JULIEN

II

 

Chapitre 48


 

Bienvenue


 

Yalil Wilah ek Aïn n'était que très moyennement enchanté de devoir adopter le nom de quelqu'un d'autre. Même si ce quelqu'un avait été l'ami de son défunt Akou Tangpo, le très regretté Aïn Zadilak Bilalil ez a Katak. Que ce quelqu'un fût, de surcroît, l'Empereur des Neuf Mondes ne changeait rien au fait qu'il allait devoir troquer son beau nom de Yalil contre un vocable à la consonance tellement étrangère qu'on avait dû le modifier pour le rendre prononçable par un gosier civilisé. Malgré son chagrin de la perte d'Aïn, qui l'avait toujours traité avec une affection qui confinait au favoritisme, il avait boudé pendant une demi-journée avant de céder aux injonctions de sa mère et de se soumettre à un récurage exhaustif suivi d'une séance de lustrage qui avait laissé son poil gris argent crépitant d'électricité statique.

Tout cela, cependant, n'était rien comparé au choc qu'il éprouva en reconnaissant, sous les Marques d'un blanc éclatant, ce garçon humain qu'il avait suggestionné pour le contraindre à lui gratter la tête pendant un temps déraisonnablement long ! Il faillit, du coup, s'oublier et laisser une flaque au centre du Cercle de famille. Il parvint malgré tout à préserver ce qui lui restait de dignité et s'assit, bien droit, comme il se devait, sans même bouger une oreille, et le regard fixé sur l'hôte d'honneur qui l'observait, impassible dans son hatik vert sombre.

- Yalil Wilah ek Aïn, commença celui-ci d'une voix étrangement douce pour un tel personnage, j'étais un ami de ton père, ton Akou Tangpo, il m'a par deux fois sauvé la vie et il a été tué sous mes yeux alors qu'il était à mon service.

Et là, l'impensable se produisit. L'empereur Tout-Puissant des Neuf Mondes fondit en larmes, et un temps qui parut très long s'écoula avant qu'il ne puisse retrouver la maîtrise de sa voix et poursuivre.

- Je n'ai rien pu faire pour éviter sa mort et je n'ai pas encore retrouvé ceux qui en sont responsables. Mais je veux lui faire honneur et l'on m'a dit que te donner mon nom était ce que je pouvais faire de mieux. Approche-toi, il faut qu'on parle un peu.

Yalil se leva et franchit les quelques mètres de pelouse qui le séparaient de Julien. Tout autour, une vingtaine de membres de la famille étaient assis sous un ciel printanier où des nuages de beau temps évoluaient paresseusement.

- Yalil, je t'ai choisi pour porter mon nom parce que je te connais un peu et que je t'aime bien. On m'a dit aussi qu'Aïn t'aimait beaucoup. Si tu préfères que je choisisse quelqu'un d'autre, je ne serai pas fâché. Mais il faut que tu le dises maintenant.

Mais au-delà des mots, dans le mode fusionnel de communication directe, le jeune passeur sentit toute l'affection sincère que Julien lui portait, mêlée à la douleur du souvenir d'Aïn.

- Je serai fier de porter ton nom. Et moi aussi, je t'aime bien.

- Alors c'est dit. Retourne au milieu du cercle.

- À compter d'aujourd'hui, tu seras connu comme Yülien Yalil Wilah ek Aïn et je suis ton Akou Nyipa. Je m'engage aussi, en mémoire de mon ami Aïn, à respecter mes obligations envers le Clan des Kataks.


 

Après le repas de cérémonie qui suivit Yalil s'approcha de Julien.

- Akou, Maman dit que si tu veux, je peux aller avec toi un petit peu pour connaître ta famille.

- Est-ce que tu en as envie ?

- Oh oui ! J'ai encore jamais été dans un autre monde.

- Alors cours prévenir Maître Wenn Hyaï qu'il aura un passager de plus.


 

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Comme on pouvait le prévoir, les garçons furent immédiatement conquis par le jeune passeur et Julien dut donner des ordres très stricts pour qu'on ne le transforme pas très vite en enfant gâté. Qu'on imagine un tout jeune chien, supérieurement intelligent, toujours prêt à jouer, câlin, drôle et farceur sans être jamais méchant et l'on aura une idée assez exacte de Yalil une fois passées les premières heures d'acclimatation. Il était d'autant plus dangereux qu'il pouvait exercer, sans même s'en rendre compte, un considérable pouvoir de suggestion.

L'affaire atteignit un point critique lorsqu'après un quart d'heure de recherches frénétiques, on récupéra le jeune délinquant dans les nacelles ascensionnelles de la tour où il avait entraîné un Gardien complètement subjugué afin de s'adonner aux joies d'un gigantesque et vertigineux manège. Wenn Hyaï, dont l'expertise fut sollicitée pour l'occasion, eut avec lui un entretien en privé dont la teneur ne fut pas précisée, mais d'une efficacité certaine car personne n'eut plus à déplorer les écarts de conduite de ''Yülien'' dont l'exubérance se limita désormais à d'inoffensifs chahuts.

Il avait été convenu que, pour un premier séjour, il ne demeurerait que trois jours qu'il passa en partie avec Ambar, tout-à-fait enchanté de traîner partout avec lui cet étrange neveu d'adoption pour lui faire découvrir les merveilles de la Tour des Bakhtars. Il eut aussi droit à une excursion au lac de Rüpel Gyamtso où il fit la connaissance des Lou Tchenns et supporta avec patience les caresses du personnel.

Mais le plus étrange pour lui, fut la visite que Julien l'emmena faire chez ses parents. Ceux-ci, bien sûr, se montèrent ravis d'accueillir celui qu'ils avaient beaucoup de peine à ne pas considérer comme un sympathique jeune chien et Gradik et Tenntchouk, qui avaient finalement accepté leur offre d'hébergement se fendirent en son honneur d'un véritable numéro de tours de passe-passe qui le laissèrent béat.

Pourtant, lorsque Julien s'en fut présenter son petit protégé à Aldegard, c'est Ugo qui gagna vraiment son cœur. Pour le petit, Ugo n'était pas ''Yol l'Intrépide'', ''Yol le Sauveur de Yulmir'', encore moins ''Yol le Passeur déchu''. Il était simplement un être fantastique et merveilleux qui avait vécu des aventures incroyables et entre eux un lien s'établit immédiatement, qui abolissait toute distance. Ugo, en tant que Yol, n'avait jamais eu le loisir de vraiment s'établir ou d'avoir une progéniture, et ce petit bonhomme qui faisait maintenant en quelque sorte partie de sa famille l'enchantait. Du reste, ni Aldegard, ni Julien ne s'y trompèrent et ils les laissèrent bientôt tous les deux.

Lorsque vint le moment de prendre congé, un ''Yülien'' étrangement timide s'approcha de Julien :

- Dis, je peux rester ce soir avec Akou Ugo ?

- ''Akou'' Ugo ?

- Ben oui. Y m'a dit qu'il était un peu comme ton grand frère.

- Il a raison. Et oui, tu peux rester avec lui. Mais demain matin, il faudra qu'on te ramène sur Yiaï Ho.


 

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Chapitre 49


 

'Satiable curiosity


 

Xarax, s'il n'était pas encore complètement tiré d'affaire, se remettait progressivement et demeurait éveillé la plus grande partie de la journée. On l'avait sorti de sa ''boîte'' et il se trouvait désormais seulement immobilisé sur son lit avec interdiction d'en sortir sous peine d'endommager davantage des ailes déjà bien trop malmenées. Malgré l'habileté des chirurgiens, son abdomen porterait à jamais de bien vilaines cicatrices, mais ses fonctions vitales étaient maintenant pleinement rétablies. Ses amis se relayaient à son chevet et Dillik, qui passait toujours ses nuits auprès de lui, pouvait ainsi jouir d'une certaine liberté de mouvement.

Maître Mirkham prouvait chaque jour que sa réputation n'était pas usurpée. Il avait réuni une équipe brillante qui avait fini par venir à bout des défis technologiques posés par la tâche unique à laquelle elle s'était attelée. Un alliage spécial avait été mis au point, dont l'élasticité et la résistance s'approchaient au plus près du squelette du haptir et un revêtement souple qui le rendrait biologiquement compatible était en train d'être sécrété dans un bassin en eau profonde, sur Dvârinn, par un énorme mollusque autour de chacune des pièces précisément façonnées, un peu à la façon dont une huître produit une perle autour d'un corps étranger. On estimait qu'un mois serait encore nécessaire pour que la couche soit suffisamment résistante et offre la compatibilité biologique voulue pour permettre les greffes indispensables.

Il avait aussi fallu remplacer les articulations bizarres, développées au cours de millénaires d'une évolution particulièrement inventive, par des équivalents mécaniques d'une prodigieuse complexité et d'une fiabilité absolue, car il n'était pas question de se livrer plus tard à des visites d'entretien et de graissage.

Lorsque Julien voulut s'enquérir du coût probablement faramineux de toute l'opération, Tannder lui apprit que la Cassette Impériale n'aurait rien à débourser, les Neuf Miroirs ayant décidé d'un commun accord de financer intégralement recherches, travaux de fabrication, matériaux hors de prix et honoraires médicaux sur leurs fonds personnels. Comme il s'étonnait de cette générosité, il lui fut répondu que puisqu'il avait amplement démontré que, malgré son changement d'apparence, il était sincèrement préoccupé du bien des populations, et que d'autre part sa contribution à la création d'une compagnie chargée de veiller au bien-être des plus pauvres n'était pas passée inaperçue, les Miroirs eux-mêmes estimaient que l'honneur les appelait à contribuer autant que possible à maintenir à leur optimum les capacité de son principal collaborateur. Il lui apprit aussi que lorsque l'écho de cette décision était parvenu aux oreilles de Maître Mirkham, ce dernier avait aussitôt décidé de renoncer aux très confortables honoraires qu'il avait pourtant âprement négociés quelques jours plus tôt.

Julien se fit la réflexion qu'un sens exacerbé de l'honneur pouvait parfois avoir des aspects autrement plus positifs que de provoquer duels au couteau et vendettas familiales...


 

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Cependant, l'enquête progressait. On n'avait pas découvert de complicité active parmi les nombreuses personnes sondées, mais on avait fini par retracer la façon dont les détails de l'emploi du temps de Julien et son équipe avaient été révélés à de parfaits inconnus lors d'innocentes conversations. Il était inutile de blâmer les fautifs : ils ne s'étaient même pas aperçus de leur manque de discrétion, tant la chose avait été habilement menée. Au contraire, on les laissa retrouver leurs occupations sans leur laisser soupçonner qu'on avait découvert quoi que ce fût de suspect. C'est ainsi que les agents de Tannder parvinrent à localiser un des espions lorsqu'il commit l'erreur de tenter à nouveau d'obtenir d'autres renseignements auprès d'une de ses victimes. Avec un peu d'habileté, on pourrait bientôt remonter la filière jusqu'à un niveau suffisant pour apprendre quelque chose de vraiment intéressant.

En attendant, Julien s'efforçait de poursuivre, avec l'aide de Wenn Hyaï, l'entraînement qui ferait de lui un Passeur vraiment compétent dès que son Don serait de nouveau stabilisé. Une bonne partie de cet entraînement consistait à développer une mémoire visuelle des klirks des principales destinations et à reconnaître ainsi sa route sur cette Table d'Orientation à laquelle il ne pouvait toujours pas accéder sans l'aide de son mentor. Il eut beau protesterer que Xarax, une fois rétabli, pourrait instantanément tirer de sa mémoire eidétique l'image de n'importe quel klirk existant, Wenn Hyaï demeura inébranlable, objectant, non sans quelque raison, que Xarax ne serait peut-être pas toujours disponible. Il devait aussi assimiler une impressionnante quantité de notions théoriques sur l'En-dehors qui lui faisaient considérer avec nostalgie la limpide simplicité des cours de maths de naguère, qu'il avait pourtant si souvent voués aux gémonies.

Il avait un moment été activement soutenu dans cette tâche ingrate par un Ambar surdoué et avide de connaissances qui finit, en accord avec Sandeark, son Maître de mathématiques, par être expédié sur Yiaï Ho, dans la famille de Yülien pour un stage auprès (selon l'expression de Wenn Hyaï) de véritables professeurs, spécialistes de le la topologie de l'En-dehors qui lui fournirent enfin de quoi exercer un talent en plein épanouissement.

Bien sûr, Julien aurait pu demander à ce que son précieux Ambar soit raccompagné chaque soir sur Nüngen. Il y songea même sérieusement. Mais le malheur voulait que la position des résidences sur leurs planètes respectives, ainsi qu'une légère, mais cumulative différence de période de rotation, fassent qu'il existait un décalage horaire d'un bon quart de journée. Mieux valait vivre chacun avec son propre horaire... et dormir dans son propre lit !

Fort heureusement, Niil pouvait souvent s'arranger pour offrir une compagnie bienvenue et Dillik, qui dormait à deux pas, dans la chambre voisine, avec Xarax sollicitait assez régulièrement, au petit matin, la faveur d'un câlin plus ou moins appuyé.


 

Quant à Ambar...


 

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Ambar découvrit un aspect de la vie des passeurs auquel bien peu d'humains avaient eu accès ! Il avait pensé, lorsque sa ''famille par alliance'' avait proposé de l'héberger, qu'il serait logé avec les humains assurant le service. Mais Yülien avait lourdement insisté pour qu'il fût autorisé à partager sa ''tanière'', sorte de petit box confortable qui constituait son espace privé.

Lors du séjour de Yülien sur Nüngen Ambar, comme tout le monde, s'était rapidement rendu compte que les passeurs et les humains ne croissaient pas exactement au même rythme. En fait, si Yülien n'avait effectivement guère plus de cinq cycles, son développement physique et intellectuel était proche, sinon plus avancé, dans la version ''passeur'', de celui de Dillik et il compensait habilement par la fertilité de son intelligence l'expérience qui pouvait parfois lui faire défaut. Il était aussi d'une insatiable curiosité et dépourvu d'inhibitions au point de réussir parfois à prendre de court un hôte pourtant peu suspect de pruderie.

Sur Nüngen, Yülien s'était gardé de tout excès de promiscuité, dormant sagement aux pieds de Julien et Ambar et partageant, une fois, la couche d'Ugo. Mais là, chez lui, il trouva tout naturel de se musser contre son hôte et d'établir avec lui ce contact total et dépourvu de contrainte qu'on réserve habituellement aux seuls intimes. C'était une expérience assez similaire à ce qu'expérimentait Dillik avec Xarax, mais Ambar n'était pas Dillik et Yülien n'était pas un haptir. Il fut d'abord profondément surpris puis, après quelques secondes d'inutile résistance, il se laissa envelopper dans cette sorte d'étreinte à la fois mentale et bizarrement sensuelle où il perdait quelque peu la notion de ce qui était lui et de ce qui était son compagnon. Il était plongé dans une communication non-verbale où s'échangeaient émotions, sensations, images et parfois des bribes de phrases plus ou moins cohérentes. Tout cela était en fait très agréable, et produisit bientôt une érection dont Yülien prit aussitôt conscience et à laquelle répondit immédiatement sa propre version du phénomène.

C'est à ce moment qu'Ambar se souvint du peu qu'il connaissait des mœurs et de la nature des passeurs. Ils naissaient, avait-il entendu dire, tous mâles, mais ils conservaient une certaine indétermination potentielle jusqu'à ce qu'un événement leur fasse adopter définitivement l'un ou l'autre genre. En clair, un garçon pouvait devenir un jeune adulte mâle puis, pour une raison quelconque, se ''déterminer'' un beau jour comme femelle et avoir un ou plusieurs bébés. Même les passeurs, ne comprenaient pas complètement le mécanisme qui provoquait ce choix. Une chose était certaine : une fois qu'il s'était produit, tout changement devenait impossible.

Yülien deviendrait peut-être un jour femelle mais, pour l'heure, sa virilité, bien que d'un format encore très modeste, ne faisait aucun doute et Ambar, en amateur joyeux des plaisirs garçonniers, n'hésita pas plus d'un instant à le faire profiter des avantages d'une paire de mains bien utilisée. Il fut d'ailleurs dûment récompensé de sa générosité et dût bientôt admettre qu'il avait jusqu'ici ignoré quelques usages particulièrement bouleversants d'une langue singulièrement agile.


 

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