JULIEN

II

 

Chapitre 27


 

Scherzo


 

La ''petite fête'' réunissait en fait tous les intimes de Julien, à l'exception, notable et bienvenue de son père qui, normalement, aurait dû être présent. Sur ce point précis, Julien s'était montré intraitable. Il voulait bien, pour plaire à ses amis, se prêter au jeu et célébrer le Kouwa Djoung Neh, le ''Jaillissement de l'Élixir de Vie'', mais il se refusait absolument à partager ce genre de chose avec des parents qu'il aimait, mais qui avaient passé une bonne partie de leur temps à lui inculquer, consciemment ou non, la honte de tout ce qui touchait à ce que la pudeur imposait de couvrir. Il était fermement décidé à les tenir désormais à l'écart de sa vie privée.

Tenntchouk était là, aussi bien que Tannder, chacun flanqué de son chaperon qui veillait jalousement au bien-être de son protégé. Il semblait que Tannder allait se remettre sans séquelles notables et pourrait, après une dizaine de jours encore de repos, assumer de nouveau une partie de ses charges. Tenntchouk devrait patienter un peu plus longtemps avant d'être à nouveau capable de naviguer, mais son moral était au beau fixe et il rayonnait une joie de vivre communicative.

Maître Sandeark avait magnifiquement fait les choses et Julien se promit de s'assurer auprès de Dennkar que le mathématicien n'avait pas utilisé son propre budget pour payer le festin. Un festin dont chaque élément, selon la meilleure tradition, rappelait de façon plus ou moins explicite ou subtile l'objet principal de la fête. Une boisson légèrement alcoolisée avait, dans les carafes, une opalescence nacrée très proche de celle du fameux ''Élixir de Vie''. De grands plats présentaient tout un assortiment de petites choses ovoïdes salées ou sucrées et voisinaient avec des bacs chauffés où l'on faisait flamber de jolies petites saucisses dorées. D'autres plats, d'aspect totalement innocent, ne révélaient leur malice que lorsqu'on vous communiquait les noms de leurs ingrédients, qui s'agençaient en jeux de mots grivois. Il n'était pas un légume ou un fruit qui n'évoquât, par sa forme, son nom ou ses supposées propriétés aphrodisiaques l'heureux événement qu'on célébrait ici. On pouvait aussi admirer et déguster tout ce que l'Art des Pâtissiers et des Confiseurs pouvait produire de plus raffiné et de plus suggestif en la matière.


 

Conformément à l'usage Karik, dont le ''Kouwa Djoung Neh'' précédait directement celui de Julien, fut désigné pour présider le banquet et régler toasts et compliments. Il s'acquitta de cette importante fonction avec une dignité pleine d'humour, désignant chacun à son tour celui qui devait alors, selon ce qui lui était demandé, improviser un compliment censé exalter l'organe ou les charmes secrets d'un Julien qui eût certainement souhaité un peu moins de publicité. Son embarras et l'hilarité générale atteignirent un sommet lorsqu'Ambar, probablement poussé par le démon caché dans la carafe, au lieu de s'en tenir au répertoire bien connu des plaisanteries de circonstance, improvisa de sa voix séraphique une parodie d'un chant classique et vanta les reflets du couchant sur le duvet qui, telle l'herbe rousse à l'automne autour de la Pierre Dressée d'Ent'alem, ornait la base du Membre Merveilleux. ''Mais, chanta-t-il avec des accents à vous tirer des larmes, nul nectar ne coule du roc froid, nul désir ne fait frémir la pierre... pour conclure avec un prosaïsme en totale rupture avec ce trémolo final : de toute façon, c'est quand même un peu gros.''


 

Par un accord tacite, l'assemblée épargna à Julien certains des aspects les plus ''physiques'' que pouvait parfois prendre cette fête éminemment priapique et personne ne lui demanda, par exemple, d'assaisonner sa coupe de quelques gouttes du précieux breuvage ou, mieux encore, de lui permettre de le boire à la source. Cette retenue était d'autant plus louable que l'intéressé, qui ignorait tout de ce côté de la tradition, n'en avait pas conscience et que certains des convives, fortement réchauffés par l'ambiance torride, eussent volontiers cédé à la tentation. Les réjouissances demeurèrent donc dans des limites acceptables et même Ambar qui, comme Dillik, ne portait à l'évidence rien du tout sous son laï, termina la soirée sans que quiconque fît mine d'attenter à sa vertu. Ce qui n'impliquait pas, du moins il l'espérait, que le sommeil le prendrait avant qu'il ait pu profiter à nouveau de la vigueur d'un Julien qui, si l'on en jugeait par la façon dont il rajustait discrètement les plis de son vêtement, était proche de l'incandescence. Ce soir, il n'avait pas l'intention de le partager avec qui que ce soit !


 

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Chapitre 28


 

Intermezzo


 

- Ça y est ! Julien ! Ça y est ! On y arrive !

Le chuchotement de Dillik, debout près du lit, aurait réveillé un ours en hibernation et, à en juger par la lumière grise qui filtrait à travers les rideaux, le jour n'était pas encore levé sur le Rüpel Gyamtso où les garçons avaient décidé de raccompagner Tannder et Karik pour passer la nuit. Julien résista à la tentation de tourner le dos à l'importun pour poursuivre une nuit décidément trop courte, malgré un décalage favorable de deux bonnes heures avec le Terrier.

- Tais-toi ! Pas si fort, tu vas réveiller tout le monde. Qu'est-ce qui se passe ?

- Ça y est, Xarax et moi, on rêve ensemble !

- Bravo ! Ça a l'air d'être passionnant.

- C'est encore mieux que ça.

- Bon. Tu me racontera ça plus tard. Il faut que je termine ma nuit.

- Heu...

Julien soupira.

- Je me doutais bien qu'il y avait autre chose. Allez, raconte.

- Tu m'emmènes faire pipi ?

- C'est pas vrai ! Tu ne penses donc qu'à ça ?

- Ben quoi ? C'est normal, non ? Avec la fête, et tout, hier soir... Et puis, tu m'as promis.

- Qu'est-ce que je t'ai promis ?

- Que je pourrais goûter.

- C'est vrai. J'avais oublié.

- Pas moi.

- Tu pourras goûter, mais je n'ai pas dit quand.

- Tricheur !

La voix d'Ambar s'éleva de derrière un oreiller :

- Allez, arrête de te faire prier. Tu sais bien qu'il ne te lâchera pas avant d'avoir ce qu'il veut.

Il est des combats qu'il faut savoir perdre avec grâce. Julien se leva et, après avoir déposé un bref baiser sur son nez, il guida Dillik vers sa luxueuse salle de bain de la villa impériale.


 

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Le petit déjeuner, suffisamment tardif pour que chacun pût y monter un visage aimable et réveillé, réunissait tout le monde, y compris Karik et Tannder et fut essentiellement meublé par le flot presque ininterrompu des paroles enthousiastes de Dillik commentant, non pas la saveur incomparable d'une essence virile somme toute encore peu abondante (on peut être à la fois d'âge tendre et capable d'une certaine discrétion), mais l'incroyable expérience d'un rêve partagé avec son cher Xarax.

- Ça fait depuis le début qu'on se connaît qu'on essaie ! Personne ne l'a encore fait ! De toute façon, on s'en moque. Mais Xarax, il était sûr qu'on pouvait y arriver. Personne n'y croyait. Même Julien, il en était pas vraiment sûr ! Pourtant, si quelqu'un aurait dû se douter qu'il y arriverait c'est bien lui, non ?

Tout le monde connaissait la genèse de l'histoire, mais personne n'aurait pour rien au monde voulu ternir son heure de gloire et son récit ne rencontrait que des regards attentifs et des oreilles avides. Julien prit l'air contrit qui seyait à l'homme de peu de foi confondu par l'évidence du miracle.

- D'habitude, quand il essaie, je me réveille et en général j'oublie de quoi je rêvais. Après, il reste avec moi. Enfin... dans ma tête, jusqu'à ce que je m'endorme. Et puis il essaie de s'endormir aussi tout en restant avec moi. Rien que ça, c'est vraiment très difficile. Mais il m'a expliqué que ce qui est vraiment presque impossible, c'est de se rendre compte que je rêve, sans qu'il se réveille et là, qu'il se mette aussi à rêver. Il a fini par y arriver, mais à chaque fois, quand il se mettait à rêver, il était comme n'importe qui, il ne pouvait plus faire ce qu'il voulait. Il rêvait de son côté, et moi du mien. Ça ne marchait pas. Il sortait de ma tête et ça me réveillait. Mais là, cette nuit, il a réussi !

- Alors, comment c'était ? le relança Niil.

- C'était... C'était fantastique. J'étais un haptir en même temps qu'un garçon. Mais quand je dis que j'étais un haptir, je veux pas dire, n'importe quel haptir ! J'étais Xarax. Et en même temps j'étais Xarax qui se sentait aussi moi, enfin... Dillik. C'est vraiment difficile à expliquer. Mais on était vraiment heureux. En même temps, on rêvait. D'abord, on a fait un rêve à lui. Enfin, je crois parce que j'ai jamais vu des trucs pareils. On a été dans un palais. Je crois que c'était le palais de l'Empereur, mais je suis pas sûr. On volait dans les corridors. Et puis on a volé dans des montagnes. C'était vraiment beau. Et puis, au bout d'un moment, on a été moi. On était sur le trankenn de Niil. Il y avait plein de coursives dans tous les sens et je courais. J'avais pas peur, mais je cherchais quelqu'un, je sais pas qui. Et puis j'ai vu Julien. Et là, on a encore été Xarax et on était sur les épaules de Julien. Et puis, on s'est réveillés. Voilà, c'est tout. Quand je le raconte, comme ça, on dirait rien du tout, hein ? Mais c'était vraiment...

- Rassure-toi, intervint Tannder, nous savons tous qu'il est impossible de raconter un rêve vraiment merveilleux. Mais je crois que Xarax, là, sur tes genoux, a accompli une chose unique. Honorable Xarax, poursuivit-il en s'adressant directement au haptir, je crois que vous venez de commencer l'exploration d'un domaine inconnu jusqu'ici. Permettez-moi d'être le premier à vous en féliciter.

- Il dit qu'il n'a que peu de mérite, déclara Dillik, que seul le désir d'être plus près de son ami l'a guidé dans sa quête. Il dit aussi que les mots sont impuissants à rendre son bonheur. Et moi, je voudrais aussi dire que ce qu'il y a de bien, avec Xarax, c'est que je me rappelle de tout. Alors que d'habitude, au petit déjeuner, je me souviens de presque rien.

- En effet, approuva Julien, c'est vraiment un avantage. Et à propos, tu te souviens peut-être de ce que vous faisiez sur mes épaules, juste avant de vous réveiller ?

- Ben... justement, on s'est réveillés.


 

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