JULIEN

II

 

Chapitre 40


 

Naufragé


 

Il savait où il était. L'urgence absolue qui lui avait permis de mobiliser ce Don qui s'obstinait à échapper à sa volonté l'avait renvoyé là, exactement, où il avait sauté pour la dernière fois. L'odeur de la prairie mouillée confirmait cette certitude et il savait que, s'il se baissait, sa main rencontrerait le contact familier de l'herbe.

Il était aussi profondément choqué. Non seulement Xarax ne l'avait pas suivi, mais Aïn était certainement mort.

La pluie fine mouillait ses cheveux et commençait à s'insinuer le long de son cou. Il releva la capuche de son abba. Il n'avait pas encore froid, bien que la température fût considérablement plus basse que la tiédeur d'une île tropicale. Petit-à-petit, ses yeux s'accoutumaient à l'obscurité. Une faible lueur filtrait à travers les nuages mais, sans l'aide d'une lampe, il allait avoir du mal à se déplacer.

Il n'avait aucune idée de l'heure. Il ne savait pas combien de temps cette obscurité allait encore durer. Il fallait qu'il trouve un abri au plus vite. Malgré les qualités isothermes du tissu et sa remarquable imperméabilité, son abba ne disposait quand même pas d'un chauffage incorporé. Encore heureux qu'il n'ait pas porté un simple laï !

Aïn était mort ! Il avait vu sa tête exploser ! Peu à peu, l'horreur de cette réalité s'imposait à lui. Quelqu'un l'avait froidement abattu, sans doute pour l'empêcher lui, Julien, d'échapper à ceux qui voulaient le capturer. Parce que si on avait voulu le tuer, il serait déjà mort.

Prudemment, il se mit en marche dans ce qu'il pensait être la direction des bois. Même s'il n'était pas au sec, il pouvait espérer y être un peu protégé de la pluie et des rafales de vent qui soufflaient par moments.

Et Xarax ? Pourquoi Xarax n'était-il pas avec lui ?

Il était vraiment perdu, naufragé sur un monde qui n'était plus vraiment le sien. Alors qu'il marchait en trébuchant sur le terrain inégal, il commençait à réaliser que personne, cette fois, n'allait venir à son secours. Non seulement il avait perdu en Aïn un véritable ami, mais il avait aussi perdu le seul Passeur capable de retrouver le chemin de la Terre.

Il éclata soudain en gros sanglots impossibles à maîtriser. Le choc le frappait enfin, submergeant son esprit d'un mélange de chagrin pour Aïn, de terreur rétrospective, et d'apitoiement sur son propre sort.


 

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Il arriva bientôt à la lisière des arbres et, au bout de quelques minutes, un peu calmé, il finit par découvrir l'entrée d'un chemin qu'il avait aperçu lors de sa première visite. Effectivement, il y était un peu moins exposé aux éléments et, bien que l'obscurité y fût encore plus profonde, sa vision nocturne était maintenant complètement établie et il parvenait sans trop de difficulté à distinguer au moins les contours du sentier. Il décida de le suivre. Il n'avait rien pour faire du feu et il pressentait qu'en restant immobile il ne tarderait pas à ''attraper la mort'', selon l'expression imagée de sa mère.

Heureusement, ses sandales étaient bien sûr de la meilleure qualité et, bien qu'ouvertes à tous les vents, elles étaient parfaitement adaptées à une marche prolongée. Le chemin montait une pente assez raide et faisait des boucles en lacets qui en inversaient régulièrement la direction. Des trouées dans la végétation lui auraient certainement permis, par une nuit claire, de découvrir le paysage alentour, mais ne faisaient en l'occurrence que l'exposer davantage à un petit vent aigre des plus désagréables.

Tout en s'appliquant à éviter les pierres et les flaques d'eau, il commençait à réfléchir à sa situation. Il pensait ne pas trop s'éloigner de l'endroit, du moins dans un premier temps, car c'est assurément ici qu'on tenterait de le retrouver. Et même si Aïn n'était malheureusement plus là pour venir à la rescousse, il était certain que de nombreux Passeurs allaient tenter d'atteindre la Terre. Il seraient aidés pour cela par Xarax qui n'aurait aucune difficulté à le retrouver une fois parvenu en n'importe quel point de la planète. À condition, évidemment, que Xarax n'ait pas, lui aussi, été tué... Auquel cas, il serait réduit à ses seules ressources qui, en ce moment, étaient des plus maigres. Finalement, si personne ne venait le chercher, il devrait se résoudre à sauter de nouveau et, outre qu'il ne savait même pas s'il en serait encore capable, il lui faudrait espérer ne pas se retrouver dans un endroit pire encore que celui-ci.

En attendant, il allait devoir éviter de mourir de faim ou de pneumonie. Éviter aussi de se faire prendre par les gendarmes, à qui il serait bien en peine d'expliquer qui il était et, surtout, d'où il venait. Il allait d'abord devoir voler des vêtements. Son abba vert bronze était indéniablement d'une sobre élégance, mais il avait un je-ne-sais-quoi d'exotique qui risquait de ruiner sa discrétion. Il espérait pouvoir se servir sur une corde à linge laissée sans surveillance, mais encore faudrait-il qu'il arrête de pleuvoir pour inciter les ménagères à étendre leur lessive. Il devrait aussi voler à manger et ça, c'était beaucoup plus difficile. Il ne savait pas ce qui poussait actuellement dans les jardins, mais à part de la salade et des radis, il ne voyait pas trop ce qu'il pourrait y trouver de directement comestible. Avec de la chance, les premières cerises seraient déjà mûres... Mais il ne pensait pas pouvoir survivre longtemps en mangeant uniquement d'hypothétiques cerises. Quant à trucider une poule assez imprudente pour se laisser approcher, la chose le tentait d'autant moins qu'il n'avait aucune intention de manger une volaille crue et qu'il n'avait aucun moyen de la faire cuire. Il avait déjà essayé, aux scouts, de faire du feu avec des méthodes dignes de l'âge de pierre et le résultat avait été un fiasco total. Il faudrait aussi qu'il pense à se débarrasser de ses Marques, parce que même en short et chemise à carreaux...

Il finit par arriver en terrain plat. De gros rochers épars meublaient un paysage où les arbres faisaient place à des buissons plus ou moins épineux qui n'offraient plus guère de protection contre les éléments. Heureusement, la pluie avait cessé un peu plus tôt et seul le vent, qui persistait à s'insinuer par toutes les ouvertures de son vêtement, continuait à le tourmenter. Le chemin se fit progressivement plus égal, nettement séparé en deux pistes blanchâtres témoignant qu'il était régulièrement emprunté par des véhicules. Il déboucha finalement sur une petite route goudronnée qu'il choisit, faute de toute indication, de suivre vers la droite avec l'espoir d'atteindre un village pas trop éloigné. On était en France, après tout, pas dans le Désert de Gobi.

Il lui fallut tout-de-même marcher près de trois quarts d'heure avant de trouver, à l'entré d'un chemin carrossable, une pancarte qui indiquait que ledit ''chemin privé'' menait au centre de vacances de M... géré par le Comité d'entreprise du Groupe L... Il n'hésita que quelques secondes et décida de tenter sa chance.

Comme il l'avait espéré, les bâtiments étaient déserts. Des contrevents bloquaient toutes les ouvertures et les portes étaient fermées à clé mais, outre un vaste préau susceptible d'offrir à tout le moins un abri contre la pluie et le vent, il fini par découvrir une remise fermée seulement par un loquet sans cadenas. Il essaya l'interrupteur, mais l'électricité avait évidemment été coupée. Malgré tout, le peu de lumière qui pénétrait par la porte et une fenêtre couverte de toiles d'araignées lui permit de constater que la pièce était entièrement vide, ce qui expliquait qu'elle fût aussi demeurée sans cadenas. Il chercha en vain un sac de toile, un vieux carton ou un morceau de contreplaqué, et dut finalement se résoudre à s'asseoir sur le sol de ciment nu. Il était à l'abri, mais la nuit promettait d'être longue.


 

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Julien ne dormit guère. Le ciment glacé n'est pas ce qu'on peut souhaiter de mieux pour se coucher. Ou même pour s'asseoir. Épuisé, il finit par somnoler deux ou trois heures, assis, calé dans un angle de la pièce.

Il se remit debout dès que l'aube commença de grisailler. Il était gelé et avait le postérieur douloureux, en plus de se sentir plus mal en point qu'il ne l'avait été depuis fort longtemps. Son moral était au plus bas. Sa situation lui apparaissait avec une épouvantable acuité et la perte d'Aïn pesait maintenant sur son cœur de tout le terrible poids du premier deuil auquel il ait jamais eu à faire face.

Il avait faim, aussi. Et soif. Et terriblement besoin d'avaler n'importe quoi qui fût chaud. Dehors, il ne pleuvait pas mais le ciel couvert ne laissait guère espérer l'apparition prochaine du soleil. Il décida, avant de définir ce qu'il allait faire maintenant, d'explorer minutieusement les lieux à la lumière du jour dans l'espoir de trouver un moyen de pénétrer dans les bâtiments d'habitation.

L'endroit n'était quand même pas une forteresse. Il finit par découvrir plusieurs contrevents suffisamment vermoulus pour pouvoir être ouverts s'il taillait un passage pour sa main dans le bois affaibli. Il bénit l'obstination de Tannder qui insistait pour qu'il porte en permanence son nagtri. En fait, il doutait que même un volet en parfait état ait pu résister longtemps à la morsure d'une telle lame et il se maudit de n'y avoir pas pensé avant de s'installer dans l'inconfort absolu de la remise.

Cinq minutes et un carreau cassé plus tard, il fut à l'intérieur d'un vaste réfectoire dont les tables alignées étaient couvertes de chaises posées à l'envers selon la coutume universelle de ce genre d'établissement. Dans la pénombre, il aperçut, à côté d'un passe-plat, une porte qui ne pouvait mener qu'à la cuisine et qui eut le bon goût de ne pas être fermée à clé. Malgré l'obscurité qui croissait à mesure qu'il s'enfonçait dans les entrailles du bâtiment, il découvrit sans peine, au-delà des fourneaux qui occupaient le centre de la pièce, la porte d'une réserve qui, outre une armoire frigorifique entrouverte et totalement vide, recelait un trésor de boîtes de conserves de format ''collectivités'' et un assortiment impressionnant de denrées non périssables.

Rassuré sur la possibilité de trouver à manger, il se mit en quête de l'armoire électrique, qu'il découvrit dans un large couloir et qui comportait, comme dans tout établissement bien tenu, des rangées de fusibles dûment étiquetés et un disjoncteur général qu'il n'eut aucune peine à enclencher. De retour à la cuisine, il trouva la vanne d'ouverture de la citerne de gaz et, après avoir tâtonné un moment, il finit par comprendre le processus un peu complexe d'allumage d'un fourneau.

Jamais des raviolis en boîte n'avaient eu meilleur goût. Non plus que les abricots au sirop. Une fois rassasié, il décida qu'il pouvait sans doute s'accorder un peu de vrai sommeil et, après avoir soigneusement nettoyé les ustensiles et la vaisselle qu'il avait utilisés, il se mit en quête d'un endroit pour dormir.


 

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Chapitre 41


 

Perte


 

Dillik s'apprêtait à remonter l'impressionnante série d'échelles qui menaient au sommet du plus terrifiant des cinq toboggans lorsque son attention fut attirée par une sorte de sifflement rauque qu'il reconnut immédiatement. Xarax appelait et il était quelque part dans un ensemble de buissons fleuris à une dizaine de pas. Or Xarax n'appelait jamais, sauf pour le faire sursauter lorsqu'ils jouaient et que Dillik était le chasseur et Xarax, la proie. Tout en se dirigeant vers les buissons, Dillik se dit que c'était là une chose bien étrange, mais que de toute façon, si le haptir avait besoin de le voir immédiatement, il ne voudrait certainement pas se montrer en public s'il pouvait l'éviter. Comme il s'approchait, l'appel se fit de nouveau entendre, plus discret encore et avec aussi quelque chose de bizarre, d'inhabituel dans le ton. Après s'être assuré d'un coup d’œil que personne ne lui prêtait attention, il s'enfonça dans la végétation.

Xarax était là, étalé sur le sol, ses ailes déchiquetées à-demi déployées et l'abdomen éclaté. Après être resté un instant figé par l'horreur, Dillik s'agenouilla et posa sa main sur la tête de son ami dont la voix emplit aussitôt son esprit en même temps qu'un chaos d'images confuses.

- Dillik, je vais mourir. Aïn est mort. Julien est sain et sauf, mais il a dû sauter. Je ne sais pas où. Préviens Tannder.

Une vision se stabilisa un instant dans son esprit. Il surplombait Julien et Aïn, et la tête du Passeur explosait. Puis il était sur l'épaule de Julien, lui enjoignant de sauter. Puis il était projeté violemment, incapable de se maintenir, heurtait quelque chose, et tombait sur le sol.

- Xarax ! Reste avec moi !

- Je ne peux pas.

- Si ! Tu peux !

- Je dois partir.

- Xarax ! Ne me laisse pas ! Je...

Comme une flamme qu'on souffle, la présence de Xarax disparut de la conscience de Dillik et celui-ci se sentit glisser, sans pouvoir résister, dans une ténèbre absolue.


 

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Il sortit de l'inconscience avec un terrible sentiment d'urgence. Il s'était effondré sur le sol, sa tête à quelques centimètres du corps martyrisé de son ami. Mais il ne pouvait rester là. Il ne pouvait encore s'occuper de sa dépouille. Il devait accomplir l'ultime volonté du haptir. Il se releva et partit en courant à la recherche de Tannder qui avait établi momentanément ses quartiers à la buvette la plus proche.

Lorsqu'il vit arriver Dillik, le Guerrier sut immédiatement que quelque chose de grave s'était produit. Sans attendre ses explications, il l'entraîna à l'écart et ne l'autorisa à délivrer son message que lorsqu'ils furent relativement isolés de la foule.

- Prends le temps de respirer, et dis-moi ce qui se passe.

- C'est Xarax. Il est mort !

Dillik s'agrippa à Tannder et éclata en sanglots. Mais au prix d'un terrible effort, il ravala ses larmes et poursuivit.

- Aïn aussi, il est mort. Julien, il a sauté. Xarax ne sait pas où. Il m'a dit de vous prévenir. Il est mort, maintenant !

- Où est-il ?

- Là-bas, près des glissières.

- Emmène-moi.

Au passage, il dit quelques mots à l'un de ses hommes qui se tenait là, à sa disposition. Il se chargerait de réunir toute l'équipe et de la ramener à bord du trankenn.


 

Le corps de Xarax était là où Dillik l'avait laissé. Tannder l'examina soigneusement.

- Il n'est pas mort. Pas encore.

- Hein ?!

Dillik n'osait pas le croire. Il n'osait pas laisser naître en lui un espoir qui risquait de n'être que la source d'une souffrance supplémentaire.

- Il est difficile de tuer un Haptir.

Tannder porta à ses lèvres un petit tube de métal brillant qui émit un sifflement ténu et suraigu, puis il entreprit d'envelopper délicatement Xarax dans la large ceinture de son abba. À peine en avait-il terminé, qu'un Passeur les rejoignit, haletant.

- Honorable Wallaï, transportez immédiatement Xarax au Centre Principal de Santé de la Tour des Bakhtars. Nous vous y rejoindrons bientôt.

Sans un mot, et avant que Dillik ait pu émettre la moindre protestation, le Passeur disparut avec le haptir.

- Je sais que tu veux être avec lui, dit Tannder, mais nous n'en avons pas encore terminé ici. Est-ce que tu sais où est Aïn ?

- Non, je ne... Si, Xarax m'a montré. C'est sur un chemin rose.

Tannder avait bien sûr mémorisé le plan de l'endroit avant l'excursion. Il entraîna Dillik vers le chemin, tout proche, où avait eu lieu l'attaque et ils découvrirent bientôt le corps sans tête du Passeur, à peine dissimulé dans les fourrés à quelques mètres de là où il avait péri.

- Hardik !

Un homme apparut soudain, sortant du sous-bois où il les avait suivis.

- Je vais emmener ce garçon sur Nüngen. Faites le nécessaire pour le corps du Passeur et rejoignez-nous. Faites aussi cerner et fouiller le parc, mais je doute que cela serve à grand chose.


 

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