JULIEN

II

 

Chapitre 31


 

Bis repetita


 

On fit la fête. Et quelle fête ! La Première Dame Axelia, mère de Niil, mystérieusement avertie, envoya un cadeau et offrit le festin. Le cadeau en question était dans la plus pure ligne de la tradition, qui voulait qu'il fût en rapport direct avec l'objet de la fête et consistait en un coffret de bois précieux, manifestement ancien, contenant un certain nombre de ''jouets'', ouvrés dans les matières les plus nobles et dont la seule vue fit aussitôt rougir Julien. En effet, si certains ne laissaient pas, à première vue, deviner leur fonction à un esprit somme toute peu averti, d'autres étaient d'un réalisme tel qu'on eût pu le qualifier d'anatomique. Niil lui-même manifesta quelque embarras lorsque Dillik, toujours désireux de s'instruire, le bombarda de questions sur l'usage qu'il comptait faire de tel ou tel article. Embarras qui dura jusqu'à ce qu'il s'aperçoive que le gamin le faisait marcher et, contrairement à Julien, était parfaitement au courant de ces choses. Dillik, il est vrai, avait vécu dans une auberge et fréquenté les gamins du port... Ambar s'abstint sagement de tout commentaire. Il avait, lui aussi, vécu sur les quais d'un port, mais il estimait plus prudent de ne pas faire étalage de sa science. Julien se fit la réflexion que nul n'avait songé, ou osé lui faire, à lui, ce genre de cadeau et il ne savait pas trop s'il devait en éprouver de la jalousie ou du soulagement. Ce fut encore une fois Dillik qui mit les pieds dans le plat :

- On voulait t'en offrir un à toi aussi, mais Subadar, il nous a dit qu'il valait mieux pas. Que sur la Terre, ça se faisait pas. C'est dommage, hein ?

- Oui, c'est vraiment dommage.

- Ils sont un peu... arriérés, non ? C'est comme dans certains archipels, sur Dvârinn. J'ai entendu mon père dire qu'ils font même pas la fête pour le ''Kouwa Djoung Neh''. Ils ont une sorte de tradition, avec des anciens dieux ou quelque chose comme ça, qui dit que c'est sale ! C'est incroyable, non ? C'est comme si on disait que c'est honteux de, je sais pas moi... de manger ! Et t'as pas le droit d'avoir les ''Délices'' ou le ''Jardin''. C'est interdit ! C'est quand même pas comme ça, chez toi ?

- Heu... Peut-être pas partout, mais dans la plupart des pays, si.

- Là où tu vivais, c'était comme ça ?!

- Oui.

- Tu devais être malheureux, non ?

- Heu... Tu sais, je n'y pensais pas trop.

- Quoi ?!!!

- Je veux dire, si, j'y pensais, mais... c'était comme ça. On n'en parlait pas vraiment. Et puis, je vivais tout seul. Je n'avais pas de frères et sœurs.

- Tu connaissais pas d'autres garçons ?

- Si, bien sûr, mais...

Depuis un moment, Niil avait de nouveau l'air sérieux. Visiblement, il n'aimait pas le tour qu'avait pris la conversation et trouvait que Dillik appuyait avec un peu trop d'insistance sur une plaie qui pouvait encore être douloureuse.

- Dillik, il est temps d'aller te faire beau pour la fête.

- Ça ne fait rien, le rassura Julien, il a raison et, de toute façon maintenant, chez moi, c'est ici. Je ne crois pas que je pourrais retourner vivre là-bas.


 

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Quant à la fête elle-même, Julien put se rendre compte qu'elle avait un caractère nettement plus corsé encore que la version qu'on lui avait servie. Elle eut lieu sur le Trankenn Premier des Ksantiris et, malgré le caractère ''intime'' de l'affaire, elle réunit une bonne cinquantaine d'invités, tous mâles comme il se devait, et parmi lesquels on comptait, outre Sire Tahlil et deux de ses fils, Maître Dendjor, le père de Dillik, et quelques cousins plus ou moins éloignés de Niil, ravis de participer au désordre ambiant.

Nul ne se hasarda à faire à Julien des propositions qu'il eût de toute façon déclinées mais Ambar, considéré par les plus jeunes comme un gibier tout-à-fait licite, dut déployer des trésors de diplomatie pour ne froisser personne, poussant même le sens du devoir jusqu'à refuser l'invitation du fils cadet de Sire Tahlil, Yendhil, un charmant garçon de son âge aux yeux de biche, qui suggérait qu'une comparaison de leurs anatomies respectives serait sans doute des plus enrichissantes. La vérité voudrait qu'on ajoutât qu'il fut bien près de céder lorsque, avec un battement de ses longs cils, le jeune Noble Fils du Miroir de l'Empereur, lui prit une main qu'il attira sur un pli de son laï qui tentait, sans le moindre succès, de dissimuler une proéminence modeste mais d'une incontestable fermeté. Il fut secouru, dans ce combat inégal, par l'apparition inopinée de Dillik, légèrement gris (les fonds de verres, encore!), qui insista pour examiner lui-même ce qu'on proposait à son ami et, glissant avec un petit gloussement parfaitement idiot sa propre main dans la confortable poche de l'ample vêtement, entreprit d'évaluer la nature exacte de l'objet. Apparemment satisfait de ce qu'il venait de trouver et, Bacchus aidant, insoucieux du peu de convenances encore en vigueur dans ces circonstances, après s'être poliment assuré qu'Ambar n'avait pas l'intention de profiter de l'aubaine, il entraîna un Yendhil légèrement ahuri vers l'une des innombrables cabines inoccupées du trankenn où il ne fait aucun doute que son imagination fertile put donner toute sa mesure.

Niil, tout spécialement ce soir n'avait, lui, aucune raison de se montrer particulièrement vertueux. Sa fidélité inébranlable à Julien était d'un tout autre ordre et n'impliquait nullement qu'il s'abstînt de vagabonder comme bon lui semblait. Aussi, lorsque Tengtehal, le Fils Premier de Sire Tahlil, insinua que le calme d'un clos privé serait encore plus apprécié s'il pouvait être partagé avec le héros de la fête, Niil n'hésita pas trois secondes avant de succomber au charme incontestable des quinze ans et quelque de l'héritier présomptif des Rent'haliks. Il fut d'autant plus heureux d'avoir cédé que le ''Glaive Victorieux'' du jeune homme était d'une nature propre à combler ses attentes dans une mesure... avantageuse.

Tannder, apparemment tout-à-fait remis de ses tribulations, était surveillé de près par Karik qui s'employait, avec une habileté incontestable, à écarter tout personnage suspect de représenter une tentation pour un Maître Guerrier qu'il avait eu tant de mal à conquérir. Ce dernier, riant sous cape, s'ingéniait donc à lier conversation avec les plus ouvertement turbulents des jeunes gens présents, histoire de préserver de l'ennui ce garçon à qui il n'aurait, pour rien au monde, voulu causer la moindre peine.

Lorsque la soirée fut suffisamment avancée, Julien s'en fut avec Ambar jusqu'au pont supérieur. La nuit était claire et l'air presque tiède. L'énorme vaisseau suivait paisiblement sa route sous les étoiles et Gorkar, la lune unique de Dvârinn n'était plus qu'à une largeur de main de l'horizon occidental. Ils étendirent sur le bois poli du pont la couverture qu'ils avaient emportée et s'allongèrent pour regarder le ciel tourner lentement.


 

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Lorsqu'ils s'éveillèrent, au matin, quelqu'un avait jeté sur eux une autre couverture, légère et chaude, et Tannder, accroupi, secouait doucement l'épaule de Julien :

- Sire, pardonnez-moi, mais il est temps de rentrer.

Frissonnant dans l'air humide, les deux garçons s'enveloppèrent dans les couvertures et, après un dernier coup d’œil à l'océan bleu ardoise, s'en furent retrouver Aïn qui les attendait près du klirk-cible du vaisseau. Machinalement, Julien dit mentalement ''Tchoktseh'' et, à sa grande surprise, se retrouva, en compagnie d'Ambar qui lui tenait la main, dans un paysage totalement inconnu.


 

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