JULIEN

II

 

Chapitre 21


 

Drosera, népenthès...


 

L'histoire était d'une banalité affligeante. Comment la jalousie et l'ambition pouvaient aveugler à tel point des hommes par ailleurs d'une intelligence brillante demeurerait sans doute à jamais un mystère. Toujours est-il qu'Ajmer se sentait à l'étroit dans son rôle, pourtant essentiel, de Premier Conseiller de son Noble Cousin Aldegard. Son épouse, Dame Denndea, n'avait cependant rien d'une Lady Macbeth et, les rares fois où il s'était aventuré à formuler le souhait d'un sort plus glorieux, elle lui avait doucement rappelé qu'il jouissait déjà, du fait de la faveur de son cousin, d'un pouvoir et d'une opulence fort au-dessus de ce que sa naissance aurait pu lui laisser espérer. Les choses en seraient vraisemblablement restées là si, peu après le retour inespéré de l'Empereur sous les traits quelque peu décevants d'un gamin hors-monde et ignorant, il n'avait fait la rencontre fortuite d'un homme se présentant comme l'émissaire d'un mystérieux Mouvement pour la Restauration d'un Empire Authentique.

Ajmer était loin d'être un imbécile et son premier mouvement fut d'avertir le Premier Sire Aldegard et de lancer sa police à la recherche de ce soi-disant mouvement. Aldegard traita la nouvelle avec exactement le même intérêt modéré qu'il avait montré par le passé pour une bonne quinzaine d'affaires de la même eau et autorisa l'enquête de routine qui, incapable de retrouver la trace de l'émissaire, conclut bientôt à l'inexistence d'une menace réelle. Sans doute un aigrefin avait-il voulu entraîner Ajmer dans un pseudo-complot dans le but de le faire ultérieurement chanter. Non, décidément, tout cela n'avait rien à voir avec la menace autrement plus sérieuse qui semblait peser sur Yulmir depuis les tristes événements survenus une douzaine de cycles auparavant.

C'est peu après la seconde disparition et le retour difficile de celui qu'il avait beaucoup de mal à considérer comme Yulmir qu'Ajmer fut de nouveau contacté. On s'employa alors à lui démontrer que l'Empire ne résisterait pas longtemps sous la férule capricieuse d'un enfant visiblement dépassé par le rôle qu'on voulait lui faire jouer, et manipulé par des personnages plus soucieux de préserver leurs privilèges et le pouvoir qu'ils pouvaient ainsi exercer que de faire progresser des hommes dont les compétences risquaient, en fait, de leur faire de l'ombre. De plus, le système obsolète qui régissait les Neuf Mondes bridait toute possibilité de développement sous prétexte de préserver l'univers connu d'hypothétiques catastrophes. On maintenait ainsi de force les hommes et les autres espèces pensantes dans un état d'arriération qu'il n'était pas tolérable de prolonger alors que le cœur même du système, l'Empereur qui en garantissait le bon fonctionnement, n'était manifestement guère plus qu'un imposteur, une marionnette dont le Conseil des Miroirs tirait les ficelles.

En d'autres circonstances, Ajmer aurait certainement eu bien des arguments à faire valoir face à un raisonnement qu'il sentait bien, au fond de lui-même, quelque peu spécieux. Mais ce raisonnement allait, quelque part, dans le sens de ses propres récriminations et il ne fut pas très difficile de le persuader que les objections qu'il aurait pu opposer étaient le fait d'une éducation outrageusement orientée vers la perpétuation d'un ordre à la fois inique et rigide. Son interlocuteur lui fit aussi opportunément remarquer que la malheureuse affaire des Ksantiris était, après tout, le symptôme du fait que d'autres étaient prêts à se dresser contre l'oppresseur, même si leur échec prouvait qu'il leur avait manqué le conseil d'un allié avisé...

Il faillit malgré tout se confier de nouveau à Aldegard, mais ce dernier semblait le tenir de plus en plus à l'écart des affaires concernant l'Empereur, le cantonnant au tâches relatives à la gestion du domaine des Bakhtars. Il développa aussi une solide inimitié pour Tannder dont les fréquents entretiens en privé avec le Premier Sire semblaient coïncider avec une tendance de ce dernier à laisser son Premier Conseiller dans l'ignorance d'affaires importantes.

Il fut bientôt mûr pour se laisser entraîner dans des contacts de plus en plus fréquents qui débouchèrent sur une coopération avec ses nouveaux alliés qui consista surtout à les informer de ce qu'il pouvait apprendre des mesures concernant Julien et son équipe et à faciliter l'entrée des appartements privés et des salles de conseil des Bakhtars aux agents, toujours différents, chargés d'y implanter des capteurs.

Il éprouva cependant un choc brutal lorsqu'il découvrit que ses ''alliés'' n'étaient en fait originaires d'aucun des Neuf Mondes et que la base secrète dans laquelle il avait été transporté, sans l'aide du moindre Passeur, pour un ''entretien'' était en fait située sur le satellite d'une gigantesque planète gazeuse absolument ignorée de l'astronomie du R'hinz. Là, il se trouva brutalement placé au pied du mur : soit il acceptait de participer activement à la conquête de Nüngen et, accessoirement, du R'hinz et il aurait alors une place de choix au sein du pouvoir mis en place ; soit il se trouvait pris de scrupules tardifs et il risquait alors de contrarier des personnages connus à la fois, lui dit-on, pour leur puissance et pour leur manque de patience. Il ''choisit'' évidemment de participer, avec tout l'enthousiasme qu'il était encore capable de feindre, à la conquête des Neuf Mondes.

Pour couronner le tout, ceux qu'il devait bien se résoudre à considérer comme ses nouveaux maîtres lui réservaient une dernière surprise : l'apparition, sur la plate-forme de transfert de la base, de Maître Tannder et trois de ses hommes, qui furent instantanément enveloppés d'un nuage de gaz paralysant. Observé de près comme il l'était, il ne pouvait faire moins que d'exprimer de son mieux une jubilation qu'il était loin de ressentir malgré la haine qu'il nourrissait à l'égard du Guerrier. D'où cette exclamation destinée, croyait-il, aux seules oreilles de ses alliés et qui fut si malencontreusement perçue par un homme qu'il croyait inconscient.


 

Depuis, le Noble Premier Conseiller vivait dans l'inquiétude.


 

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Lorsqu'il eut écouté avec Julien le compte-rendu du sondage préliminaire d'Ajmer, Dennkar afficha une mine si possible encore plus sombre.

- Il n'y a rien d'utilisable dans tout cela. Rien, en tout cas qui nous donne un indice de l'endroit où chercher Tannder. Prendre d'assaut cette base, outre que ce serait extrêmement difficile, ne nous avancerait pas à grand chose. Aïn et Wenn Hyaï sont formels : il ne s'y trouvait déjà plus lorsqu'ils ont sondé le bâtiment. Je crains, Sire qu'il ne nous faille considérer Tannder comme perdu.

- Vous irez annoncer ça à Karik ! Et d'ailleurs, moi non plus, je ne suis pas prêt à abandonner avant d'avoir vu son cadavre.

- On est encore en train de sonder Ajmer pour tenter de déceler des indices qui pourraient avoir échappé au premier sondage.

- Dites à Subadar que ça suffit pour l'instant et demandez à Aïn de nous rejoindre.


 

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Chapitre 22


 

Raid


 

- Sire ! Je ne peux pas vous laisser commettre cette folie.

- Dennkar, je suis le mieux qualifié pour ça. Avec Xarax, je pourrai repérer l'endroit où ils détiennent Tannder. Il suffit que nous soyons sur le même monde.

- Xarax ne vous donnera qu'une indication de direction.

- C'est mieux que ce que n'importe qui d'autre peut faire.

- Prêtez-moi Xarax. Il m'indiquera une direction aussi bien qu'à vous. Et moi au moins, je suis entraîné à me battre.

- C'est vrai, mais moi, je suis un Passeur. Dès que je verrai Tannder, il sera hors de danger.

- Emmenez-moi avec vous, alors.

Julien prit le temps de réfléchir quelques secondes.

- J'aimerais bien. Mais ce n'est pas une question de nombre. Nous n'allons pas envahir une place forte. Aïn va nous emmener jusqu'à cette base et, de là, je compte bien trouver un chemin vers Tannder. Si ses hommes sont avec lui, nous les ramènerons aussi. Sans quoi, même Xarax ne pourra pas nous indiquer où il faut chercher. Il a ''goûté'' Tannder, pas les autres.

- Moi, je viens !

- Karik ! Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu es censé dormir !

- J'ai dormi suffisamment. Je viens avec toi. Tu ne peux pas me refuser ça. Tu as besoin de quelqu'un qui sache se servir d'une arme.

- Mais...

- Sois honnête. Tu ne peux pas y aller tout seul. Tu devrais fuir ou bien te faire massacrer aussitôt que tu rencontrerais un garde. Tu dois choisir quelqu'un pour t'accompagner.

- Mais...

- Je suis aussi bon que n'importe qui. Je l'ai prouvé. Et moi, je ne te dis pas que tu devrais rester ici. Si tu veux risquer ta peau pour Tannder, ça te regarde, et même, je suis d'accord. Les autres te diront que tu ne devrais pas, que tu es l'Empereur, et tout ça... Moi, je te dis simplement que si tu veux, je peux vraiment t'aider à ramener Tannder et te protéger si tu en as besoin.

Niil s'apprêtait à protester, mais Karik l'arrêta d'un geste. Il avait manifestement préparé ses arguments.

- Toi, tu es Premier Sire des Ksantiris. Et puis ça m'étonnerait que Julien soit d'accord pour que tu laisses ton petit frère tout seul en cas de malheur. Et en plus, ajouta-t-il pour faire bonne mesure, je suis meilleur que toi avec ces armes de poing.

Niil s'était levé pour répliquer, mais Julien ne lui laissa pas non plus le temps de parler.

- Ce n'est pas la peine de vous disputer. J'emmène Karik. Et on part tout-de-suite. On a assez perdu de temps comme ça.

Wenn Hyaï aboya littéralement :

- Ye wiens aussi !

Puis il se pressa contre Julien :

- Je ferai équipe avec Karik pour vous protéger. Comme cela, Aïn et vous pourrez vous concentrer uniquement sur l'essentiel.

- Comme vous voudrez. On dirait que ce n'est plus moi qui commande.


 

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Aïn et Wenn Hyaï connaissaient, d'une certaine façon, le chemin et Julien, contrairement à Karik, put voir comment ils se dirigeaient vers cette planète inconnue alors que Xarax enregistrait dans sa mémoire infaillible tout ce qu'il pouvait percevoir des détails complexes de cette navigation. Ce qu'il ne pouvait enregistrer, et que Julien ne pouvait lui-même appréhender, c'est la façon dont les Passeurs sondèrent subtilement les lieux avant d'émerger dans l'espace normal. Il n'était pas question d'apparaître au beau milieu d'un groupe d'ennemis prêts à les capturer. Ils se matérialisèrent à quelque distance d'une construction trapue qui dépassait à peine du sol et qui devait s'enfoncer sous la surface. L'air était froid, mais parfaitement respirable, quoiqu'un peu ténu. Ce qui n'était pas garanti au départ car le bâtiment aurait pu bénéficier d'une atmosphère artificielle. Il faisait nuit, mais une bonne partie du ciel était occupée par l'orbe bleu vert de la géante gazeuse autour de laquelle orbitait la planète et qui faisait office de miroir, dispensant une lumière froide d'une telle intensité qu'on aurait pu lire sans peine un annuaire de téléphone. Sans lâcher la main de Karik qu'il tenait depuis le départ, il fit un pas pour s'installer sur une surface un peu moins inconfortable du sol rocheux et ressentit une sensation déconcertante qu'il ne parvint pas à identifier immédiatement. Xarax, lui, avait visité des endroits où l'on pouvait faire ce genre d'expérience.

- La pesanteur. Elle est un peu moins forte que sur les Neuf Mondes. Il faudra faire attention si tu dois courir ou te battre. Tannder est sur ce monde, et il est vivant, ajouta-t-il.

Il avait été décidé que, quoi qu'il advienne, le groupe ne se séparerait pas et que, contrairement à ce qu'il avait fait sur Dvârinn, Xarax ne partirait pas en éclaireur. Ils procédèrent donc par petits bonds successifs pour réaliser leur approche et il fallut toute la virtuosité des deux Passeurs chevronnés pour réaliser un tel exploit. En effet, une chose était de bondir d'un klirk à l'autre au-travers des étendues immenses de l'espace ; c'en était une tout autre de pratiquement ramper à la surface d'un monde sans la moindre idée de la distance qu'on devrait couvrir et avec l'obligation, à chaque étape, de tenter de déterminer non seulement la direction dans laquelle on devait aller, mais aussi le point d'où l'on était parti. Sous peine de tourner indéfiniment sans jamais trouver ce qu'on cherchait.


 

Ils finirent cependant par déterminer une zone où Tannder se trouvait certainement. Ils avaient pour cela parcouru, en quelques dizaines de bonds, une distance suffisante pour les amener dans la partie diurne de la planète, sur la rive d'une mer agitée par ce qui semblait être une tempête d'autant plus dangereuse que la gravité moindre favorisait la formation de vagues gigantesques que leur inertie propulsait contre des falaises granitiques en véritables raz-de-marée. Des nuages bas et d'un gris fuligineux filaient à grande vitesse, ne laissant apercevoir que par instants le point de lumière vive d'une étoile dont il valait certainement mieux ne pas recevoir directement le rayonnement. La seule végétation était constituée de sortes de lichens roux accrochés à la roche et gorgés d'eau comme des éponges. Cependant, bien que Xarax soit formel, aucun bâtiment n'était visible et il fallut recourir encore au talent des Passeurs pour explorer les environs.


 

Wenn Hyaï finit par trouver une énorme cavité, comme une bulle qui avait dû se former lors du refroidissement du magma primitif et qui abritait effectivement des installations ainsi qu'une petite population humaine. L'entrée en était certainement dissimulée quelque part dans le paysage dantesque, mais il n'était pas nécessaire de la rechercher. Ils se transportèrent dans l'angle d'un grand hall qui évoqua à Julien la salle des machines d'un vaisseau transatlantique, si ce n'était le fait qu'il y régnait un silence impressionnant, troublé seulement par une pulsation lente à la limite de l'audible. D'énormes masse de métal gris ne formaient pas des structures qu'il eût pu identifier, mais suggéraient qu'une puissance énorme était à l'œuvre dans leurs entrailles. La température était douce et faisait un contraste agréable avec le froid humide qui régnait à l'extérieur. Une lumière uniforme et vaguement bleutée rayonnait du plafond, une trentaine de mètres plus haut. L'endroit était désert et ils en profitèrent pour se concerter et détendre leurs muscles crispés par le froid.

- Tannder est tout près, annonça Wenn Hyaï, et il est seul. Le sortir de là ne devrait pas être trop difficile. Mais nous ne savons pas si les deux autres sont ici. Il va falloir chercher un peu.

- Il faut nous en tenir à ce qui a été décidé, déclara Aïn : Julien va ramener Tannder immédiatement et nous ferons ce que nous pourrons pour retrouver les autres avec Karik.

À cet instant, un claquement de pas précipités les avertit que des hommes couraient dans le hall et n'allaient pas tarder à les découvrir. Leur seule présence avait déclenché une alarme silencieuse et, très probablement, la diffusion d'un aérosol paralysant. Ils s'écroulèrent l'un après l'autre, foudroyés par un neurotoxique qui agissait par simple perfusion à-travers l'épiderme et n'avait pas même besoin d'être respiré pour agir. Quatre gardes revêtus d'épaisses combinaisons isolantes et de masques respiratoires s'approchèrent au petit trot.


 

Le claquement sec, quatre fois répété, de l'arme de Karik interrompit brutalement et définitivement leur course et les membres ''paralysés'' du commando se relevèrent et disparurent en parfait synchronisme. Ils venaient de gagner plusieurs précieuses minutes de répit.


 

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L'expérience douloureuse du Guerrier récupéré lors de la première expédition s'était révélée précieuse en cela qu'elle les avait au moins avertis de la méthode employée pour sa capture et les experts en armement avaient pu leur fournir une contre-mesure qu'on pouvait penser efficace. La membrane filtrante de la plate-forme d'observation de Tandil pouvait être utilisée à bien d'autres choses, et l'une de ces applications était une sorte de sac transparent, extrêmement extensible qui s'adaptait parfaitement à la forme du corps et formait la meilleure des tenues de protection chimique ou bactériologique qu'on pût rêver sans avoir l'inconvénient d'obliger à porter, en plus, un masque respiratoire. Elle n'était d'aucune utilité contre toutes les formes de radioactivité mais en l'occurrence, elle avait parfaitement rempli son office.

Tannder se trouvait seul, inconscient, dans une sorte de croisement entre une salle de torture et un bloc opératoire ultra sophistiqué. Plusieurs tuyaux étaient reliés à son corps et transportaient des fluides impossibles à identifier. Il portait les traces sanglantes des violences qu'il avait subies et Julien préféra ne pas s'attarder à les interpréter. Tirant son nagtri, il trancha sans hésiter tout ce qui pouvait rattacher Tannder à ce lieu de géhenne et l'emporta sans plus attendre jusqu'à la Table d'Orientation puis jusqu'au klirk de la base où l'attendait l'équipe des Maîtres de Santé. Il passa alors un long moment dans une salle de décontamination où il fut soigneusement récuré avant d'être autorisé à se défaire de son enveloppe protectrice. Dennkar le rejoignit alors qu'il enfilait un laï immaculé et, sans attendre sa question, il l'informa du reste de l'opération :

- Karik et les Passeurs sont rentrés. Ils sont à la décontamination. Les deux Guerriers restants sont morts. Ils s'en sont assurés avant de revenir. Ils ont placé leur charge d'explosifs dans la salle où se trouvaient les machines, mais ils n'ont pas attendu pour constater le résultat. Avec un peu de chance, il ne restera aucun indice de ce qui s'est produit lorsqu'on s'apercevra que cette base ne répond plus.

- Et Tannder ?

- Les Maîtres de Santé ne peuvent pas encore se prononcer. Il doivent d'abord débarrasser son organisme des poisons qui lui ont été injectés. Malgré tout, Sire, je crois que nous pouvons considérer cette opération comme un succès.

- Maître Dennkar. Si ça, c'est un succès, je n'ose pas penser à ce qui se passera quand on essuiera une défaite.


 

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