JULIEN

II

 

Chapitre 42


 

Requietio interrupta


 


 

- Hé ! Viens voir, y a un carreau de cassé au réfectoire !

Julien s'éveilla en sursaut. Dans la pénombre, il s'assit sur son lit, l'un des deux qui meublaient, avec un placard, la petite chambre chichement éclairée par la lumière d'un jour gris qui passait par les fentes des volets.

- Le volet est bousillé ! On dirait que quelqu'un est venu cambrioler !

Les voix venaient du réfectoire. Des voix d'hommes, avec une trace d'un accent que Julien ne reconnaissait pas, mais qui devait être celui de la région.

- Cambrioler ?! Cambrioler quoi ? Y a rien à voler, ici.

- T'as raison, mais faut quand même qu'on le signale. Nous, on est là pour réparer la chaudière, c'est tout. Je vais au bureau. J'appelle le directeur. Pendant ce temps-là, va déjà voir si tu peux la démarrer, cette foutue chaudière.

Julien se rhabilla en hâte. Il n'avait aucune idée du temps qu'il avait passé à dormir, mais il se sentait reposé. Malheureusement, il allait devoir abandonner son refuge plus tôt qu'il ne l'aurait souhaité. Tout en ouvrant silencieusement la fenêtre, puis les volets de bois, il se maudit de n'avoir pas prévu ce qui lui arrivait. Surtout, il regrettait d'avoir négligé de faire au moins un paquet de nourriture qu'il aurait pu emmener avec lui. Il aurait pu aussi, tant qu'il y était, essayer de trouver des vêtements plus ''couleur locale''. Un pull-over n'aurait pas été de trop non plus. Il décida d'emporter l'une des deux couvertures qu'il avait trouvées dans le placard. Roulée bien serrée à la manière militaire, elle ne serait pas trop encombrante et pourrait s'avérer précieuse.

La fenêtre étant au rez-de-chaussée, il n'eut aucune peine à se glisser dehors et à courir vers l'abri des bois tout proches. Il allait retourner vers son lieu d'arrivée, mais il lui faudrait éviter de marcher trop à découvert. Il pouvait d'autant moins risquer d'être aperçu que les gendarmes seraient peut-être bientôt avertis de son ''effraction''.


 

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Lorsqu'enfin il parvint à ce qu'il considérait maintenant comme ''le camp'', il ne fut pas surpris de voir que personne ne l'y attendait. Seul un cercle noirci témoignait encore de la présence de la patrouille des Jaguars et ce rappel de jours moins difficiles fit paraître plus sombre, si possible, sa situation actuelle.

Il n'avait aucune provision de nourriture. Il n'avait, grâce à son insondable stupidité, toujours aucun moyen de faire du feu. Il n'avait pas non plus de tente, ni même la moindre bâche de plastique qui aurait pu lui permettre d'improviser un abri. Il ne possédait même pas une gourde ! On ne pouvait qu'espérer que l'eau de la rivière était à peu près potable.

Il fallait être lucide et admettre qu'il ne tiendrait pas longtemps dans ces conditions.

Il allait devoir sauter ou, d'une façon ou d'une autre, se rendre aux autorités. Il avait bien en tête l'adresse et le numéro de téléphone que Grégoire, l'admirateur fervent d'Ambar, lui avait glissé dans la main lorsqu'ils s'étaient quittés, mais il n'avait ni argent, ni jeton de téléphone pour utiliser une cabine publique. Encore une fois, il aurait certainement pu utiliser un téléphone au centre de vacances, mais il n'avait pensé qu'à se remplir le ventre. Et de toute façon, qu'est-ce qu'un garçon qui vivait à Paris, à des centaines de kilomètres, aurait pu faire pour l'aider ?

Le plus préoccupant, dans l'immédiat, était la nourriture et la confection d'un abri pour passer la nuit. Pour ce qui était de la nourriture, c'était simple, il fallait se résoudre à s'en passer. Pour l'abri... Il avait déjà participé, aux scouts, à deux ou trois soi-disant exercices de survie, mais, même avec la pelote de ficelle réglementaire, les abris qu'il avait construits ou vu réaliser par d'autres n'auraient jamais protégé personne même d'une pluie modérée. La raison en était principalement que la végétation européenne ne produit pas de ces bananiers dont les belles feuilles larges et imperméables peuvent fournir, à ceux qui savent les utiliser correctement, un abri très convenable. De plus, il ne possédait même pas le moindre bout de ficelle ! Il ne disposait, pour parler crûment, que de sa bite et son couteau. C'était déjà beaucoup, mais encore insuffisant pour envisager l'avenir avec optimisme. Au point où il en était, autant essayer tout-de-suite de sauter.

- Tchok...


 

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- … tseh !

Il avait sauté !

Oui, mais seulement jusqu'au point exact de la prairie où il avait atterri quelques heures plus tôt.


 

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Chapitre 43


 

Veille


 

Dillik dormait. Les Maîtres de Santé avaient fini par accepter qu'il demeure dans la chambre de Xarax, mais ils avaient glissé un somnifère bénin dans l'eau qu'ils lui avaient fait boire. Le haptir était maintenu inconscient dans une sorte de boîte où les diverses parties de son anatomie étaient immobilisées dans ce qui semblait être la position la plus favorable à leur réparation.

Le fait que le Haptir de l'Empereur ne puisse absorber d'autre nourriture que le sang enrichi de son maître posait un grave problème en cela qu'il ne pourrait se maintenir très longtemps sans un apport substantiel d'énergie. D'un autre côté, le caractère pratiquement superflu de son appareil digestif diminuait dans une très large mesure la gravité de ses blessures abdominales.

Tout en faisant de son mieux pour consoler Ambar, Niil avait du mal à cacher sa colère. Qu'on ai pu ainsi monter une embuscade dans un lieu censé être sûr et tuer un et peut-être deux des proches de Julien était inadmissible. Il s'en faisait le reproche autant qu'à Tannder.

La guilde des Passeurs avait été avertie et toute l'élite des Maîtres Passeurs s'était lancée à la recherche de l'Empereur. Les meilleurs espéraient trouver un chemin vers la Terre, qui semblait être une des destinations les plus probables.


 

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Sire Aldegard, sire Tahlil, Maître Subadar, Tannder et Dennkar tenaient conseil dans la salle des cartes du Trankenn des Rent'haliks. Les Miroirs de l'Empereur s'étaient abstenus de jeter le blâme sur les deux Guerriers. Il eût pourtant été facile de les accabler, car la sécurité était leur domaine et c'est bien là que l'ennemi avait trouvé un défaut pour frapper.

- Il ne fait aucun doute qu'il reviendra de lui-même si les Passeurs ne parviennent pas à le retrouver d'abord, déclara Subadar. Ce qui m'inquiète beaucoup plus encore, c'est l'état de Xarax. Le Haptir de l'Empereur n'est pas un simple compagnon.

- Nous savons cela, Subadar, intervint Aldegard, mais pour l'instant, le principal est de retrouver Julien.

- Je crains, rétorqua le grand Maître des Arts Majeurs, que vous ne preniez pas la pleine mesure de la situation. Xarax détient une grande partie de la mémoire et la clé de certains pouvoirs de l'Empereur. Or, comme vous le savez, il n'a pas de successeur. L’œuf de haptir conservé en stase au Palais est mort. C'est extrêmement grave. Jamais une telle chose ne s'est encore produite. S'il vient à mourir...

- Voulez-vous dire que Julien ne pourra pas retrouver toutes ses fonctions ?

- À vrai dire, je n'en sais rien. Il y a bien des choses qui m'échappent dans cette relation entre l'Empereur et son haptir.

- A-t-on une idée de qui étaient les assaillants ? demanda Tahlil.

- Si l'on tient compte des armes utilisées, dit Tannder, nous pensons qu'il s'agit de Dalannis. Parmi les agents qui ne se sont pas présentés, certains étaient certainement d'un grade élevé. Des gens extrêmement ambitieux et décidés. Prêts à tout pour s'assurer position et pouvoir. Il est vraisemblable qu'ils aient voulu enlever Julien et négocier ainsi un accord avec les autorités du R'hinz. C'est pourquoi il n'est pas mort.

- Oui, intervint Dennkar, ils ont tué le Passeur parce qu'ils savaient qu'il était impossible de prendre Julien autrement. Ils ont sans doute essayé de tuer Xarax parce qu'ils le craignaient en tant que garde du corps. Ce qu'ils ne savaient apparemment pas, c'est que l'Empereur n'a besoin de personne pour voyager. En fait, peu de gens le savent.

- Et nous sommes certains que Julien a pu s'échapper ? insista Aldegard. Son Don était plutôt incertain, ces derniers temps.

- C'est la dernière chose que Xarax a dite avant de sombrer dans le coma, confirma Tannder.

- Lorsqu'il reviendra, continua Aldegard, je crains qu'il ne faille de nouveau lui suggérer d'éviter les lieux publics.

- Et il pourra nous suggérer, lui, ajouta Tannder, de trouver ceux qui lui tirent dessus.

- Je ne doute pas que vous soyez en train de vous y employer en ce moment même.

- En effet. Et pour commencer, nous sondons tous les membres de l'équipage. Il fait peu de doute qu'un ou plusieurs complices se trouvent sur le navire. L'opération était trop bien planifiée pour n'avoir pas bénéficié de renseignements de première main concernant notre emploi du temps. Pour sonder aussi les passagers, nous aurons besoin de la permission du Miroir de l'Empereur sur Dvârinn.

- Après ce double meurtre, vous l'avez, déclara Tahlil. Et je donnerai l'exemple en me soumettant le premier au sondage, avant tous mes hôtes.

On décida bien-entendu d'épargner l'épreuve aux plus jeunes, mais Niil insista pour s'y soumettre, en tant que premier Sire des Ksantiris, disant qu'il avait peut-être trop parlé, sans s'en rendre compte, devant la mauvaise personne et qu'il ne voulait pas qu'on néglige la moindre possibilité, si faible fût-elle, d'obtenir un renseignement.


 

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Il n'était pas question, pour Dillik, de quitter le chevet du haptir. Ses amis se relayaient pour lui apporter le réconfort de leur compagnie en s'efforçant de faire bonne figure malgré le pronostic pessimiste des Maîtres de Santé. Son père lui-même avait abandonné pour un moment le commandement du Trankenn de Sire Tahlil afin de l'assurer qu'il comprenait son inquiétude et son chagrin.

Sa mère aussi était venue et s'était montrée beaucoup plus compréhensive qu'il ne l'aurait imaginé. Elle n'avait jamais totalement approuvé l'étrange relation de son fils avec son dangereux ami. Elle avait encore moins apprécié le fait qu'il dût maintenant vivre une existence complètement indépendante où elle ne tenait plus qu'un rôle accessoire. Mais la détresse évidente de Dillik balaya d'un coup toute trace de ressentiment pour laisser place à une tendresse sans réserve qui était certainement ce qui pouvait, pour le moment, le mieux l'aider à résister au désespoir. Mieux, la vision de ce haptir, pour lequel elle avait toujours éprouvé une certaine répulsion instinctive, brisé et impuissant éveilla soudain en elle un élan de compassion sincère qui n'échappa pas à son fils et, plus que tout autre chose, lui fit un bien profond.

Dillik avait demandé, et obtenu, qu'une des pattes de Xarax lui demeure accessible afin qu'il puisse régulièrement essayer de communiquer. C'est alors qu'il s'endormait de nouveau après des heures de veille anxieuse qu'il fit un rêve qui allait lui permettre de contribuer enfin à combattre un sort qui s'acharnait. Il volait, ainsi qu'il l'avait si souvent fait, avec une conscience aiguë d'être à la fois lui-même et Xarax. Et, alors qu'il virevoltait parmi les tourelles du Palais impérial, il entendit distinctement la voix inimitable que Xarax prenait pour s'adresser à lui alors même qu'il lui aurait suffi de lui faire partager ses pensées :

- Il faut que tu retrouves Julien. Je vais te montrer comment il faut faire. Je ne peux pas accompagner un Passeur. Je ne peux même pas me réveiller vraiment. Mais je vais graver le schème directeur dans ton esprit. Je suis certain que Wenn Hyaï saura le retrouver.

Quelques secondes plus tard, Dillik s'éveilla et se mit aussitôt en quête de quelqu'un qui pourrait prévenir le Passeur.


 

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