JULIEN

II

 

Chapitre 25


 

Passage orageux


 

Le ''Terrier'', ainsi qu'ils avaient fini par baptiser la base de Tandil, n'offrait certes pas le confort d'autres résidences plus dignes de Sa Seigneurie, mais il procurait quand même aux garçons une intimité relative où ils pouvaient s'ébattre sans contrainte en oubliant un peu les dangers qui rôdaient encore. Ils avaient décidé de passer la nuit dans la bulle transparente de la plate-forme d'observation et de s'offrir ainsi une aventure sans danger dans cette version ultime de la traditionnelle ''cabane dans un arbre'' chère, sans doute, à tous les jeunes garçons. Pour faire bonne mesure, ils avaient même improvisé un feu de camp et un pique-nique de brochettes grillées qui avait, le temps d'un pincement au cœur, ramené Julien sur Terre, au sein de la patrouille des Léopards. Niil et Ambar avaient avantageusement remplacé les traditionnels chants de veillée et Dillik, comme un chaton avide de caresses, avait fini par s'endormir, la tête posée dans le giron de Julien.

Tout autour, des choses volaient et rampaient dans l'obscurité. Ils en avaient aperçu un certain nombre, à force de scruter, soir après soir, avant que ne tombe la nuit, la végétation alentour. C'était devenu une sorte de défi entre eux, de savoir qui découvrirait une espèce encore absente d'un répertoire qui augmentait rapidement. Dennkar, qui semblait tout connaître de la faune locale les renseignait volontiers sur la nature de leurs trouvailles dont un nombre étonnamment élevé était pourvu de crochets, dards et autres excroissances, la plupart du temps, douloureusement mortels. Il était aussi à noter que ce qui, par exception, ne vous tuait pas, ne vous rendait en général pas forcément plus fort, mais vous laissait souvent plus ou moins estropié, et donc d'autant plus susceptible de servir de repas à l'un ou l'autre des innombrables prédateurs.

Le plus scandaleux, aux yeux de Julien, n'était pas qu'un arthropode géant, centipède et particulièrement hideux, fût de surcroît aussi mortel que son apparence le laissait supposer. C'était bien plutôt l'existence de monstruosités telles que ces magnifiques papillons carnivores qui s'abattaient sur leurs proies en un nuage tourbillonnant de couleurs éclatantes pour les dissoudre en projetant des sucs digestifs d'une incroyable activité qui les réduisaient en quelques minutes atroces à l'état de bouillie aisément consommable. Et que penser de cette jolie liane fleurie et parfumée comme une orchidée qui, si vous aviez le malheur de vouloir la cueillir, ou simplement la toucher, vous injectait une substance qui vous paralysait pendant qu'elle plongeait ses radicelles à travers votre peau pour se gorger de protéines fraîches ?

Ils auraient aimé, bien sûr, apercevoir un tak, le mythique prédateur dont les poils argentés permettaient de tisser les kamdris souples et élégants qui accompagnaient traditionnellement le hatik, la tenue de grande cérémonie, et dont les cornes étaient la seule matière non métallique capable de servir d'étui à un nagtri. Mais les taks étaient beaucoup trop malins pour s'approcher d'un lieu tel que celui-ci, rempli des seuls prédateurs qui puissent lui inspirer quelque respect. Ils durent se contenter de quelques oiseaux, aux ailes garnies de barbelures tranchantes, terriblement efficaces lorsqu'il s'agissait de décapiter en plein vol d'autres créatures qu'un instant d'inattention mettait à leur portée. Ou bien encore d'observer une sorte d'amibe coriace, grande comme un paillasson, et qui n'hésitait pas à se laisser tomber sur tout ce qui pouvait être considéré comme plus ou moins comestible.

Ils virent cependant, dans les derniers flamboiements du couchant, le vol majestueux d'un immense oiseau vril dont le plumage d'un vert profond miroitait comme du métal alors que son chant perçait l'espace et semblait s'adresser directement à eux, humains insignifiants dans cette luxuriance à l'échelle d'une planète entière. Jamais encore ils n'avaient ressenti comme en cet instant le désir de s'élancer bien haut pour goûter enfin à l'ivresse d'une liberté qu'ils ne pourraient jamais atteindre. Ensemble, ils furent frappés par la beauté indicible et cachée de ce monde terrible et quelque chose en eux en fut changé. Ils ne le savaient pas, mais une semence fut déposée qui allait croître et leur communiquer pour toujours la nostalgie des forêts de Tandil.


 

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Julien s'éveilla en sursaut. La foudre n'était sans doute pas tombée très loin et la pluie qui s'abattait en véritable cataracte sur la bulle et la végétation alentour faisait un bruit d'enfer. Blotti entre lui et Niil qui s'était dressé sur un coude, Ambar avait aussi été réveillé par l'énorme détonation et ouvrait de grands yeux effrayés dans la lueur du feu mourant. Tout près, Dillik dormait du sommeil du juste, serrant tout contre son ventre un Xarax dont on pouvait supposer qu'il n'était pas étranger à ce calme admirable et qui fixait Julien de son inquiétant regard de rubis. Julien tendit la main jusqu'au haptir :

- Tu ne penses pas qu'il vaudrait mieux descendre ?

- La bulle est extrêmement solide, et l'arbre est certainement protégé de la foudre. Je ne pense pas qu'il y ait vraiment du danger.

Son geste n'avait pas échappé à Niil qui demanda :

- Qu'est-ce qu'il dit, Xarax ?

- Il dit qu'il n'y a pas de danger.

- Qu'est-ce qu'on fait ? On reste ?

- Qu'est-ce que tu en penses, Ambar ?

- On reste ici.

Il avait à l'évidence récupéré de sa frayeur car il disparut aussitôt sous la mince couverture pour s'emparer de la partie de Julien qui, à cette heure, présentait pour lui le plus d'intérêt. Quitte à laisser passer l'orage, autant profiter au mieux de ce réveil impromptu. Une succession de grondements de fin du monde ne l'empêchèrent pas de se livrer à l'éblouissante démonstration non pas d'un banal théorème, mais de son exceptionnelle habileté à faire naître un maelström de sensations propres à faire oublier tout l'Enfer et son train. Julien savait d'expérience que, lorsque le cher petit était inspiré de la sorte, il était vain de tenter quoi que ce fût. Le mieux était de s'abandonner à ses caresses et de le laisser goûter pleinement au plaisir raffiné d'amener ses compagnons à l'extase. Apparemment, sentir palpiter sur sa langue le membre délicieusement torturé de l'un ou l'autre l'enchantait au moins autant que d'être lui-même emporté par la jouissance. Ambar, à sa manière, était un vrai gourmet et il développait un art de l'empathie qui semblait élargir considérablement son champ d'expérience.

Mais pour Julien, cette fois entre toutes, l'expérience fut différente. Au lieu des secousses brutales d'un organisme qui s'efforçait en vain d'expulser une semence inexistante, il ressentit pour la première fois l'irrésistible irruption de ce qui était en fait l'essence de sa personne. Ces quelques gouttes de sperme transparent lui semblèrent un flot jaillissant, et qui changeait à jamais la nature même de ce plaisir sans pareil.

L'esprit d'aventure d'Ambar l'avait bien sûr poussé à goûter à la production, parfois abondante, de Karik et, bien que le bouquet en fût infiniment moins corsé, il reconnut aussitôt la saveur caractéristique et, conscient de l'importance majeure de l'événement, il s'appliqua à en savourer la moindre molécule avant de laisser échapper sa proie pour annoncer à l'univers entier :

- Ça y est ! La ''Glorieuse Fontaine de Vie'' de Julien a jailli !

Comme l'excellent ami qu'il était, Niil s'empressa de le féliciter :

- Bravo ! On va fêter ça demain !

- Et tu as meilleur goût que Karik, renchérit Ambar dont la déclaration fut immédiatement confirmée par un prodigieux coup de tonnerre.


 

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Après avoir permis, à peine réveillé, à Niil de goûter lui aussi à l'élixir de la fameuse fontaine et promis à Dillik de l'y laisser s'y abreuver une fois, s'il y tenait absolument, il fallut à Julien tout son courage pour affronter le petit déjeuner. Il n'était évidemment pas question que les garçons dissimulent un événement que l'on fêtait traditionnellement dans tous les foyers du R'hinz. Les premières règles des filles et la première éjaculation des garçons étaient depuis toujours l'occasion de réjouissances. Sa seule consolation fut que nul ne suggéra d'informer ses parents. Sandeark, maître auto-proclamé des cuisines de la base, promit d'organiser un festin pour le soir si l'un des Passeurs voulait bien le transporter à Ksantir où il connaissait, disait-il, un traiteur particulièrement recommandable.

Bien qu'il eût de loin préféré que nul ne lui prête ce genre d'attention, Julien n'avait pas le cœur de faire acte d'autorité pour doucher l'enthousiasme de toute sa petite troupe. Les occasions de se réjouir étaient rares ces temps-ci, et ils se souvenait d'une remarque de son père concernant le fait qu'il y avait beaucoup de vertu à laisser les autres vous manifester leur bonté et leur affection.

Le seul dont l'attitude marquait comme l'ombre d'une réserve était maître Subadar et Julien, à qui ce genre de détail échappait rarement, en eut l'explication un peu plus tard lors d'un entretien en tête-à-tête.

- Subadar, vous semblez préoccupé. On dirait que ce qui m'arrive vous ennuie.

- Absolument pas, Sire !

- Jusqu'à présent, je ne crois pas que vous m'ayez jamais menti. Ce serait dommage de commencer maintenant, vous ne trouvez pas ? Dites-moi ce qu'il y a.

- Il y a, Sire, que l'Empereur n'est pas censé avoir de descendance.

Julien mit quelques secondes à comprendre en quoi la chose le concernait justement aujourd'hui. Finalement, la lumière se fit :

- Ah ! je vois. Mais je n'ai pas l'intention de faire des enfants tout-de-suite, vous savez. En fait, je n'ai même pas l'intention de me marier.

- La question n'est pas là. L'Empereur ne doit pas pouvoir procréer.

Instinctivement, Julien porta ses mains à son entrejambe. Il ressentait cette désagréable impression qu'on peut avoir au bord d'un précipice, ou lorsque que l'on sent ses gonades menacées.

- Vous voulez dire que l'Empereur n'a pas de...? Qu'on lui coupe les...? Mais j'ai vu les Corps Dormants ! Ils étaient morts, mais il ne leur manquait rien !

- Ce n'est pas ce que je voulais dire, Sire. L'Empereur a toujours été parfaitement constitué. Simplement, sa semence est stérile.

- ???

- Je veux dire que son sperme ne contient pas les éléments qui permettent de féconder une femme. Cela n'empêche en rien tout le reste. Je peux même vous affirmer, puisque nous en sommes à discuter ce genre de détails, que le goût en demeure inchangé. Mais jamais l'Empereur ne peut engendrer de descendance et personne ne peut donc se prévaloir de son héritage matériel ou politique. Il ne peut fonder et développer une dynastie qui viendrait concurrencer, avec un avantage écrasant, les Nobles Familles ou les Clans des Neuf Mondes. Or il y a toutes les chances pour que votre semence, elle, soit fertile ou le devienne très bientôt.

- Et alors ?

- Eh bien... Tôt ou tard la question sera soulevée par l'une ou l'autre des factions influentes dans les Neuf Mondes, et je pense qu'il serait préférable de parer aux critiques qui pourraient s'élever.

- Par exemple ?

- Eh bien, certains pourraient tenter de remettre en question votre légitimité, tenter d'exiger que vous repreniez un corps semblable à l'ancien.

- Mais je ne veux pas ! Et même si je voulais, vous savez bien que tous les Corps dormants sont morts.

- Moi, je le sais. Mais il n'est peut-être pas utile de le clamer à tous les vents. Ce ne serait pas la première fois que quelqu'un tenterait de remettre en question le principe même d'un Gardien du R'hinz.

- Vous savez, s'il n'y a que ça pour leur faire plaisir, je veux bien qu'ils prennent ma place.

- Je sais que vous n'êtes pas avide de pouvoir. Mais je sais aussi que ce que vous suggérez là est totalement impossible. Vous le savez aussi, d'ailleurs.

- Bon. Qu'est-ce que vous voudriez qu'on fasse ? Je vous préviens que je n'ai pas l'intention de me laisser couper les couilles.

Subadar eut un petit rire.

- Il n'en est pas question, Sire et je suis d'accord avec vous pour trouver que ce serait vraiment dommage. Par contre, il existe un moyen infaillible de s'assurer que votre sperme ne risquera jamais de féconder qui que ce soit. C'est une pratique assez courante utilisée par ceux qui jugent soit qu'ils ont déjà assez d'enfants soit, pardonnez-moi, qu'il est préférable de ne pas courir le risque d'engrosser la femme d'autrui. Dans les deux cas, ce sont des hommes plutôt portés à apprécier les joies des rencontres au creux du lit et qui ne voudraient pour rien au monde en amoindrir les plaisirs. En d'autres termes, si vous consentez à cette petite opération, je puis vous assurer que vous n'en continuerez pas moins à goûter pleinement...

- Une opération ? Qu'est-ce que vous voulez dire, exactement ?

Subadar entreprit de décrire par le menu la version locale d'une vasectomie qui, pratiquée par un Maître de Santé, était à la fois totalement indolore et sans le moindre risque. C'est du moins ce qu'il assurait avec toute la conviction qu'il pouvait mettre dans son discours.

- Et une fois que c'est fait, on ne peut pas revenir en arrière ?

- Non, Sire.

- Il faut quand même que je réfléchisse. Vous n'aviez pas l'intention de me demander de faire ça tout-de-suite ?

- Non, bien sûr. Mais il serait bon que si quelqu'un suggérait de tester votre semence, celle-ci soit effectivement stérile.

- Mais pourquoi est-ce qu'on le demanderait ?

- Parce que vous avez cru bon de changer votre apparence. Naturellement, personne ne s'avisera de mettre ouvertement en doute le fait que vous soyez celui que vous prétendez, mais c'est le genre de moyen détourné que certains n'hésiteront pas à employer. C'est pourquoi il vaut mieux être préparés.

- Ben voyons ! Vous avez sans doute raison, mais il n'y a pas le feu. À moins que quelqu'un ait déjà fait la demande ?

- Non, pas que je sache.

- Et toi qu'est-ce que tu en penses, Ugo ?

Le grand chien noir, maintenant inséparable de Maître Subadar et qui faisait mine de dormir dans un angle de la pièce ouvrit un œil et répondit :

- Je crois qu'il a raison, tu sais. Maintenant que la menace de l'extérieur est repoussée, les vieilles contestations vont certainement resurgir. Il y a toujours eu des tas de gens pour penser qu'ils seraient plus heureux sans l'Empereur. Pour ce qui est du reste, c'est toi que ça regarde, évidemment. Mais si tu restes l'Empereur, il est certain que tu ne dois pas avoir de descendance. Si elle veut avoirs des petits enfants, il faudra que Maman compte sur le petit frère ou la petite sœur qui va bientôt arriver.

- Xarax ?

Le haptir émergea de sous une table basse et vint se percher sur ses épaules.

- Ce qu'ils disent est vrai. Si tu ne le fais pas, tu vas compliquer terriblement les choses.

- Je n'avais pas remarqué qu'elles étaient simples, jusqu'à présent.

- C'est que tu n'as pas idée du génie que certains peuvent déployer pour essayer d'empoisonner la situation.

- Merci, tu me rassures. J'avais un peu peur de m'ennuyer. C'est vrai, quoi, il ne se passe jamais rien d'intéressant dans ma vie.


 

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Chapitre 26


 

Perturbations


 

- Tu ne peux pas m'emmener sur mon trankenn ? C'est pas grave, j'attendrai qu'Aïn revienne. C'est pas la peine de faire cette tête-là.

- Non, Niil, tu ne comprends pas. Je ne peux pas t'emmener. J'ai perdu le Don.

- Quoi ?! Mais, ça n'est pas possible !

- Ben, c'est pourtant ce qui m'arrive. J'ai voulu aller voir Tannder, tout-à-l'heure, et je n'ai pas pu.

Julien avait l'air bouleversé.

- Et Xarax, qu'est-ce qu'il en dit ?

Le haptir, à quelques pas de là, se fondait dans le décor et manifestait son impassibilité coutumière.

- Il ne sait pas ce qui se passe. C'est la première fois qu'il voit ça.

- Bon. Je sais bien que ça n'est pas à moi que ça arrive, mais ça n'est pas catastrophique. Les Passeurs sont là pour ça, après tout.

- Oui, mais tu te rends bien compte que ça n'est pas le problème.

- D'accord, je ne suis pas complètement idiot. Je voulais seulement te remonter un peu le moral.

- C'est gentil, mais il va falloir trouver autre chose.

- Qui est au courant ?

- Pour l'instant, seulement toi et Xarax.

- Bon. Pas la peine d'affoler les populations. Je suis sûr qu'il doit y avoir une explication. Je crois que le mieux c'est de demander à Aïn. C'est lui le spécialiste.


 

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- Si vous apparteniez à mon espèce, Sire, je vous dirais que cela n'a rien que de très naturel. Bien que notre sexualité soit un peu plus complexe que celle des humains, nous connaissons l'équivalent de ce que vous appelez puberté, et même avec une intensité plus forte du fait que nous développons à la fois les caractères mâle et femelle, entre lesquels nous ne faisons un choix définitif que lorsque nous décidons de procréer. Je vous épargne pour l'instant les détails, mais c'est une période assez difficile qui perturbe fréquemment, et de manière imprévisible, l'exercice du Don de Passeur.

- Et comment est-ce que ça vous perturbe ?

- Cela varie selon les individus. Certains, comme vous, se voient complètement empêchés de voyager. D'autres aboutissent ailleurs que le lieu qu'ils ont prévu d'atteindre, mais cela n'arrive heureusement que s'ils s'obstinent à tenter de sauter sans l'aide de la Table d'Orientation. D'autres, très rares, se trouvent bloqués pendant un temps considérable dans l'En-dehors. C'est ce qui peut se produire de plus dangereux. Quelques-uns survivent, mais ils sont en général si affectés par cette expérience qu'ils ne parviennent plus à retrouver l'équilibre nécessaire à l'exercice du Don. Il faut comprendre qu'ils sont très jeunes lorsque cela se produit et qu'ils ne sont pas vraiment armés pour résister à une telle expérience.

- Alors que moi, je suis un vieux qui ne craint rien, c'est ça ?

- Pardon, Julien. C'est vrai, j'ai tellement l'habitude de vous considérer comme un adulte que... Mais c'est vrai, même si la chose se produit pour vous un peu plus tard que pour nous, en fait nos jeunes sont mentalement aussi développés que vous lorsque cela leur arrive. Mais vous avez la chance d'être accompagné de Xarax. Il vous a déjà préservé lors de votre retour dans votre monde et il vous aiderait certainement à garder votre raison si une telle chose devait vous arriver. Et je ne saurais trop insister sur le fait que vous devez absolument éviter de voyager sans lui.

- Et ça dure combien de temps, ces perturbations ?

- Chez nous, entre trois neuvièmes et un cycle et demi. Je pense que maître Subadar pourrait vous dire plus précisément combien de temps il faut à votre espèce pour achever le processus.

- Et je vais retrouver mon Don, vous croyez ?

- Très certainement. Mais en attendant, nous allons établir une permanence auprès de vous. Nous vous aiderons aussi à tester régulièrement vos capacités, mais je vous conjure de ne pas tenter de faire ce genre de chose sans l'assistance d'un Passeur.

- Ne vous inquiétez pas, Aïn. Je vous promets que je ne le ferai qu'avec vous.

- Ce n'est pas ce que...

- Aïn, Vous êtes le meilleur et vous êtes mon ami. Si quelqu'un peut m'aider, c'est bien vous.


 

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- Alors, Maître Subadar, combien de temps pensez-vous que ça va prendre ?

- Heu... En fait, je ne pense pas que cela dure plus d'un cycle, Sire. Mais on ne sait jamais...

- Un cycle !

- Ce sera sûrement moins long. Il faut vous dire que personne jusqu'à présent ne s'était trouvé confronté à ce problème.

- Si je comprends bien, vous n'avez pas d'idée précise. Ça n'est jamais arrivé avant ?

- Pas que je sache, Sire. Comme vous l'avez sans doute remarqué, les Corps Dormants étaient tous au-delà de ce stade de leur maturité.

- Si vous voulez dire qu'ils avaient du poil partout, oui, j'ai remarqué. Je suppose que ça veut dire que Yulmir n'a jamais eu ce genre d'ennui.

- Exactement.

- Dans un sens, je crois que ça m'arrange.

- Pardon ?

- Vous n'imaginez tout-de-même pas que je vais me faire opérer les ''gonades'', comme vous dites, avant d'être sûr d'avoir retrouvé mon Don de Passeur ?

- Effectivement, ce serait peut-être imprudent.

- Sans compter que ça risque aussi de perturber d'autres choses, non ? Comme les contacts avec les Neh kyongs, par exemple, ou la transmission du Don de Guérison, dont vous m'avez parlé. Oui, ça va me laisser le temps de réfléchir à cette histoire. Et d'ailleurs, j'aimerais bien discuter la chose avec un Maître de Santé. Ça n'est pas que je n'aie pas confiance en vous. Mais je crois qu'il vaut mieux s'adresser à un spécialiste. Chacun son métier, comme dit ma mère, et les vaches seront bien gardées. Et ne faites pas cette tête-là, je ne veux pas vous vexer. Mais reconnaissez que c'est quelque chose qui me touche de vraiment très près. Vous aimeriez, vous, que quelqu'un aille couper des choses dans vos... gonades ?

- Je dois reconnaître que je n'y ai jamais songé. Mais je ne suis pas non plus dans votre position.

- Je vous crois quand vous me dites que ça ne changera rien pour moi, ni pour... Bref, que ça ne changera rien. Mais quand même... Et puis, vous m'aviez aussi parlé de créer de nouveaux Corps Dormants. On n'aura pas besoin de ce que vous voulez justement supprimer, pour faire ça ?

- Je ne suis pas complètement au fait des détails de ce procédé, mais je suis certain qu'il n'a rien à voir avec une procréation. Il s'agit de dupliquer un organisme et non pas d'en créer un nouveau. Comme vous le savez, un enfant n'est jamais la réplique exacte de ses parents, mais un Corps Dormant est la copie intégrale du Corps de l'Empereur.

- Il va falloir qu'on m'explique ça en détail.

- Je suis certain que ce sera fait à votre entière satisfaction, Sire.

- Subadar, je sens que vous êtes mal à l'aise, mais... Subi !!! Subi, c'est comme ça que je vous appelais ! Le petit Subi !

- Sire ?

- Pendant un instant, ça m'est revenu. Je vous ai vu, c'était vous ! Vous aviez à peu près l'âge d'Ambar et je vous tenais par la main.

Subadar avait pâli. Il s'accrochait des deux mains au dossier d'un siège alors que Julien, tout à l'excitation de sa découverte, continuait de décrire ce qu'il venait de vivre.

- C'était dans la bibliothèque privée, là où il y a le klirk de la Chambre-Ailleurs. Vous n'aviez pas l'air rassuré. Nom d'un chien ! Subi ! Je vous aimais bien. Vous étiez mon meilleur disciple, le plus prometteur. Vous vous souvenez ?

Subadar dut faire un effort visible pour se reprendre et répondre.

- Comment pourrais-je oublier ? Il s'agit certainement du jour où vous m'avez pour la première fois emmené avec vous. Dois-je comprendre que vous avez retrouvé vos souvenirs, Sire ?

- Je ne sais pas. Pour l'instant, c'est tout ce qui me revient. Mais c'est vraiment bizarre, pendant un moment, j'ai eu l'impression d'être quelqu'un d'autre. Je ne suis pas sûr d'aimer ça. Mais vous, je vous aimais bien. Remarquez, je vous aime bien aussi comme ça, vous savez.

- Merci, Sire.

- Subadar. J'ai l'impression qu'on se connaît depuis vraiment longtemps. Combien de temps, au fait ?

- Heu... en tenant compte du temps ou vous avez été absent, un peu plus de quatre-vingt cycles, Sire.

Julien eut un petit sifflement.

- Eh bien, vous ne faites pas votre âge ! Bon. Si on se connaît depuis si longtemps, pourquoi est-ce que vous êtes si guindé avec moi ? Je vous terrorisais, dans le temps ?

- Oh, non ! Certainement pas !

- Alors, qu'est-ce qu'il y a ? C'est maintenant que je vous fais peur ?

- Eh bien, en quelque sorte, oui. Un peu.

- Je ne vous ai pourtant jamais menacé. Enfin, je ne crois pas.

- Il ne s'agit pas de cela, Sire.

- Julien. Appelez-moi Julien. J'y tiens. Alors, qu'est-ce qu'il y a ?

- Julien, quand vous êtes-vous regardé pour la dernière fois dans un miroir ?

- Je me suis regardé ce matin, pour me coiffer. C'est mes cheveux trop longs qui vous tracassent ?

- Vos cheveux sont très bien. Je dirais même qu'ils sont trop bien. Tout comme le reste de votre personne.

- Merci. Et c'est ça qui vous ennuie ?

- S'il n'y avait que cela, ce ne serait pas un problème. Mais vous n'êtes pas seulement trop beau, vous êtes aussi gentil, généreux, drôle, affectueux, fidèle, intelligent, attentionné. Vous êtes aimable, Julien.

- N'en jetez plus ! C'est trop de compliments. Mais je ne vois pas pourquoi ça vous dérange.

- Faut-il vraiment que je vous explique ?

- S'il vous plaît.

- Bien. Vous aimez Ambar, je crois ? En fait, j'en suis certain. Eh bien, je pourrais, moi aussi, vous aimer comme vous aimez Ambar.

- Heu... Ça existe, par ici, ce genre de chose ?

- Oui, cela existe. Mais la question n'est pas là.

- Quand même ! Est-ce que ça veut dire que vous êtes comme... comme Gradik et Tenntchouk ?

- Vous voulez savoir si mes goûts me portent à préférer les hommes ? Non. J'ai eu deux épouses et... je n'ai partagé mes jeux avec des garçons que jusqu'à ce que j'aie l'âge d'aller voir du côté des filles.

- Eh bien alors ? Je ne vois pas où est le problème.

- Le problème est que ce genre de chose échappe à la volonté et que depuis votre retour, je ne peux m'empêcher de... de ressentir pour vous une affection trop forte.

- Et c'est mal ?

- Je ne sais pas. Honnêtement, je ne sais pas. Mais j'avoue que j'ai peur de ce que j'éprouve. Il m'arrive de souhaiter avoir de nouveau votre âge et de pouvoir... Comprenez-moi bien. Je n'ai pas eu ce genre de désir depuis que j'ai atteint seize ou dix-sept cycles. Et maintenant... Et pour finir, nous nous retrouvons ici à discuter de vos... de votre intimité. C'est extrêmement troublant.

- Je crois que je commence à comprendre.

- Et puis, voici que vous vous souvenez de moi lorsque j'étais ''le petit Subi''. Pendant une seconde, je crois que j'aurais donné n'importe quoi pour être de nouveau cet enfant.

- Et c'est si grave que ça ?

- Je suis le Grand Maître du Cercle des Arts Majeur ! Je ne suis pas censé tomber amoureux d'un gamin ! Et si ce gamin, en plus, est l'Empereur lui-même...

- Pour l'instant, vous savez, je ne me sens pas vraiment empereur. Et quand bien même. Comme vous me l'avez dit, vous n'y pouvez rien et moi, ça ne me dérange pas. Je suis content que vous soyez mon ami. Si vous êtes un peu plus que ça, je peux le prendre comme un compliment. Vous n'allez pas me sauter dessus, non ?

Subadar ne put s'empêcher de sourire.

- Non. Bien que l'envie pourrait m'en venir. Mais je sais me tenir. Du moins, je l'espère.

- Bien, alors détendez-vous. Vous n'êtes pas jaloux, au moins ?

- Non. Envieux, peut-être, par moments... Mais vos amis peuvent être tranquilles, je ne leur souhaite que du bien. Et si je sais que j'ai aussi un peu de votre amitié, je serai un homme comblé.

- Vous avez mon amitié, Subadar. Toute mon amitié, c'est une chose qu'on peut partager sans en retirer aux autres. Évitez juste de faire des yeux de crapaud mort d'amour quand on est en société et tout ira bien.

Cette fois, Subadar rit franchement.

- Je ne sais pas ce qu'est un crapaud, mais je vois très bien ce que vous voulez dire. Soyez sans crainte.

- Et moi, j'essaierai de garder mon laï tiré bien en-dessous des genoux quand je viendrai vous voir. Il ne faut pas tenter le Diable, comme on dit chez moi.

- Il ne faudrait pas non plus tomber dans un excès de pruderie.

- C'est vrai. Vous viendrez à la petite fête, ce soir ?

- Est-ce une invitation ?

- Bien sûr ! Vous êtes un ami, souvenez-vous.

- Je ne l'oublierai pas.

- Une dernière chose. Ugo est au courant de tout ça ?

- Yol est mon chenn-da. On ne peut rien cacher à son chenn-da.


 

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