JULIEN

II

 

Chapitre 38


 

Croisière


 

Peu à peu, les nuages qui s'étaient accumulés dans l'esprit de Julien finirent par se dissiper. Il était difficile de résister à la bonne humeur contagieuse d'Ambar et de ne pas rire des clowneries de Dillik. Quant à Karik, il semblait lui aussi avoir digéré les bouleversements causés pas ses récentes aventures et, malgré une maturité nouvelle sans doute due à son changement de statut auprès de Tannder, il était redevenu le garçon aimable et attentionné qu'il avait toujours été.

C'est donc un groupe apaisé, une sorte de petite famille heureuse, qui se rendit à l'invitation lancée par Sire Tahlil pour la croisière inaugurale de son Trankenn Premier. Les invitations avaient été lancées avec une certaine parcimonie et, contrairement à ce qu'avait pu craindre Julien, le Trankenn Premier des Rent'haliks demeurait un endroit où l'on pouvait se promener sans croiser à chaque pas des gens avec qui il fallait échanger les platitudes d'usage.

L'ambiance à bord était aussi proche qu'on pouvait le souhaiter de celle d'une croisière d'agrément et, bien que des messagers continuent d'apporter un flot continu d'informations sur l'évolution des affaires des Neuf Mondes, comme Tannder veillait à ce qu'on ne consulte Julien que pour les seules questions qui relevaient directement de son autorité, il n'avait guère à subir qu'un briefing d'une heure chaque jour, histoire de confirmer les décisions de routine prises en son nom.

Le vaisseau tenait ses promesses. Plus petit que les plus gros des trankenns d'apparat, il était vraiment taillé pour la course. Son plan de voilure et sa carène constituaient un chef d’œuvre qui lui permettait de remonter dans le vent de manière impressionnante et de battre à la course presque tout ce qui naviguait à part les unités ultra-légères conçues exclusivement pour le sport. Maître Dendjor prenait à commander cette merveille un plaisir évident et Dillik, son fils, reçut le privilège exorbitant de demeurer à son côté deux heures par jour, dûment vêtu de l'uniforme du vaisseau, afin de s'imprégner de l'ambiance et servir d'estafette aux officiers de quart. Ceci impliquait parfois qu'il se hisse jusqu'à des hauteurs vertigineuses, surveillé de loin par un haptir inquiet et, de beaucoup plus près, par un gabier plein d'expérience chargé de lui transmettre quelques-uns des innombrables petits savoir-faire du métier.

Des bals furent organisés, volontairement dépourvus de tout protocole, auxquels Julien, contrairement à Niil, s'abstint de participer. On fit aussi escale sur des îles accueillantes, dont la population était en général ravie d'organiser la fête et de s'enrichir quelque peu aux dépens du nouveau Miroir et de ses hôtes.

Mais cette croisière n'avait pas pour seul but d'amuser une compagnie oisive. Outre le fait d'accoutumer certains des plus puissants personnages de Dvârinn à considérer Sire Tahlil avec le respect dû à sa nouvelle fonction, les démonstrations de puissance et de vitesse de son trankenn semèrent bientôt une certaine consternation dans la confrérie des pirates de tous poils. Il était de plus en plus évident que le temps des petits arrangements avec l'autorité touchait à sa fin et que s'ouvrait une ère de douloureuses reconversions. Tels qui pillaient aujourd'hui plus ou moins ouvertement, allaient devoir trouver d'autres débouchés à leurs talents ou se résigner à affronter un adversaire aussi puissant qu'implacable. Le bruit courait aussi qu'il était désormais fort risqué de faire seulement mine de proposer un honnête pot-de-vin, les fonctionnaires impériaux ayant été très précisément avertis des sanctions qui les attendaient au cas où ce genre de chose viendrait à la connaissance d'un nouveau Miroir fâcheusement porté sur le respect des vertus civiques. On murmurait même que l'Empereur avait déjà signé plusieurs douzaines d'ordres d'exil sur Tandil. Ce bruit, bien que dépourvu de tout fondement, était soigneusement entretenu, avec l'accord de Julien, à des fins prophylactiques par des agents de confiance de Tahlil. Il était sans doute vain d'espérer mettre ainsi brutalement un terme à une trop longue tradition de corruption et de compromission, mais on ne perdait rien à faire passer un message suggérant que l'impunité n'était plus garantie. Et les sourires contraints de certains Nobles Sires dont les revenus allaient certainement souffrir de cette situation suggéraient qu'on était sans doute sur la bonne voie.


 

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Cependant, malgré la bonne humeur affichée par ses conseillers, Julien n'était pas dupe. Un souci majeur demeurait concernant les agents d'outre-monde qui avaient apparemment décidé qu'il leur était plus profitable de rester dans l'ombre. Il y avait tout lieu de s'inquiéter de ce que des individus désespérés, coupés de leurs arrières et disposant sans doute d'armes et de moyens suffisants pour causer des troubles considérables pouvaient être en train de fomenter.

C'est ainsi qu'au onzième jour de navigation, on mit sur pied un plan d'action qui prit effet immédiatement. Dennkar fut chargé de constituer une force dont l'unique tâche serait de retrouver les agents dalannis et de procéder à leur capture ou à leur élimination. Il fut aussi décidé que les équipes affectées à cette tâche devaient être pourvues d'armes capables de riposter à celles qu'on soupçonnait les dalannis d'avoir stockées au fil des ans. On n'envoyait pas des archers contre des mitrailleuses lourdes ! C'est pourquoi Julien se vit contraint de rouvrir le dépôt secret de Der Mang le temps d'en retirer le matériel requis.

Bien que convaincu de la nécessité d'une telle mesure, il n'en éprouvait pas moins un malaise certain à l'idée qu'il venait de soulever à nouveau le couvercle de la fameuse boîte de Pandore et il maudissait ces gens qui l'obligeaient à agir à l'encontre de sa conviction la plus intime.


 

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Malgré tout, comme ils continuaient à parcourir les archipels tropicaux de Dvârinn, Julien se laissa aller à profiter de ce qu'il considérait comme une sorte de période de vacances avant de se replonger sérieusement dans la tâche consistant à retrouver un statut d'Empereur des Neuf Mondes qu'il convoitait de moins en moins, mais qui lui était inéluctablement destiné.

Les principaux personnages des mondes humains du R'hinz se succédaient sur le trankenn pour des séjours de courtoisie de quelques jours qui leur permettaient de faire plus ample connaissance avec Sire Tahlil et de présenter leurs respects à celui qu'ils considéraient avec de plus en plus de facilité comme l'Empereur. Car Julien, tout en demeurant d'une exquise courtoisie et en déployant un charme naturel considérable, entrait peu à peu dans le rôle du personnage et savait faire sentir qu'il entendait bien demeurer le gardien des règles millénaires qui préservaient les Neuf Mondes.

Il savait aussi préserver son domaine personnel de toute ingérence extérieure et ses vastes appartements privés étaient devenus une sorte de petit état indépendant échappant à toute autre autorité que la sienne. Autorité qu'il se gardait d'ailleurs bien d'exercer de quelque manière que ce fût, content qu'il était de voir tout son petit monde heureux de vivre.

Avec une certaine surprise incrédule, les quelques adultes censés servir de professeurs, se virent régulièrement invités par leurs élèves afin qu'ils leur dispensent ces trésors de connaissance et de sagesse qui sont, dit-on, l'apanage de l'âge. Subadar eut ainsi le privilège de passer de longues heures en tête-à-tête avec Julien pour l'entretenir, par exemple, des arcanes concernant la transmission des pouvoirs d'ouverture des Dons de Passeur ou de Guérisseur, ou de bien d'autres aptitudes particulières à l'une ou l'autre des nombreuses Guildes des Arts Majeurs. Il n'était pas question de se livrer à des exercices pratiques tant que Julien n'aurait pas retrouvé la stabilité perturbée par sa transformation biologique, mais une part importante de connaissances théoriques était de toute façon nécessaire. Que ces entretiens se déroulent le plus souvent sur le pont, à l'abri d'une marquise, afin de profiter tout à la fois de la fraîcheur de la brise et d'un soleil éclatant sans pour autant risquer de voir rougir désagréablement la peau de lait de son élève, était considéré par l'Honorable Grand Maître du Cercle des Arts Majeurs comme un avantage en nature qui compensait amplement le surcroît d'effort nécessaire pour maintenir son attention sur des sujets strictement académiques. Effort d'autant plus grand que le caleçon dont Sa Seigneurie croyait bon de se ''vêtir'' afin de ménager les sentiments de son instructeur, outre qu'il était d'une coupe ample et d'une minceur en harmonie avec la température estivale, avait souvent tendance à flotter au gré des remous de l'air dévié par la voilure. Bref, du point de vue de l'efficacité en termes de diminution de l'érotisme ambiant, il eût été préférable de ne rien porter du tout plutôt qu'une chose diabolique qui laissait entrevoir, en de brèves échappées aussitôt refermées, ce qu'elle suggérait déjà de façon troublante à chaque fois que son tissu sans épaisseur se plaquait sur son contenu. Certes, un mot de Subadar eût sans doute suffi à mettre un terme à son inconfort, mais outre qu'il répugnait à priver un Julien déjà accablé des soucis d'un empire d'une liberté vestimentaire qu'il semblait apprécier, il pouvait légitimement se dire qu'il lui était ainsi loisible de vérifier, jour après jour, d'un coup d’œil - bon, de quelques coups d’œil - et sans questions embarrassantes, la progression d'un processus cause de tant de soucis.


 

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Chapitre 39


 

Nox


 

Denntar était considérée comme l'une des merveilles architecturales de Dvârinn. Situé au sommet d'une île placé presque exactement sur l'équateur, il s'agissait en fait d'un grand parc où se tenait un observatoire astronomique à ciel ouvert comme il en existait aussi sur Terre au temps de la splendeur des civilisations moghole ou maya. Mais à l'inverse de ces monuments passablement endommagés ou décrépis, aujourd'hui fréquentés uniquement par des touristes l'observatoire, toujours en activité, était soigneusement entretenu et régulièrement amélioré. Les grands arcs de cercles de granit vert, incrustés de bandes de cristal finement graduées semblaient avoir été polis la veille et les instruments mobiles de visée ne portaient pas la moindre trace d'oxydation. À une centaine de mètres du parc où étaient disposées les constructions de l'observatoire de pierre, un dôme de métal brillant abritait un instrument dont la technologie n'avait apparemment rien à envier aux télescopes les plus modernes dont Julien avait pu voir les photos dans des revues de vulgarisation scientifique.

- Je ne comprends pas, Subadar, vous avez un télescope ultramoderne, mais vous continuez de vous servir de cet observatoire en plein air ?

- Voyez-vous Julien, la Science du Ciel est aussi un Art et de nombreuses personnes y prennent un grand plaisir. Et pour bien des choses, il n'est pas nécessaire d'utiliser un instrument comme l’Œil Profond. Certains pensent même qu'on peut prévoir la destinée en regardant la course des astres.

- Chez nous, on appelle ça l'astrologie. Ma mère dit qu'elle n'y croit pas, mais ça ne l'empêchait pas de regarder son horoscope tous les matins dans le journal !

- Certains des gens qui viennent ici le font pour cela. Mais d'autres se contentent d'observer simplement la course des étoiles comme le faisaient leurs ancêtres. D'autres encore le font pour des motifs religieux. Ils pourraient se contenter d'utiliser les tables astronomiques imprimées par l'observatoire, mais ils sont très attachés à l'observation directe des constellations. De toute façon, ça ne fait de tort à personne et ça permet de s'assurer que l'observatoire est bien entretenu.

- Et avec le télescope, vous pouvez voir les autres mondes du R'hinz ?

- Nous n'avons aucune idée de l'endroit où ils se trouvent. Nous ne savons même pas s'ils appartiennent tous à la même galaxie. Ça n'a pas vraiment d'importance. Pour les Passeurs, la distance n'existe pas de cette façon-là. Heureusement, parce qu'il est pratiquement impossible de voyager autrement entre les mondes.

- Oui, eh bien étant donné le genre de ceux qu'on a rencontrés récemment, je préfère ça. Mais quand même, vous savez, sur Terre, on vient de réussir à aller sur notre lune. On pense que c'est le début de toute une aventure qui nous permettra d'explorer les étoiles.

- Apparemment, c'est ce qu'ont fait les Dalannis. Mais ils ont fini par admettre que ça ne les menait pas à grand chose puisqu'ils ont essayé de développer ces ''générateurs de non-champ''.

- Alors, vous pensez que la conquête spatiale ne sert à rien ?

- Je ne sais pas. Je pense qu'il peut en résulter des choses intéressantes, si on tient à développer une civilisation technologique. Mais pour ce qui est de voyager vraiment et d'explorer d'autres mondes utilisables, je crois que c'est totalement inadapté. De plus, le monde d'Emm Talak est un triste exemple de ce qui peut arriver quand on se fie trop à la technologie.

- Vous ne me rassurez pas !

- Non. Et on peut dire que c'est une des raisons essentielles de la nécessité d'un Empereur des Neuf Mondes.

- Vous ne me laissez pas tellement le choix, hein ?

- Vous savez bien que je n'y suis pas pour grand chose. Croyez-moi, Julien, si je pouvais vous libérer de ce fardeau, je le ferais avec joie.

- Je vous crois, Subadar. Et je vous remercie. Mais je ne veux pas gâcher cette visite à ruminer des problèmes. Je crois que je vais aller rejoindre les autres dans cet espèce de parc de loisirs dont tout le monde n'arrête pas de parler.

- Les Jardins d'Ob Thalaam. Ce n'est pas très loin. En suivant le chemin pavé de pierre rose, vous y serez bientôt. Si vous le permettez, Aïn va vous y accompagner pendant que je vais m'entretenir avec l'archiviste en chef de l'observatoire.


 

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Le chemin en question serpentait dans une végétation relativement clairsemée et composée d'essences choisies pour former une véritable harmonie de couleurs et d'odeurs qui faisaient de la promenade une attraction en soi. La main négligemment posée sur la nuque du Passeur, Julien pouvait ainsi entretenir une conversation avec son ami tout en essayant, du coin de l’œil, de suivre la progression de Xarax qui prenait un plaisir évident à se fondre au mieux dans le décor.

- Aïn, c'est vraiment gentil à vous de m'accompagner comme ça, partout. Mais ça m'ennuie de vous imposer ça. Je sais bien que c'est votre devoir, que vous êtes heureux de servir l'Empire, tout ça... Mais quand même, vous avez certainement d'autres choses à faire. Je pourrais demander à un autre Passeur...

- Non, Julien. Pour l'instant, il faudra vous contenter de mes services. Même si je ne suis peut-être pas un compagnon idéal.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire.

- Je sais. Je plaisantais. Je ne doute absolument pas de mon charme naturel. Non, mais tant que vous n'aurez pas retrouvé pleinement vos facultés, il est exclu que je vous laisse voyager avec un autre Passeur. Et si jamais vous disparaissez encore sans prévenir, maintenant que vous portez mon klirk-cible attaché autour du cou, je pourrai vous suivre à l'instant même, où que vous alliez.

- Ça au moins, c'est une bonne chose. Remarquez, j'ai beau essayer à chaque fois qu'on doit sauter, rien ne se passe. Je ne sais pas si c'est un bon ou un mauvais signe, mais au moins, ça nous évite des frayeurs.

- Je ne suis pas inquiet. Votre Don reviendra, j'en suis certain, et nous pourrons reprendre votre entr...

La tête du passeur disparut dans une explosion de brouillard rouge alors que le claquement d'une détonation retentissait parmi les arbres proches. Immédiatement, Julien sentit sur ses épaules le poids familier du haptir qui le plongeait en stase de combat. Dans un univers soudain ralenti à l'extrême, il perçut l'injonction de Xarax :

- Saute ! N'importe où, mais saute !

-Tchok...


 

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- ...tseh !

Il faisait nuit noire, il pleuvait, et il était seul.


 

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