JULIEN

II

 

Chapitre 36


 

More imperi


 

Lorsqu'il revint à la villa, Julien avait retrouvé un peu de sérénité et n'affichait plus ses préoccupations sur son visage. Cependant, il ne pouvait tromper Niil et Ambar à qui il exposa les derniers développements de la situation.

- Ne te mets pas dans cet état, dit Niil, c'est comme ça depuis toujours. Ajmer l'a bien cherché.

- Je suis d'accord, il s'est conduit comme un imbécile malfaisant. Mais ça me fait mal au ventre qu'un type bien soit pratiquement forcé de risquer sa peau parce que son cousin a fait des conneries.

- Tu oublies que c'était aussi son Premier Conseiller.

- C'est vrai, mais ce que je veux dire, c'est que dans un système comme ça, ils suffit d'être plus doué que les autres au couteau ou je ne sais quoi pour pouvoir massacrer des types biens. Si je suis fort et que je te crache à la gueule, soit tu te dégonfles et tu perds ton autorité, soi tu te bats et tu meurs. Avec honneur, ça oui ! Mais tu es quand même mort. Et ta famille et tes amis doivent faire avec. Et le fait qu'un autre champion pourra me zigouiller légalement après, ou bien qu'on m'enverra enfin sur Tandil ne réparera rien du tout.

- Ça n'est pas aussi simple.

- Bien sûr, que ça n'est pas aussi simple ! Je ne suis pas complètement bouché. Mais je te rappelle quand-même que tu étais prêt à aller te faire trouer la peau par une ordure qui avait déjà assassiné son propre père - qui était aussi le tien, en plus d'être le Miroir de l'Empereur - juste parce que les gens auraient pu penser que tu n'avais pas suffisamment de couilles pour te faire massacrer !

- Ça n'est pas vrai ! Ça n'est pas pour ça que je voulais me battre !

- Non, tu as raison, pardonne-moi. Je suis injuste. Mais quand même, reconnais qu'il y a quelque chose de tordu dans ce foutu système. Personnellement, je refuse de risquer de te perdre si un de tes proches essaie de monter une conspiration contre moi.

Niil aurait sans doute pu argumenter, mais le ton catégorique de Julien stoppa net ses velléités de poursuivre sur un terrain aussi lourdement miné.

- D'accord, Julien. Peut-être que je ne comprends pas encore tout. Mais ça ne fait rien. Ce type a causé assez de dégâts pour qu'on n'en rajoute pas encore en se disputant. Tu ne veux pas que je me batte. Je comprends. Et moi, je ne veux plus qu'on se fasse la gueule. Jamais. Alors on va arrêter là pour l'instant.

- C'est la sagesse-même. Tu fais un bon Conseiller Privé, quand tu t'appliques. Tu sais ?

- Je suis le meilleur. Et je crois que je vais aussi t'accompagner demain. De toute façon, c'est presque mon devoir.

- Je veux venir aussi, déclara Ambar.

Le ''NON !!!'' parfaitement à l'unisson qui accueillit sa demande anéantit d'avance tout espoir d'un quelconque changement d'avis.


 

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Mais Ambar n'avait pas de rancune. Incapable de bouder plus de deux minutes d'affilée ou de faire un caprice, il avait cette lucidité bienheureuse qui lui faisait reconnaître, outre les côtés positifs de l'existence, les bontés qu'on avait pu avoir pour lui. Il pouvait s'emporter, voire jurer comme au fond d'un bouge, mentir, sans doute, si on l'y acculait, mais quelque chose en lui refusait les ''passions tristes'' et ni la haine, ni l'ingratitude, ni la jalousie ne venaient empoisonner sa vie. Aussi ne tarda-t-il pas à ramener son ami à des préoccupations moins graves et à l'entraîner vers la plage.


 

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Chapitre 37


 

Pour l'honneur !


 

La vaste salle d'armes de la Tour des Bakhtars avait été aménagée pour la circonstance. Deux tribunes de gradins se faisaient face et recevaient les membres des familles respectives de chacun des combattants. Aldegard et Ajmer avaient beau être cousins, leur relation était suffisamment lointaine pour que leurs proches forment deux groupes distincts. Au total, une trentaine de personnes occupaient les bancs de bois poli. Au fond de la salle, une estrade supportait les siège destinés à Julien, Tannder et Niil. Ces derniers, lorsqu'ils arrivèrent, passèrent ainsi entre les protagonistes du drame, saluant de la tête aussi bien Dame Délia, épouse du Premier Sire et sa fille, Izkya que Dame Heyni et ses deux jeunes enfants, Halda et Adjor.

Lorsque Julien, vêtu pour la circonstance du hatik vert sombre qui était maintenant sa tenue de cérémonie, se fut assis ainsi que ses conseillers, Aldegard se leva du banc qu'il occupait et parla d'une voix qui résonna dans toute la salle :

- Moi, Aldegard, je demande réparation de l'atteinte faite à l'honneur de ma Maison ! J'exige le sang du traître Ajmer et je suis décidé à le prendre si l'Empereur m'y autorise.

Aldegard s'inclina alors vers Julien qui manifesta son accord d'un bref signe de tête. Puis Ajmer se leva et prononça la formule rituelle :

- Moi Ajmer, je suis décidé à t'empêcher de le prendre.

Sans plus de cérémonie, les deux hommes se défirent du haut de leur vêtement et, torse nu, le couteau à la main, s'avancèrent sur l'aire de combat. Il n'y eut pas le moindre salut. Ils se précipitèrent l'un vers l'autre et entamèrent la danse de mort. L'un et l'autre avaient eu les meilleurs maîtres. L'un et l'autre étaient au mieux de leur forme. Et si Aldegard était sensiblement plus vieux que son cousin, on voyait clairement qu'il n'était pas moins dangereux.

Julien aurait donné n'importe quoi pour pouvoir fermer les yeux, pour s'abstraire de cette scène comme il l'avait parfois fait au cinéma. Mais il n'en était pas question. Il sentait qu'une telle attitude eût été perçue comme un affront. Deux hommes luttaient pour leur vie et l'un d'eux était, qu'il le veuille ou non, un de ses plus loyaux vassaux. Le spectacle était d'autant plus difficile à supporter qu'il était maintenant capable d'en saisir les moindres péripéties. Il ne pouvait s'empêcher de vivre chaque attaque, chaque feinte, chaque parade et riposte comme s'il les exécutait lui-même. Et il tremblait pour les deux, appréhendant, seconde après interminable seconde, la morsure fulgurante de la lame.

Puis Aldegard commit l'infime erreur de tempo qui finit tôt ou tard par décider de l'issue d'une passe d'arme, laissant dans le système complexe de sa garde l'ouverture où plongea brusquement l'acier bleu du djangtri d'Ajmer. Julien ferma les yeux dans l'attente d'un cri qui ne vint pas. Ajmer avait touché, juste où il fallait, un peu en-dessous des côtes, dans un mouvement ascendant. Un petit trait vermeil en témoignait. Techniquement Aldegard était mort. Et cependant il vivait. Ajmer avait retenu son coup.

Brusquement, Julien fut debout. Il avait, sans même s'en rendre compte, dégainé son propre nagtri. En quatre bonds, il fut entre les combattants qui se redressèrent, haletants. Il se tourna vers Ajmer :

- Sire Ajmer, vous mourrez dans l'honneur.

Et se tournant vers Aldegard :

- Sire Aldegard, votre honneur est lavé et je vous conjure de renoncer à prendre vous-même la vie d'un homme repenti qui vient de me faire don de la vôtre, dit-il en touchant de l'index l'éraflure qu'Aldegard n'avait même pas sentie.

Comme celui-ci découvrait avec stupeur la mort inscrite sur sa peau, Julien s'adressa à Tannder.

- Honorable Maître Tannder, ai-je bien jugé du coup ?

- Vous avez bien jugé, Sire.

Puis, se tournant vers les familiers assis dans les tribunes, Julien insista :

- Est-il quelqu'un dans cette assemblée pour avoir vu les choses autrement ?

Mais avant que quiconque ait pu répondre, Aldegard déclara :

- C'est un mort qui vous parle. Ajmer m'aurait tué s'il avait vraiment porté son coup. Sire, vous avez bien jugé et je me range à votre sagesse. Sire Ajmer vient de vous offrir ma vie. Il a droit pour cela à ma reconnaissance. Non pour m'avoir laissé vivre, mais pour avoir refusé de vous priver d'un serviteur loyal.

- Votre vie m'appartient donc ?

- Elle a toujours été vôtre, Sire.

- Et votre honneur est à vous, comme il se doit. Quelqu'un ici peut-il prétendre que Sire Aldegard n'a pas agi selon les règles les plus sévères de l'Honneur ?

Seul le silence lui répondit.

- Sire Ajmer, votre manque de jugement et de loyauté vous ont conduit au déshonneur. C'est moi, que vous avez trahi en trahissant l'Empire. Quelqu'un, demanda-t-il en se tournant de nouveau vers Tannder, peut-il me contester le droit de juger celui qui m'a fait offense ?

- Personne ne le peut, Sire.

- Accepterez-vous ma décision, Aldegard ?

- Si je suis le Miroir de l'Empereur, vous êtes le Miroir de l'Honneur, Sire.

    - Je décide que Sire Ajmer, des Bakhtars vient, par son geste généreux envers l'Empire, de compenser une partie du tort qu'il m'a causé. Il m'est bien-entendu impossible de rétablir dans des fonctions officielles un homme qui a fait preuve d'un tel manque de jugement. Mais je déclare, pour que tous en soient avertis, que son honneur est rétabli et demeurera intact tant qu'il vivra comme il le doit. Ses erreurs ayant coûté la vie à deux hommes, et mis un troisième dans une situation quasi-désespérée, je condamne Sire Ajmer à prendre soin des familles concernées ainsi qu'il le ferait pour sa propre maison. Il devra en outre renoncer à son rang de chef d'une branche mineure des Ksantiris et veiller à ce que la transmission de la charge à qui doit en hériter se fasse aussitôt que possible. Sire Ajmer, veuillez vous approcher.

Ajmer s'agenouilla devant Julien qu'il aurait, sans cela, dépassé largement de plus d'une tête.

- Ajmer, vous voyez dans ma main mon nagtri. Cette lame m'a été offerte par un ami puissant et qui, à sa façon, a servi l'Empire avant de nous quitter. Cette arme a bu mon sang et elle boira le vôtre si jamais vous oubliiez à nouveau de servir l'Empire.


 

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- Tu n'as pas l'air content, remarqua Niil alors que, de retour à Rüpel Gyamtso, ils troquaient leurs tenues de cérémonie pour la fraîcheur d'un laï. Pourtant, tu t'en es remarquablement bien tiré.

- Je ne suis pas content. J'ai failli perdre Aldegard. En fait, c'est Ajmer qui a sauvé la situation. C'est pour ça que j'ai tenu à le remercier. En quelque sorte... Mais ça recommencera, autre part, avec un abruti qui n'hésitera pas à tuer un type indispensable. Pardonne-moi, je ne dis pas ça pour toi, mais vous êtes quand-même une bande de sauvages, quand vous vous y mettez.

- Oui, tu as raison. On devrait prendre exemple sur les sages habitants de la Terre. On devrait régler nos problèmes en nous balançant des bombes. C'est plus civilisé.

- Non, évidemment. Mais j'aimerais tellement pouvoir faire quelque chose !

- Tu as déjà fait beaucoup. Rien que le fait d'avoir fermé l'entrepôt d'armes, par exemple. Tout le monde t'en a voulu, moi y compris. Tu nous confisquait nos jouets, comme si on était des gamins. Enfin, moi j'en suis peut-être encore un, mais les autres... ! Mais je me rends bien compte que c'était ce qu'il fallait faire.

- Merci.

- Et là, pour cette histoire d'Ajmer, je suis sûr que tu as changé quelque chose. Je ne sais pas encore bien quoi, mais crois-moi, ça va faire le tour des Neuf Mondes.

- Le Ciel t'entende !

- Je crois que tu ne te rends pas compte de ce que tu es.

- Et qu'est-ce que je suis ?

- Je pense que Subadar ou Tannder, ou même Xarax, là bas te l'expliqueraient mieux que moi mais, pour tout le monde, tu es celui qui nous empêche de faire des erreurs trop catastrophiques. Comme par exemple cette folie qui a fini par détruire Emm Talak. Ça a marché pendant très longtemps, tu sais.

- Mais toi, tu sais bien que je ne suis pas ce Yulmir !

- Julien, je sais que tu es Yulmir, même si tu es aussi mon ami.

- Mais...

- Même si tu ne t'en rends pas compte, c'est comme ça. Ne t'imagine pas qu'on n'en a pas discuté avec Tannder et les autres. Tout ce que tu as fait jusqu'à présent confirme que tu es Yulmir. Le reste, ça n'a d'importance que pour toi et pour ceux qui t'aiment, mais ça ne compte pas vraiment.

- C'est dur.

- Oui. Et c'est bien pour ça qu'on essaie de te laisser tranquille autant que possible. Des endroits comme ici, on ne considère pas que c'est du luxe. C'est une petite compensation qui t'aide un peu à supporter le reste. Crois-moi, les gens des Neuf Mondes ne sont pas des ingrats. Ce ne sont pas non plus des naïfs qui s'imaginent que tu peux tout régler. Mais il y a pas mal de choses qui dépendent de toi. Il y a aussi pas mal de gens qui voudraient bien se débarrasser de celui qui les empêche de faire ce qu'ils veulent.

- Je peux les comprendre. Je me demande si je ne vais pas financer une petit révolution.

- Ne plaisante pas. Ça s'est déjà produit.

- Que Yulmir finance une révolution ?!

- Non ! Enfin, je ne crois pas. Mais il y a déjà eu quelques tentatives.

- Et alors ?

- À chaque fois, Yulmir a disparu pendant cent cycles.

- Et ?

- Il y a mille huit cents et quelques cycles qu'on n'a pas recommencé tellement le souvenir de la dernière fois est horrible.

- La prochaine pourrait peut-être déboucher sur quelque chose de mieux.

- C'est ce qu'on a dit à chaque fois. Et à chaque fois, ça a recommencé.

- Tu veux dire que personne n'a plus envie de changer de gouvernement ? D'essayer une démocratie, comme ça, juste pour voir ?

- Ça n'a rien à voir. Ça, on le fait de temps en temps. Je crois qu'on a dû essayer toutes les formes de gouvernement possibles. Ce qu'on ne veut plus faire, c'est supprimer l'Empereur des neuf Mondes. Et lui, je te le rappelle, il ne gouverne pas.

- Comme la Reine d'Angleterre, quoi.

- Je ne connais pas cette Dame, mais je connais l'Empereur.

- Veinard ! T'en as des relations !

- Je l'ai même vu tout nu.

- Non ! Et... il est bien de sa personne ?

- Euh... il faut que je réfléchisse.

- Tandil, tu connais ? Un endroit charmant, à ce qu'il paraît.

- Sa Seigneurie dépasse en perfection tout ce que l'Art des poètes a chanté. Son Sceptre Adamantin irradie la puissance et la pierre des bancs, au jardin, gémit de désir lorsqu'il s'assied.

Mais les élans lyriques de Niil furent (heureusement ?) interrompus par l'arrivée d'Ambar, impatient de les voir regagner le lac où l'on s'apprêtait à partir naviguer sur les petits catamarans amarrés au ponton.


 

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