JULIEN

II

 

Chapitre 32

Seht mich an,

jungen man !

Lat mich iu gevallen!

 

- Où on est ?

La question n'était peut-être pas très originale, mais elle était parfaitement appropriée à la situation.

- Je n'en sais rien. En tout cas, pas là où j'aurais voulu aller.

- Aïn n'est pas là ?

- Non. Et Xarax non plus. Je suis le dernier des imbéciles.

- Tu l'as pas fait exprès.

- Non, mais je n'ai pas fait suffisamment attention. J'aurais dû d'abord agripper la fourrure d'Aïn. Et j'aurais aussi dû attendre que Xarax soit avec nous.

- Je suppose qu'il est avec Dillik.

- C'est certain.

- Tu nous ramènes ?

- C'est ce que je compte faire. Mais d'abord, il faut que je réfléchisse. Je n'ai pas envie de nous envoyer encore une fois n'importe où au hasard.

- Tu n'es jamais venu ici ?

- Non, je ne sais même pas sur quel monde on... Nom de Dieu !

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- On est sur Terre !

- Quoi ?!

- On est sur mon monde à moi. Celui où je suis né.

- Tu en es sûr ?

- Oh ! Oui...

- Comment tu peux en être sûr ?

- L'herbe, les fleurs, les arbres, là-bas. Les sauterelles, tout. Même l'odeur. C'est la Terre, c'est sûr.

- Alors, tu sais où on est ?

- Ça, c'est plus compliqué. Je reconnais vaguement le paysage, mais pour l'instant, ça ne me revient pas.

- Y fait pas chaud, heureusement qu'on a nos couvertures. Tu crois que tu pourras nous ramener ?

- Franchement, je n'en sais rien.

- Peut-être qu'Aïn va venir nous chercher.

- Pour ça, je suis sûr qu'il va essayer. Mais il n'a aucune idée de l'endroit où on est. Avec un peu de chance, j'aurai laissé une trace dans l'En-dehors.

- Qu'est-ce qu'on fait alors ? On attend ?

- Oui, on va attendre un moment ici. S'il arrive à retrouver notre trace, ce n'est pas la peine de lui compliquer le travail. Je pense qu'on est encore en milieu de matinée. On va rester ici jusqu'à midi. Il fait beau, le temps va sûrement se réchauffer.

- Et s'il ne vient pas ?

- Eh bien, il faudra qu'on se débrouille par nous-mêmes. J'essaierai de nous ramener. D'ailleurs, ça me fait penser qu'il vaudrait mieux que tu me tiennes la main.

- Tout le temps ?

- Oui. Je ne tiens pas à partir sans le faire exprès en te laissant ici. Je serais incapable de te retrouver.

Ambar pâlit et se saisit immédiatement de la main que lui tendait Julien.

- Là, je commence à avoir peur.

- Je ne sais pas si ça pourrait se produire. Après tout, j'ai vraiment essayé de sauter vers la Table. Mais il vaut mieux être prudents.

- Je suis d'accord. Tu ne sais vraiment pas où on est ?

- Je suppose qu'on est en France. C'est mon pays et si on est bien sur Terre, il y a de fortes chances pour qu'on soit en France. Et puis, il y a... je ne sais pas... comme une ambiance.

Ils se trouvaient dans une sorte de prairie presque horizontale à mi-pente d'une vallée entièrement boisée au fond de laquelle on pouvait supposer que coulait une rivière ou, à tout le moins, un ruisseau. Bien qu'on n'aperçoive aucune clôture, quelque chose suggérait que l'endroit servait périodiquement de pâturage. Quelques affleurements de rochers ainsi que plusieurs gros blocs, comme déposés là par hasard auraient montré à quelqu'un de plus versé en géologie la nature granitique du terrain, mais Julien n'avait jusque-là guère cultivé ce genre de connaissances.

- Heureusement qu'on n'est pas arrivés en pleine nuit, hein !

- Ça n'aurait pas vraiment changé grand chose. Mais tu as raison, il va faire à peu près bon et au moins on voit où on est.

- Je commence à avoir faim. Pas toi ?

- J'ai peur qu'on doive se passer de petit déjeuner. Et même aussi de déjeuner, si ça se trouve.

- Il y a peut-être des choses à manger ?

- Si tu penses à des fruits sauvages ou des choses comme ça, je ne crois pas. On n'est pas encore en été. On pourrait peut-être attraper des poissons à la main s'il y a une rivière, là en bas. Mais on n'a rien pour faire du feu.

- Qu'est-ce qu'on va faire alors, si Aïn n'arrive pas ?

- Il va falloir trouver un village. Ça ne devrait pas être trop difficile, si on est en France. Mais il faudra se cacher.

- Pourquoi ?

- Parce que je ne me vois pas expliquer à un paysan du coin, ou même à un gendarme, qu'on arrive d'un autre monde. Avec un peu de chance, on pourra trouver des vêtements qui sèchent sur une corde à linge. On se ferait déjà moins remarquer. Pour la nourriture... je ne sais pas. Il faudra sans doute que je m'arrange pour la voler.

- On ne peut pas simplement demander qu'on nous en donne un peu ?

- Il vaut mieux pas. Les gens risqueraient d'appeler la police.

- C'est quoi, la police ?

- C'est comme des Gardiens.

- Mais, pourquoi ? Si on fait rien de mal ?

- Parce que des enfants ne se promènent pas comme ça, tout seuls, sans leurs parents. Les gens croiraient qu'on s'est sauvés de chez nous.

- Mais, si on allait voir le Premier Sire et qu'on lui expliquait ?

- Crois-moi, ce ne serait pas une bonne idée.

Ambar allait se lancer dans une autre série de questions lorsque le son caractéristique de voix juvéniles le fit brusquement taire et resserrer sa prise sur la main de Julien.

Les voix provenaient de la lisière la plus éloignée de la prairie et les deux garçons s'aplatirent autant qu'ils le purent, s'efforçant de se dissimuler au mieux dans l'herbe haute et les graminées folles.

- Ça y est, les gars ! On y est !

- Ben, c'est pas trop tôt ! J'en ai plein les bottes.

- T'as pas à te plaindre, t'as que le tapis de sol !

- Ouais, c'est ça. Plus le sucre, les oranges et les trois boîtes de raviolis !

- Rapha ! Où il est encore, Rapha ?

- Y s'est arrêté pour pisser.

- Et Nono? Il est resté pour la lui tenir ?

- Me voilà. Pleure pas.

- Bon, posez les sacs et déballez le matériel. On va monter la tente... mmm... là-bas.

- Greg, dès que Rapha daignera nous honorer de sa présence...

- Ça va ! Je suis là. Si on peut même plus pisser maintenant.

- Ben dis donc, t'as mis le temps ! Nono, t'es sûr que vous avez rien fait d'autre ?

- Je vois pas ce que tu veux dire. Alors, on la monte cette tente ?

- Le maillet ! Qui est-ce qui a le maillet ?! Me dites pas qu'on l'a encore laissé au local !

- Greg et Rapha, bougez-vous un peu ! Allez chercher du bois.

- Oui Chef ! Bien Chef! À vos ordres Chef !

- Enfin ! Prenez-en de la graine, vous autres. C'est comme ça qu'il faut parler à son C. P. Le respect, y a que ça de vrai.

- Pic-vert ! Au lieu de dire des conneries...

- Pas de gros mots en ma présence, bordel de merde !

- Pardon. Vénérable Chef de Patrouille, plutôt que d'user votre précieuse salive a débiter des fariboles, voire des calembredaines, pourriez-vous avoir l'obligeance de placer cette sardine à un angle correct ? Faute de quoi, la tente risque de nous dégringoler sur la gueule, sauf votre respect.

- Honorable Second, ne me prenez pas pour un imbécile, il y a ici un énorme rocher, juste là où je voudrais la planter, cette sardine.

- Sans vouloir outrepasser ma fonction bien humble et subalterne de second, puis-je me permettre une suggestion ?

- Suggérez, suggérez mon ch...

- Hé ! Y a quelqu'un, là bas !

- Où ça ?

- Là-bas ! Y a deux types couchés dans l'herbe !

Les deux types en question se levèrent en se tenant par la main. De toute façon, Julien estimait qu'une patrouille de scouts était préférable, pour prendre contact, à une patrouille de gendarmes. Celui qui les avait découverts, un garçon de douze ou treize ans en uniforme scout, doté d'une tignasse blonde bouclée et en bataille, s'approchait au petit trot. Il avait démarré aussitôt qu'il avait pu constater qu'il ne faisait pas face à de dangereux satyres à l'affût mais, vu leur taille, à deux congénères à peu près de son âge vêtus de couvertures bleues. Il freina brusquement lorsqu'il constata qu'ils avaient aussi le visage couvert de peintures de guerre et c'est d'un pas beaucoup plus mesuré qu'il franchit les derniers dix mètres qui les séparaient. Julien, qui n'avait pas compris la raison de cette brusque circonspection, se fendit de son plus beau sourire :

- Salut. Vous êtes des scouts ?

- Ben oui. Ça se voit, non ? Et vous, vous êtes du coin ?

- Heu... Non, pas exactement.

- Vous avez dormi ici ? Où elle est votre tente ?

- Je m'appelle Julien et lui, c'est Ambar.

- C'est un drôle de nom. Moi, c'est Nathanaël, mais on m'appelle Natha. Mais, c'est quoi votre déguisement ? C'est pour un grand jeu ?

- ???

- Ben, vous avez de la peinture plein la figure.

- Oh ! ça... C'est un peu long à expliquer, c'est ton C. P. là bas, qui nous fait signe ?

- Ouais, c'est Pic-vert. On est les Jaguars.

- On va peut-être aller le voir, comme ça, je vous expliquerai qui on est à tous en même temps. D'accord ?

- C'est quoi que vous avez, sous vos couvertures ? Des chemises de nuit?

- Allons-y, si tu veux bien. Ça m'évitera de me répéter.

Mais Nathanaël était incapable de garder pour lui ses questions.

- C'est ton frère ? Vous vous ressemblez pas.

- Non, ça n'est pas mon frère. C'est un ami.

- Y parle pas beaucoup.

- Il n'est pas d'ici. Il ne comprend pas le français.

- Ah, bon ! Et d'où il est ?

- De Nüngen.

- Nüngen ? C'est où, ça ?

- C'est une autre planète.

- Ah ! Et elle est où, sa soucoupe ?

- Il n'en a pas. Il est venu par téléportation.

Julien commençait à s'amuser. Asséner ainsi des vérités à quelqu'un qui s'obstinait à les prendre pour des blagues lui procurait un plaisir légèrement pervers.

- Julien, kyé nyi kan segui yoaré ? Nga kan yang agogui mindou !

- C'est de l'anglais ?

- Non, c'est du tünnkeh. Il me demande ce qu'on raconte. Il dit qu'il n'y comprend rien.

- On parle pas français donc, sur Mars ?

- Pas Mars, Nüngen.

Mais déjà, ils étaient entourés par toute la patrouille des Jaguars dont le C. P., le Chef de Patrouille, un certain Pic-vert, mince garçon brun d'une quinzaine d'années, prit fermement les choses en mains dès que les ''explications'' confuses de Nathanaël lui eurent confirmé que leur apparence insolite n'était pas la seule caractéristique bizarre des deux garçons.

- Bon, on terminera les présentations plus tard. Maintenant, tout le monde bosse ! Greg et Rapha, je veux un feu allumé d'ici dix minutes, avec une réserve de bois suffisante pour faire chauffer ces foutus raviolis. Nono, tu t'occupes du reste avec Natha. Moi, je vais causer un peu avec nos visiteurs. Vous venez, vous deux ? On va aller s'asseoir sur ce rocher, si vous voulez bien.

Une fois qu'ils furent installés, il s'apprêtait à poser les questions qui s'imposaient, mais Julien, qui n'avait toujours pas lâché la main d'Ambar, le devança en s'efforçant de mettre dans sa voix toute l'autorité et la conviction dont il était capable.

- Avant de commencer à poser des tas de questions, écoute-moi. J'ai le choix entre inventer des bobards que tu croiras peut-être ou te dire une vérité que tu vas sans doute refuser de croire. Qu'est-ce que tu préfères ?

Pris à contre-pied, le garçon prit le temps d'examiner de nouveau son interlocuteur avant de répondre :

- Essaie toujours la vérité. Moi, j'essaierai de te croire.

- D'accord. Tu vas devoir faire un bel effort, mais je te donne ma parole que tout ce que je vais te raconter est absolument vrai.

oo0oo

Il faut porter au crédit de Jean-Marc Becquet, alias Pic-vert, qu'il savait écouter. Non seulement il n'interrompit pas le récit de Julien par des questions intempestives, mais il fournit, aux endroits adéquats, tous les petits messages non verbaux propres à encourager le conteur. Mieux, il parvint à faire en sorte que le reste de la patrouille vînt se joindre à lui pour profiter de l'histoire sans que cela produise des perturbations notables. Tout naturellement, un repas fut préparé et partagé (Ambar dut faire un effort considérable pour ne pas manifester son dégoût certain des infâmes raviolis en boîte) sans que l'évocation passionnante des Neuf Mondes s'interrompît plus que le temps d'avaler une bouchée de nourriture. Julien avait fini par lâcher la main d'Ambar et espérait qu'avec un peu de vigilance il n'allait pas l'abandonner, naufragé sur un monde qu'il ne comprenait pas.

Alors que l'après-midi s'avançait et que Julien ne faisait toujours pas mine de conclure, Ambar commençait à s'ennuyer ferme. Cependant, il ne pouvait pas lui avoir échappé que le nommé Grégoire, un garçon qui pouvait avoir tout juste treize ans et dont les joues pleines et les cheveux bouclés d'un brun profond eussent sans doute inspiré le Caravage, Grégoire qui avait gentiment veillé à ce que le malheureux petit extraterrestre ne manquât de rien, ce Grégoire-là, oui, qui s'était installé juste en face de lui, comme pour mieux le contempler, Grégoire donc, paraissait plus fasciné encore par les entrelacs argentés qui couraient sur les parties visibles du corps du Ksantiri que par les péripéties des tribulations de Julien.

Cédant à son naturel généreux, Ambar négligea soigneusement de tirer sur ses genoux un laï qui, comme tous les laïs du monde, avait une tendance naturelle à remonter légèrement à chaque fois qu'on bougeait sur son siège, et ceci d'autant plus s'il n'y avait pas de siège et si l'on s'asseyait sans précaution, un coude en appui sur un genou relevé histoire de soulager l'inconfort de plus de deux heures de quasi-immobilité. Il offrit ainsi à son vis-à-vis un aperçu unique, dans la lumière tamisée par le tissu, des motifs élégants des Marques ksantiri et surtout... de la charmante intimité de leur support. Intimité d'autant plus émouvante que, contrairement à Julien, il n'avait pas jugé utile, la veille, de s'encombrer d'un sous-vêtement pour aller à la fête. Le fait que, comme ses camarades, Grégoire, sitôt la tente montée, avait troqué le drap épais de sa culotte d'uniforme pour un short de sport confortable et léger, s'il lui évitait l'inconfort d'un confinement excessif et malsain, ne lui facilitait pas la tâche lorsqu'il s'agissait, comme en cet instant précis, de dissimuler un émoi certes compréhensible mais susceptible - qui sait ? - de froisser la sensibilité de l'innocent gamin. Il croisa bien ses mains dans son giron tout en s'efforçant de détourner son regard vers des spectacles moins suggestifs, mais le pauvre garçon n'était pas de taille face à un spécialiste qui avait si souvent vaincu les réticences d'un Julien encore sauvage. Et qui, d'ailleurs, fût-il le Grand Eunuque du Calife, n'eût été ému jusqu'aux tréfonds par ce petit lézard niellé d'argent qui s'éveillait dans la pénombre claire ? Cette bestiole timide qui semblait respirer, qui par moments se gonflait quelque peu et se dressait doucement alors que sous elle le souple coussin des bourses s'animait d'un lent mouvement de marée, comme si les deux petits fruits qui se dissimulaient sous leur peau translucide sortaient peu à peu du sommeil. La force inexorable qui tourne vers le Septentrion l'aiguille obstinée du compas n'est rien, en vérité, auprès de l'impérieuse nécessité qui semblait ramener les yeux du malheureux Jaguar vers ce qu'il se refusait à considérer, même un instant, comme une proie possible. Mais qui, même les poches vides, ne s'est laissé aller à contempler un jour les vitrines de luxe ?... Cependant...

Cependant, on peut dire bien des choses sans parler. Et toute l'attitude de ce garçon qu'il ne connaissait pas disait on ne peut plus clairement que c'était à dessin qu'il se montrait ainsi et que, bien qu'il l'ait vu le regarder, il n'en était pas fâché le moins du monde. En fait, il en était ravi. Toute son attitude envoyait des messages muets dans ce sens et, lorsqu'il se leva pour aller faire pipi, il était évident qu'il s'attendait à ce qu'on le suive.

Cela le sidéra ! Jamais il ne lui était, jusque-là, venu à l'idée de suivre un camarade pour le regarder pisser ! Il n'étais pas totalement ignorant mais, malgré les clameurs de libération sexuelle d'un ''flower power'' qui s'étalait partout, il ne s'était jusque-là pas aventuré au-delà d'un onanisme absolument solitaire et fortement empoisonné de culpabilité. Il ignorait d'ailleurs à peu près tout du reste, et fuyait comme la peste les propos de cour de récréation peuplés de ''chattes qui mouillent'' et de ''patins fourrés''. Si c'était là le sexe, il n'en voulait assurément pas ! Il lui était par contre arrivé d'éprouver de la tendresse, voire quelque chose de beaucoup plus bouleversant à quoi il ne pouvait donner un nom, pour l'un ou l'autre de ses condisciples.

La Fortune est chauve par derrière et, lorsqu'Ambar se leva, après avoir glissé quelques mots à Julien pour signaler son intention d'aller effectuer une vidange Grégoire, qui commençait à connaître ses classiques, décida de ne pas laisser ladite Fortune lui montrer son dos et se leva lui aussi tout en annonçant :

- Je l'accompagne, moi aussi j'ai envie de pisser.

Sous-entendant par là qu'il se faisait fort d'assurer la sécurité du frêle enfant sans défense dans une nature hostile et terriblement étrangère.

oo0oo

Le laï, fruit de millénaires d'évolution vestimentaire offre, en autres avantages, celui de permettre une miction discrète pour peu qu'on veille, lorsqu'on s'accroupit, à éviter de placer un pli du tissu dans la trajectoire du jet. Ambar pratiquait la chose depuis qu'il savait se tenir sur ses jambes. Mais il savait aussi pisser debout, contre un arbre, à la mode des porteurs de braies et autres pantalons. Il décida de récompenser l'audace de son admirateur en choisissant cette méthode, pourtant inconfortable, qui l'obligeait à prendre entre ses dents un pli de son vêtement et à découvrir son ventre jusqu'au nombril. Pour comble de malchance, une ronce qu'il n'avait soi-disant pas vue l'obligea à s'écarter exagérément de l'arbre qu'il avait choisi pour cible, le laissant ainsi exposé sans le moindre obstacle au regard affamé de son ''protecteur''. Ce dernier - il fallait bien maintenir un semblant d'apparences - s'était installé devant un tronc voisin, dissimulant du moins mal qu'il le pouvait une érection relativement modeste, quoi qu'honorable, mais qui ne pouvait guère se prétendre totalement innocente. Il ne pouvait pas non plus se détourner complètement, sous peine de manquer ce pour quoi il était venu. Contrairement à Ambar, qui fit bientôt jaillir une parabole scintillante et dorée, un arc d'or clair éclairé à contre-jour et qui brillait comme un trait de lumière pure, Grégoire essayait sans succès de forcer le contenu d'une vessie pourtant bien pleine à travers un organe qui, bien que totalement étanche à ce niveau, laissait cependant tomber de lentes gouttes d'un cristal visqueux qui s'étirait en un fil étrangement résilient presque jusqu'à terre avant de se rompre pour venir se coller, désagréable et froid, sur sa cuisse droite. La frustration qui s'empara de lui lorsqu'il put constater que la force du jet du jeune garçon diminuait sensiblement vint heureusement à son aide et il put, lui aussi, laisser fuser un flot d'abord erratique et hésitant, puis d'un débit régulier et hautement satisfaisant à mesure que son instrument perdait son importune rigidité.

Lorsqu'il releva la tête, il s'aperçut qu'au lieu de remettre, comme il s'y attendait, de l'ordre dans sa tenue, le garçon n'avait pas bougé et le regardait, la queue raide, avec un grand sourire encombré de tissu, le regard fixé sur son anatomie. C'était vraiment étrange, avec son laï retroussé, ses cheveux blonds et son sourire, on aurait dit un ange. Un ange coquin, évidemment. Mais quand même, il n'avait pas la tête de quelqu'un qui fait quelque chose de mal, ou même d'incorrect. Il était l'incarnation de l'espièglerie innocente et lorsqu'il s'approcha, Grégoire n'eut pas le plus petit mouvement de recul et le laissa s'emparer de son sexe aussi naturellement que s'il s'était agi de sa main pour la serrer.

Ça lui fit un choc ! Non pas l'audace du geste, mais le contact, là, précisément, d'une main autre que la sienne. Pas la main anonyme d'un médecin pour l'examen de routine d'un zizi flasque et comme absent du processus. Non, des doigts agiles qui s'emparent de sa queue, tendue à l'extrême, sensible et ô combien présente, dans l'intention évidente de l'explorer et de s'en servir. On aurait pris son cœur dans cette main délicate pour le presser doucement que le contact n'aurait pas été plus intime.

Ambar avait des yeux d'un brun profond, piquetés çà et là de minuscules mouchetures d'un vert sombre de malachite qu'on ne découvrait qu'en s'approchant. Et Ambar s'approcha. Il s'approcha tout près, au point que son nez finit pas toucher le menton de Grégoire et que, levant un tantinet la tête, il déposa un tout petit baiser sur ses lèvres encore entrouvertes par l'étonnement.

On pouvait trouver, sans trop chercher, bien des qualités à Ambar, mais ce qui sans doute caractérisait le mieux sa façon d'être était la gentillesse. Et c'est cette gentillesse, cette tendresse toute simple et sans apprêt qui passa dans cet effleurement de leurs lèvres. Cela n'avait rien de torride, ni même de simplement sensuel. C'était comme l'affirmation rassurante que tout était pour le mieux.

Évidemment, même pour un aussi chaste baiser, il avait dû lâcher le pan de son laï qu'il tenait jusque-là entre ses dents et qui glissa immédiatement, recouvrant les charmes de son propriétaire. Avec un petit rire, il s'écarta ( et Grégoire se sentit soudain abandonné, et son sexe, orphelin ) et fit passer la chose par-dessus sa tête d'un geste souple pour apparaître tel qu'en lui-même, vêtu du seul réseau d'argent de ses Marques.

Il portait aussi des sandales, un peu semblables à ces sandales indiennes qu'on vendait de plus en plus dans les boutiques du Quartier Latin. Et curieusement, ces sandales lui donnaient, plus encore que ses Marques, un petit air d'être autre chose qu'un simple jeune garçon. C'était comme si la statue d'une de ces créatures païennes et bienveillantes qu'il était arrivé au jeune parisien d'admirer secrètement lors de trop rares visites au Louvre s'était soudain animée pour le visiter dans un bois enchanté.

Il prit soudain conscience du ridicule obscène de son short de toile bleu marine dont la braguette déboutonnée faisait un écrin grotesque à la pâleur d'une verge tendue dont le gland découvert ressemblait, il s'en était fait depuis peu la remarque, plus ou moins à une assez grosse cerise pourpre. Il fit donc ce qui s'imposait et fut bientôt aussi nu que le faune qui l'invitait à jouer.

Ce dernier fut aussitôt dans ses bras et certainement pas conscient du maelström qu'il déclenchait dans ses émotions. Grégoire découvrait soudain l'abîme qui sépare le fait de serrer amicalement un copain en tenue de ville de l'étreinte d'un garçon tout nu qui, de plus, presse avec insistance contre votre propre turgescence un membre tout pareil et avide d'attention.

Peut-être fut-ce cette émotion qui fit que ses genoux fléchirent. Peut-être Ambar interpréta-t-il cela comme une suggestion. Toujours est-il qu'ils se retrouvèrent bientôt allongés sur une couche hâtivement improvisée avec leurs vêtements épars et que, une chose en amenant une autre, Grégoire put contempler de fort près ce qui allait devenir pour longtemps l'objet de chacune de ses rêveries plus ou moins éveillées.

Ambar, en plus d'être le garçon le plus appétissant qu'il ait jamais rencontré, était aussi une véritable œuvre d'art et il put bientôt admirer la perfection calligraphique des spirales ramifiées des Marques sur la soie vivante de son scrotum et la façon proprement fascinante dont une vrille courait sur la surface du périnée, le long de la ligne tremblée du raphé, pour éviter, tout en l'ornant, la petite fleur rose et plissée de l'anus. Car Ambar, se souvenant de sa propre fascination pour les marques de Niil, n'avait pas hésité à l'encourager à explorer à loisir des aspects de sa personne que ce cher Grégoire n'aurait jamais imaginé apercevoir un jour.

Cependant, conscients qu'une absence excessivement prolongée risquait de susciter des questions indiscrètes, ils passèrent promptement à d'autres distractions. En fait ce fut Ambar, conscient des limitations d'un compagnon élevé dans ce monde étrangement coincé que lui avait abondamment décrit Julien, qui prit l'initiative de s'en tenir à la pratique la plus simple décrite dans les Délices, se couchant sur son partenaire ravi pour établir un contact hautement délectable qui, entre autre choses, permettait à leurs Fontaines de Plaisir de faire plus ample et intime connaissance alors que leurs bouches, sans qu'ils l'aient l'un ou l'autre consciemment voulu, finissaient par se joindre.

L'orgasme encore sec qui les secoua eut pour Grégoire l'intensité d'un choc électrique qui parut irradier dans tous ses membres.

Le câlin qui suivit, administré gaîment par l'être le plus tendre qui soit, le guérit à jamais de cette tristesse vénéneuse qui avait, jusque-là, toujours gâché ses jouissances honteuses.

oo0oo