JULIEN

II

 

Chapitre 19


 

Le silence est d'or...


 

- Il faut retourner chercher Maître Tannder ! Tout-de-suite !

- Calme-toi, mon garçon - Dennkar parlait d'une voix posée, dépourvue de la moindre impatience. Il faut attendre que Wenn Hyaï revienne avec des renseignements.

- Mais, on n'a pas le temps d'attendre !

- Si. Les Maîtres de Santé des Bakhtars vont stabiliser l'état du Guerrier que vous avez ramené pendant que Wenn Hyaï apprend tout ce qu'il pourra. Il connaît la façon de s'y prendre et il reviendra avec plus de renseignements que tu ne crois.

- Mais il était peut-être là, tout près !

- Non. Aïn me dit qu'il a sondé tout le bâtiment avant de sortir de l'En-dehors. Il n'y avait que ce Guerrier et aucune trace d'un autre saut à-partir de cet endroit. S'ils ont emmené les autres prisonniers ailleurs, ils l'on fait en utilisant des moyens conventionnels et les Passeurs ne peuvent pas suivre leur piste.

- Qu'est-ce qu'on va faire, alors ?

- D'abord, tu vas te calmer. Tu as bien exécuté ta part de cette mission. Maintenant il...

- Ça n'est pas vrai! J'ai failli tout gâcher. Et je me suis évanoui.

- Aïn m'a dit ce que tu as fait. Tu t'en es très bien tiré. Pour le reste... Il est normal que tu aies été bouleversé. C'est le contraire qui serait inquiétant. La mort violente n'est pas une chose plaisante. Et on ne s'y habitue jamais. Ou alors, on est gravement en danger de perdre son âme. Je suis désolé d'avoir dû te laisser accomplir une tâche qui aurait dû me revenir.

- Non. Je suis content de pouvoir faire quelque chose pour aider à retrouver Maître Tannder. Mais je voudrais qu'on continue à le chercher.

- C'est ce que nous faisons.

Karik sursauta. Il n'avait encore jamais entendu la voix bizarre de Wenn Hyaï. Celui-ci venait d'apparaître sans bruit sur le klirk à trois pas derrière le garçon. Il s'approcha et Aïn se joignit à eux pour tenir conseil.

Wenn Hyaï avait amené le Guerrier jusqu'à la Tour des Bakhtars où il avait été immédiatement pris en charge par les Maîtres de Santé, mais l'homme avait insisté pour faire son rapport et avait donc totalement ouvert son esprit au Passeur durant les quelques instants nécessaires pour qu'il explore et enregistre le souvenir des événements des dernières heures. Il n'avait pas compris comment exactement, après avoir pénétré dans la maison, ils s'étaient soudain retrouvés sur une plate-forme dans une sorte de grand hall rempli d'énormes armoires de métal bourdonnantes. Il avait réagi avec toute la vitesse développée au cours d'une vie consacrée à l'Art du Combat mais, alors qu'il s'apprêtait à se mettre en position de défense, il avait soudain perdu tout contrôle sur son corps et s'était écroulé sans pouvoir faire autre chose que respirer. Il fut aussitôt entouré d'hommes, manifestement des combattants, et installé sur une sorte de table métallique roulante qui se mit aussitôt en route. Bien qu'il fût incapable de bouger même ses yeux, il pouvait entendre et, par delà les phrases échangées dans un langage qu'il ne reconnaissait pas, il perçut des bruits qui lui indiquaient que ses compagnons étaient vraisemblablement traités de la même façon. Avant que son chariot ne quitte la salle, il eut même la surprise d'entendre quelqu'un s'exclamer en tünnkeh :

- Eh bien, Maître Tannder, on s'est fait prendre comme un débutant ? Je n'en espérais pas tant.

Le reste était un pur cauchemar. Grâce à son entraînement, l'homme avait plutôt bien résisté aux souffrances qu'on lui avait infligées, mais l'utilisation d'une chimie particulièrement efficace avait fini par avoir raison de sa résistance et il s'était mis à parler jusqu'à n'avoir plus rien à dire. Mais son calvaire n'avait pas cessé pour autant. L'équipe d'interrogateurs avait été remplacée par une autre, composées de personnages plus jeunes qui avaient entrepris de tester sur lui les méthodes les plus barbares, sans même prendre la peine de l'interroger. Il n'était plus, pour eux, qu'un sujet d'expériences, et la souffrance jusqu'aux limites sans cesse repoussées de la perte de conscience semblait être leur seul but. C'est au plus profond de ce désespoir qu'il avait été sorti de leurs griffes. Les Maîtres de Santé, ignoraient encore l'étendue des dégâts causés à son organisme et ils étaient des plus réservés en ce qui concernait sa santé mentale.

Ce compte-rendu épouvantable, s'il plongea Karik dans une inquiétude redoublée du sort de Tannder, eut quand même pour effet de faire disparaître la culpabilité qui commençait à le ronger à son insu. Le meurtre de trois exécutants d'ordres auxquels ils ne pouvaient se soustraire devenait, tout-à-coup, la suppression nécessaire de créatures malfaisantes. À partir d'une telle base, on allait pouvoir l'aider à reconstruire une image de lui-même qui avait été sérieusement ébranlée.

Mais le plus intéressant, dans cette lamentable histoire, était que Wenn Hyaï, avec sa Mémoire surentraînée de Passeur, avait fini par identifier la voix qui avait nargué le malheureux Tannder.


 

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Chapitre 20


 

Ajmer


 

- Vous êtes certain Wenn Hyaï ?

- Sans le moindre doute, Sire.

- Il faut prévenir Aldegard.

- Rien ne dit qu'il n'est pas complice, intervint Dennkar. Le Noble Sire Ajmer est son Premier Conseiller, en plus d'être son cousin.

- Si Ajmer est bien celui que Wenn Hyaï a reconnu...

- J'en suis absolument certain, Sire.

- S'il est bien de mèche avec l'ennemi, je ne veux plus qu'on lui donne du Noble Sire. Ça peut vous paraître idiot, mais j'y tiens. Quelqu'un a des suggestions à faire, à part lui tomber dessus dès qu'on pourra le trouver ?

- La sagesse voudrait que nous gardions pour nous cette information avec l'espoir d'en tirer profit, dit Dennkar, mais je suis conscient que la sagesse n'est pas vraiment la conseillère qu'il nous faut si nous voulons tenter de sauver Tannder et ses hommes. Mais aller trouver Aldegard pour lui révéler ce que nous savons...

- Il n'y a qu'à l'enlever, suggéra Niil. Il doit bien rentrer chez lui, non ? Et s'il est chez lui, je suis sûr que nos amis Passeurs peuvent lui faire faire un petit voyage. Ou alors, pour refuser, il faudra qu'il invente une histoire, qu'il dise, par exemple, qu'il s'en va visiter tel ou tel domaine, et là, on pourra prouver au moins qu'il n'est pas clair. Évidemment, si Aldegard est dans le coup, ça risque de ne pas être facile.

- Qu'en pensez-vous Aïn ?

- Le Code moral des Passeurs est formel : on ne peut transporter une personne contre son gré que si elle a dûment été condamnée par la justice.

- Les autres ne se gênent pas ! S'indigna Niil.

- C'est ce qui fait toute la différence entre eux et nous, intervint Maître Subadar. Croyez-moi, il y a de bonnes raisons derrière ces règles. De plus, le Passeur qui s'y essaierait perdrait immédiatement son Don. C'est pourquoi je crois peu probable qu'un Passeur soit mêlé à cette affaire.

- Vous dites, reprit Niil, qu'un Passeur qui transporterait quelqu'un de force...

- Pas de force, mais contre son gré en dehors d'un mandat légal. On peut parfaitement transporter quelqu'un sur Tandil, même s'il n'en a pas envie.

- Bon. Un Passeur qui ferait ça perdrait son Don ? Comment est-ce que c'est possible ?

- C'est une chose implantée dans leur esprit lors de l'Ouverture du Don. Cela fait partie du processus. On ne peut pas ouvrir le Don sans cela. Si Aïn essayait de vous transporter contre votre volonté, il ressentirait d'abord un grand malaise, puis des nausées. Et s'il essayait vraiment de passer outre malgré tout, quelque chose dans son esprit se briserait et il perdrait son Don.

- Mais Julien a bien transporté un ghorr, et il n'était certainement pas d'accord.

- Il s'agissait d'un ghorr. Cette créature ne devrait même pas exister. Et d'ailleurs, elle ne peut pas exister sans ceux qui la produisent. Elle est heureusement incapable de se reproduire. Mais il aurait pu aussi bien transporter un adversaire humain. Si on attaque un Passeur, la règle ne s'applique plus. Certains ont payé très cher pour l'avoir oublié.

- Peut-être l'Empereur n'est-il pas soumis à cette règle ?

Assis près de son élève favori, le mathématicien venait d'émettre le doute qui s'insinuait depuis un moment dans l'esprit de Julien. Pour une fois, Subadar parut à court de réponses. Il finit quand même par dire :

- C'est possible en effet, mais je ne me fierais pas à ce genre de supposition.

- On pourrait facilement tenter l'expérience, insista Sandeark. Sire Julien pourrait essayer de me transporter malgré moi.

- Ça ne prouverait rien. Je pense que ni vous, ni personne ici n'est capable d'opposer une résistance réelle. Il faudrait pour ça être absolument convaincu qu'il s'apprête à nous emmener vers un sort épouvantable. Nul d'entre nous ne peut même essayer de s'en persuader.

- Autrement dit, conclut Julien, on ne le saura que si j'essaie. J'ai l'impression qu'il va falloir faire confiance à Aldegard. Dennkar, c'est vous le Guerrier. Qu'est-ce que vous suggérez ? Il ne faut pas que l'opération se retourne contre nous.

- Exactement, Sire. Si Ajmer est l'homme de l'ennemi, ses vêtements doivent être truffés de capteurs et même peut-être de localisateurs, bien que rien pour l'instant ne nous permette de penser que des localisateurs existent. Notre seule chance d'avoir un entretien vraiment privé avec lui est de le capturer absolument nu. Je suis à peu près certain que l'ennemi a aussi dissimulé des capteurs dans la Tour des Bakhtars, et particulièrement dans les salles où Aldegard reçoit ses hôtes ou tient conseil. Peu-être même a-t-il piégé aussi ses vêtements.

- Vous êtes sûr que vous n'exagérez pas pas un peu ?

- Sire, je suis peut-être trop méfiant, mais nous ne pouvons rien négliger.

- Bien, ne perdons pas de temps. Comment comptez-vous faire ?


 

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- Que je convoque Sire Ajmer ? À cette heure de la nuit ?

- Non, Aldegard. J'aimerais que vous alliez vous-même le chercher. Chez lui, dans son clos personnel.

- Mais, Sire, ce serait une violation de toutes les...

- Aldegard, je crains qu'Ajmer n'ait lui-même commis des actes qui sont en violation de toutes ses allégeances. Je veux que vous compreniez que je lui offre une toute petite chance de de sauver sa Maison de l'anéantissement. Avec votre aide, nous pourrons peut-être lui donner l'occasion de racheter en partie sa faute. Voulez-vous nous y aider ? S'il est innocent, je lui présenterai moi-même des excuses.

- Bien sûr, je vous y aiderai. Sans cela je n'aurais pas suivi Maître Dennkar jusqu'ici uniquement vêtu d'un laï qu'il m'a remis de votre part avec ce mot portant votre Marque. Et d'ailleurs, j'ignore où nous sommes.

- Moi aussi. Seuls nos Passeurs le savent, mais j'ai de bonnes raisons de croire que nous sommes dans un endroit où personne n'a la moindre chance de nous trouver.

- Ça ressemble à un abri datant des guerres Zarlines, sur Yrcandia.

- C'est possible, mais de toute façon, je le quitterai dès que vous serez parti et nous nous retrouverons ailleurs. C'est une précaution que nous continuerons de prendre tant que nous n'en saurons pas un peu plus sur l'ennemi. Donc, puisque vous acceptez de nous aider, vous allez tirer votre cousin de son lit, et en silence. Puis vous lui remettrez ce message qui l'avertit du danger mortel qu'il court à dire ne serait-ce qu'un mot qui pourrait faire penser qu'il se passe quelque chose d'inhabituel et vous veillerez à ce qu'il ne porte pas d'autre vêtement que ce laï que voici. Vous l'emmènerez ensuite auprès d'Aïn qui le ramènera près de moi avec vous. Le message que vous lui remettrez le met en garde contre le fait de s'opposer à son transport. S'il a la prudence de fermer sa bouche et l'intelligence suffisante pour croire que je préfère le garder en vie et – peut-être - faire preuve de clémence s'il reconnaît ses erreurs et décide de nous aider, je m'engage à ce que sa maison ne subisse pas les conséquences de sa traîtrise. Pour ce qui est de son sort personnel, son entière coopération pourra sans doute l'adoucir dans une certaine mesure. Est-ce que tout est bien clair ?

- Oui, Sire. Je réveille Ajmer en lui imposant le silence et je lui remets votre message. Je m'assure qu'il ne porte rien d'autre que ce laï et je le ramène près de vous.

- C'est ça.

- Et, Sire...

- Oui ?

- J'aimerais avoir l'assurance que vous me permettrez de le défier personnellement au cas où il ne se montrerait pas suffisamment coopératif.

- Si jamais, à cause de lui, on ne récupère pas Tannder vivant, je vous serai personnellement reconnaissant de le tuer à ma place.

Lorsque Julien se tut, il s'aperçut qu'il tremblait. Jusque-là, il n'avait pas eu conscience de la rage qui l'habitait.


 

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Le dépôt d'armes interdites de Der Mang était certainement un des lieux les plus sécurisés de tout l'Empire et c'est là que Julien attendait Ajmer lorsqu'il reparut avec Aldegard. Julien l'avait aperçu à l'occasion depuis la cérémonie de transmission des Marques d'Ambar, mais le fier Bakhtar semblait avoir perdu beaucoup de sa superbe et comme ça, vêtu d'un laï blanc et l'air vaguement piteux, il lui rappela une gravure d'un livre d'histoire qui représentait la reddition des Bourgeois de Calais à Édouard III d'Angleterre. Soutenu par la présence à ses côtés non seulement de Niil et de Dennkar, mais aussi de Maître Subadar, Julien exposa la situation dans des termes soigneusement mis au point :

- Ajmer, vous avez fait une folie. Je vous laisse le choix : ou vous reconnaissez immédiatement ce que vous avez fait et vous m'aidez à sauvez ce qui peut encore l'être, ou vous me prouvez que je me trompe, malgré les preuves que j'ai du contraire. Si c'est bien le cas, je vous ferai des excuses et je vous accorderai réparation, mais si vous me faites perdre un temps précieux à tenter de vous disculper alors que vous êtes coupable, n'espérez aucune sorte de clémence, ni pour vous, ni pour votre maison. Je précise qu'ici, vous pouvez parler sans aucune crainte d'être entendu par ceux qui vous manipulent. Décidez-vous maintenant.

Tiré de son lit au plus profond de la nuit, mis en présence d'accusateurs manifestement sûrs d'eux, incapable de rassembler la force morale nécessaire à soutenir un mensonge dans de telles circonstances, Ajmer ne tenta même pas de se défendre. Il tomba à genoux sur le sol et fit la seule chose sensée :

- J'ai trahi l'Empire et Votre Seigneurie. Puisse ma faute ne pas retomber sur ma Maison mais sur moi seul.

- Si vous coopérez totalement, vous avez ma parole que votre Maison n'aura pas à pâtir de votre forfaiture. Pour ce qui est de votre vie, elle dépend directement de celle de Maître Tannder. Le plus simple serait que vous vous soumettiez volontairement à un sondage mental de la part de Maître Aïn et Maître Subadar. Cela peut se faire sans votre consentement, mais les résultats seront meilleurs si vous ne vous y opposez pas. Acceptez-vous ?

Il acceptait et fut immédiatement emmené dans la petite salle où le sondage allait être effectué.


 

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