente.

- En tout cas, ça ressemble aux descriptions que j'en ai vues. C'est une abomination. La moitié de l'île est complètement détruite et je ne me suis pas attardé pour voir l'état du reste. Cette colonne feu et de cendres, c'est ce que j'ai jamais vu de plus effrayant.

- Oui. Je n'en ai vu que des films, mais je suis d'accord. Dire que chez nous, il y en a qui trouvent ça beau ! J'espère que vous n'étiez pas trop près.

- Je ne crois pas. De toute façons, on est restés que quelques kétchiks.

- Vous allez tous les deux filer immédiatement chez les Maîtres de Santé. Ils sont prévenus et ils vont vérifier que vous n'avez pas été contaminés.

- C'est inutile, je t'ass...

- Tu n'as pas le choix. Allez-y immédiatement et revenez vite. On a besoin de vous.

Julien essayait de se souvenir du peu qu'il avait appris sur la question dans ''Science & Vie''. Il était raisonnablement certain que Niil et son passeur étaient arrivés après le déluge de rayons gamma et ils avaient de toute évidence évité le flash thermique, mais il ne serait définitivement rassuré que dans quelques jours. En attendant, il était fermement décidé à ne pas permettre à Niil de s'exposer inconsidérément. La chose risquait de ne pas être facile.

- Tahlil, poursuivit-il, il est essentiel que personne ne s'approche du site sans une combinaison comme celle qu'on m'a donnée pour aller à Tchiwa Ri Kor rencontrer le Neh kyong. Mobilisez tous les Maîtres de Santé que vous pourrez trouver et qui ont une certaine connaissance de la contamination par ce genre de chose et envoyez-les dans les Nyatchoung lings vérifier si personne ne s'y trouvait par malheur. Tannder, vous avez certainement une idée de ce qui a pu se passer ?

- Pour l'instant, je ne vois que deux possibilités. Soit un imbécile a découvert une cache d'armes interdites et s'est fait sauter lui-même. Soit les Dalannis sont derrière tout ça. Je penche d'ailleurs pour cette dernière supposition.

- C'est aussi mon avis. Mais je ne vois pas comment ils ont pu apporter une bombe alors qu'il n'ont plus leur machine.

- S'ils sont bien les auteurs de cette monstruosité, ils disposaient certainement de cette arme avant d'être coupés de leur monde.

- Je ne vois pas ce qu'ils gagnent à faire une chose pareille. Ils sont bloqués ici et, maintenant qu'ils ont fait ça, ils doivent bien se douter qu'on ne va pas leur faire de cadeau.

- Certainement, et c'est bien ce qui m'inquiète. Cela ressemble fort au début d'une guerre à outrance.

- Ça n'a pas de sens ! Ils ne sont pas assez nombreux, et ils ne disposent d'aucun moyen de se procurer des renforts. Ils ne peuvent pas espérer obtenir quoi que ce soit de cette manière !

- C'est vrai. Mais peut-être disposent-ils de ressources que nous n'avons pas encore découvertes... Ou bien...

- Oui ?

- Ou bien quelqu'un parmi eux est particulièrement rancunier et a décidé de se venger.

- Je ne crois pas. Si c'était une vengeance, on n'aurait pas fait sauter une île déserte.

- Sans, doute, effectivement. De toute façon, nous allons immédiatement interroger les Dalannis qui se sont montrés les plus raisonnables pour essayer d'en savoir plus.

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